MasukLivia ferma brièvement les yeux, tentant de calmer les battements désordonnés de son cœur. Ses doigts s’attardaient sur la poignée froide de la porte de la salle de réunion, hésitants. Elle inspira profondément et toqua, un geste timide mais résolu.
— Entrez, lança une voix grave de l’autre côté, légèrement teintée d’impatience.
Elle s’exécuta et poussa la porte avec précaution. Un parfum subtil de cuir et de bois ciré enveloppait la pièce spacieuse. De grandes baies vitrées inondaient l’espace de lumière et offraient une vue à couper le souffle sur Paris, mais Livia n’eut pas le temps de s’en imprégner. Ses yeux s’accrochèrent aussitôt à la silhouette qui dominait l’endroit, assise à l’extrémité d’une longue table en verre.
L’homme de l’ascenseur.
Il la fixait, ses mains jointes sous son menton, ses yeux sombres semblant sonder chaque recoin de son âme. Une intensité glaciale, presque tangible, émanait de lui, amplifiant l’impression de malaise qui l’envahissait.
— Mademoiselle Moreau, je présume ?
Sa voix grave vibrait dans l’air, posée mais d’une autorité qui ne souffrait aucun doute.
— Oui… Bonjour, monsieur, répondit-elle avec un léger tremblement dans la voix.
Elle s’avança et prit place, tâchant de conserver une posture droite malgré la tension qui raidissait ses épaules. Son regard croisa brièvement celui de l’homme avant qu’elle ne le détourne, sentant ses joues s’échauffer sous la pression.
— Savez-vous à qui vous avez affaire ? demanda-t-il soudainement.
Livia se redressa, prise au dépourvu par la question.
— Vous êtes… Monsieur Valcourt, le PDG.
Un sourire imperceptible effleura ses lèvres, mais ses yeux restaient froids.
— Correct. Et savez-vous ce que cela implique ?
Elle fronça légèrement les sourcils.
— J’imagine… un haut niveau d’exigence, répondit-elle, tentant de masquer le frisson qui lui parcourait l’échine.
— Pas seulement. Cela implique une pression constante, des attentes démesurées, et la capacité à survivre dans un environnement où la faiblesse ne pardonne pas.
Il s’adossa à son fauteuil, croisant ses bras dans un mouvement calculé qui amplifiait son aura intimidante.
— Alors dites-moi… Pourquoi vous, et pas une autre ?
Elle sentit la chaleur lui monter au visage. Un instant, ses yeux se baissèrent avant qu’elle ne les relève, plantant son regard dans celui de Raphaël avec une détermination fragile mais sincère.
— Parce que je suis capable d’encaisser. J’ai appris à rester debout, même lorsque le monde autour de moi s’effondre.
Un silence lourd s’abattit sur la pièce. Les lèvres de Raphaël s’étirèrent légèrement en un sourire énigmatique, mais la froideur dans ses yeux persistait.
— Intéressant, murmura-t-il.
Dans un coin de la pièce, Céline, une femme élégante d’une trentaine d’années, assistait à l’échange avec un air faussement neutre. Livia sentit son regard peser sur elle comme une lame prête à frapper. Céline, l’assistante principale de Raphaël, laissait transparaître une pointe d’agacement.
— Elle ne tiendra pas une semaine, glissa-t-elle pour elle-même, son sourire condescendant à peine voilé.
Le regard de Raphaël se tourna vers elle, perçant.
— Vous avez quelque chose à dire, Céline ?
— Non, monsieur, répondit-elle, forcée d’adopter un sourire professionnel.
— Parfait.
Il reporta son attention sur Livia.
— Je vous engage. Mais sachez une chose : ce poste n’est pas pour les âmes fragiles. Survivez… ou partez.
Livia se redressa, la gorge nouée mais l’esprit en feu. Elle hocha la tête.
— Merci, monsieur. Je ne vous décevrai pas.
— Nous verrons.
Elle se leva, ses mains crispées sur son sac, et quitta la salle. En franchissant la porte, un murmure retint son attention. La voix d’un cadre, jusque-là resté en retrait, résonna dans le couloir.
— Elle ne tiendra pas une semaine. Surtout avec ce qu’il prépare…
Un frisson glacé remonta la colonne vertébrale de Livia. Ses doigts serrèrent la sangle de son sac alors qu’une seule pensée s’imposait à elle : Qu’est-ce qu’il prépare ?
Le matin se leva sans effort, comme un drap bien tiré sur un lit. La lumière glissa par les volets bleus, caressa la table de la cuisine et les dessins aimantés sur le frigo — un lac vert au feutre, un arbre avec trois rubans, une famille à quatre sous une pluie de confettis jaunes. Sur le rebord de la fenêtre, un nichoir en bois où, l’été, les mésanges faisaient la queue à l’aube, avait remplacé depuis longtemps la vieille caméra qui autrefois surveillait, toute pupille.— Pancakes en approche, annonça Raphaël, maniant la poêle comme un musicien sa baguette.— Avec des pommes ! réclama Élina, la petite, cheveux bouclés, pyjama à pois, quatre ans et demi qui croyaient déjà en avoir huit.— Avec des pommes, confirma Livia en épluchant deux reinettes du jardin. On écoute la cheffe.Anna entra en glissant sur ses chaussettes, désormais grande — huit ans, les dents de devant conquérantes, la couronne de papier devenue un diadème discret dans les gestes. Elle posa sur la table une envelopp
Le jour s’était levé dans une clarté nouvelle, comme si l’air lui-même avait décidé de se délester de son poids. Au loin, le lac brillait d’un éclat tranquille, mais dans la maison, une agitation douce régnait. Des cartons ouverts, des draps pliés, des rires étouffés entre deux brassées d’objets.Livia ferma une boîte et colla dessus, en lettres larges : Chambre — souvenirs. Elle resta un instant immobile, le marqueur dans la main, ses yeux fixés sur ce mot qui pesait. Souvenirs. Elle inspira profondément, posa le feutre et caressa son ventre qui s’arrondissait peu à peu.Raphaël entra, une pile de livres dans les bras.— Tu bloques ? demanda-t-il.— Non… enfin si. C’est étrange de mettre sa vie dans des cartons.Il posa les livres, s’assit à côté d’elle.— Ce ne sont pas des chaînes. Juste… des traces.— Parfois, les traces font mal, souffla-t-elle.Il glissa sa main dans la sienne.— Alors on décide lesquelles garder, et lesquelles enterrer.Elle leva vers lui un regard sérieux.— T
La nuit s’était installée, dense, compacte, sans lune. Le silence du lac semblait plus lourd que d’habitude, comme si l’eau retenait sa respiration. Dans la chambre, Livia bougeait, prisonnière de ses draps. Raphaël, éveillé à demi, l’entendait gémir doucement, mais il n’osait pas encore la réveiller. Son corps parlait avec une intensité qui disait que le rêve était plus fort que la réalité.Dans son sommeil, Livia avançait dans un couloir qu’elle connaissait trop bien. Les murs de l’ancienne maison familiale, fissurés, s’allongeaient sans fin. Au bout, une porte entrouverte. Une lumière étrange passait par l’interstice, comme un reflet d’argent. Elle s’approcha, le cœur battant.En poussant la porte, elle découvrit une pièce vide, sauf… un miroir brisé, immense, posé contre le mur. Les morceaux reflétaient mille éclats d’elle-même : un visage en larmes, un autre souriant, un troisième glacé. Tous ces éclats semblaient lui parler à la fois, mais dans un brouhaha confus.Et puis, derri
Le matin avait posé sur le lac une lumière pâle, presque grise, qui rendait tout plus net. Dans la cuisine, le bol d’Anna fumait, et Livia comptait machinalement les gorgées. Raphaël ouvrait et fermait des tiroirs à la recherche d’un tournevis — depuis la veille, l’idée d’installer une caméra lui trottait comme un moustique derrière l’oreille.— Tu veux la visser où ? demanda Livia.— Sous l’avancée du toit. Vue sur le portail, le saule et la boîte aux lettres.— Bien. Je m’occupe de l’alimentation. Et après, on va au marché. On avait promis des pommes à « Oui ».Anna releva la tête, moustache de chocolat:— Et on achète des bonbons ?— Sous surveillance parentale, trancha Livia avec un sourire.On frappa trois coups, espacés, sur la porte. Pas le facteur. Pas un voisin. Un code sans être un code.Raphaël jeta un coup d’œil par l’œilleton, eut un souffle d’incrédulité.— Victor.Livia sentit son cœur accélérer, pas de peur, de mouvement. Elle ouvrit. Victor était là, un sac de toile s
Le matin avait cette clarté d’après-orage : un ciel lavé, des flaques encore brillantes, et un silence étrange qui collait à la peau. Livia descendit la première, la main déjà sur son ventre, par réflexe. Raphaël préparait le café — il en avait pris l’habitude même si elle n’en buvait plus. Sur la table, la boîte en métal. À l’intérieur, la photo granuleuse, la feuille pliée. Ils n’avaient pas rouvert, pas osé. Mais l’ombre veillait.— Tu as mal dormi, dit-elle doucement.— Je n’ai pas dormi du tout, répondit-il sans se retourner. Je n’arrive pas à enlever cette phrase de ma tête. « Les cendres parlent. »Elle s’approcha, posa ses bras autour de lui.— C’est leur but. Te ronger. Nous ronger.Il hocha la tête, mais ses yeux restaient fixes, loin.— Livia, je veux comprendre. Je veux savoir qui. Pas juste une ombre. Un nom. Un visage.— Alors on cherche. Mais à notre façon. Pas comme avant. Pas en courant derrière le feu.Ils prirent rendez-vous avec Mireille l’après-midi même. Dans le
Le soir tombait en douceur. Le lac avait gardé sur sa peau les traces de soleil, longues traînées d’or que le vent effilochait. Ils avaient rangé la serviette, refermé le panier. Anna, fatiguée de son royaume d’herbe et de cailloux « gentils », somnolait sur l’épaule de Raphaël. Livia marchait à côté, une main sur son ventre, l’autre tenant la petite sandale oubliée.— Elle dort ? chuchota-t-elle.— À moitié, répondit Raphaël. Le genre de sommeil qui écoute encore ses parents.— Tant mieux. J’ai envie de lui raconter le lac quand on sera à la maison.Ils prirent le sentier des saules. Le ruban bleu du pommier « Oui » dansa quand ils passèrent devant la clôture. Livia sourit, leva la main vers le nœud.— Tu tiens bon, toi, murmur







