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Livia Moreau serra la poignée de sa valise cabossée, ses doigts blanchis par la tension. Elle inspira profondément, le cœur battant à tout rompre. Paris. La ville des lumières, des rêves et des illusions. Peut-être l’endroit où elle réussirait enfin à laisser derrière elle les ombres qui la poursuivaient depuis trop longtemps.
Elle leva les yeux vers l’imposant immeuble qui s’élevait devant elle. Valcourt Industries. Ses façades de verre et d’acier griffaient le ciel, froides et majestueuses, comme pour rappeler à chaque visiteur que ce monde-là n’était pas fait pour les faibles.
Pas aujourd’hui, Livia. Aujourd’hui, tu seras forte.
Elle repoussa une mèche brune échappée de son chignon et franchit les lourdes portes automatiques. À l’intérieur, l’agitation régnait. Des hommes et des femmes en tailleurs impeccables circulaient d’un pas rapide, leurs yeux rivés sur des écrans, leurs lèvres murmurant chiffres, ordres et secrets.
Elle sentit son pouls accélérer alors qu’elle s’avançait vers la banque d’accueil.
— Bonjour… Moreau. Livia Moreau. J’ai rendez-vous pour un entretien au 45ᵉ étage, dit-elle, d’une voix qui trahissait légèrement son trouble.
La réceptionniste, tirée à quatre épingles, leva un sourcil parfait, puis hocha la tête sans un mot.
— Ascenseur C. Cinquième porte à droite en sortant.
Livia esquissa un sourire crispé, la remercia et se dirigea vers l’ascenseur désigné. Dès que les portes se refermèrent derrière elle, elle laissa échapper un souffle tremblant.
Tu peux le faire. Ce n’est qu’un entretien. Respire.
Elle appuya sur le bouton du 45ᵉ étage. La cabine s’ébranla dans un silence feutré.
À mi-parcours, un léger signal sonore retentit. Les portes coulissèrent et un homme entra.
Livia sentit l’air se raréfier autour d’elle.
Grand, silhouette athlétique, il portait un costume sombre à la coupe impeccable qui soulignait des épaules larges et une prestance presque intimidante. Ses cheveux châtains, soigneusement coiffés mais légèrement désordonnés par une mèche rebelle, contrastaient avec l’aura de contrôle qui émanait de lui. Mais ce furent ses yeux qui la figèrent sur place : deux abîmes sombres, profonds et glacials, fixés sur elle avec une intensité déstabilisante.
Un frisson lui parcourut la nuque. Pourquoi avait-elle cette sensation étrange… comme si elle venait d’être passée au crible ?
Elle baissa aussitôt les yeux, se recroquevillant légèrement comme pour disparaître. L’homme ne prononça pas un mot, mais la tension qui émanait de lui emplissait tout l’espace exigu. Ses traits ciselés semblaient sculptés dans la pierre, et la froideur de son expression avait des allures d’avertissement silencieux : N’approche pas.
Livia déglutit avec peine, fixant obstinément la moquette. Le silence pesait lourd, presque suffocant.
Pourquoi ce simple échange de regards me bouleverse-t-il autant ?
Un “ding” la tira brusquement de ses pensées. Le 45ᵉ étage. Les portes s’ouvrirent dans un léger souffle d’air.
— Pardon… souffla-t-elle, se précipitant vers la sortie.
Dans sa hâte, son talon accrocha la moquette. Elle vacilla, le cœur bondissant dans sa poitrine. Les dossiers qu’elle tenait glissèrent de ses bras et s’éparpillèrent au sol, une pluie de feuilles qui alla se loger jusque sous les chaussures parfaitement cirées de l’homme.
Rouge de honte, elle s’agenouilla pour ramasser les papiers en désordre.
— Je… je suis désolée… balbutia-t-elle.
Un silence. Puis une voix grave, profonde, qui vibra à ses oreilles :
— Vous êtes déjà en train d’échouer… avant même d’avoir commencé.
Livia releva la tête d’un coup, ses yeux écarquillés.
Il la fixait de haut, ses traits figés dans une expression indéchiffrable. Et à cet instant précis, une certitude glaçante s’imposa à elle : cet homme serait soit le tremplin qui la sauverait… soit le plus grand danger qu’elle aurait jamais affronté.
Le matin se leva sans effort, comme un drap bien tiré sur un lit. La lumière glissa par les volets bleus, caressa la table de la cuisine et les dessins aimantés sur le frigo — un lac vert au feutre, un arbre avec trois rubans, une famille à quatre sous une pluie de confettis jaunes. Sur le rebord de la fenêtre, un nichoir en bois où, l’été, les mésanges faisaient la queue à l’aube, avait remplacé depuis longtemps la vieille caméra qui autrefois surveillait, toute pupille.— Pancakes en approche, annonça Raphaël, maniant la poêle comme un musicien sa baguette.— Avec des pommes ! réclama Élina, la petite, cheveux bouclés, pyjama à pois, quatre ans et demi qui croyaient déjà en avoir huit.— Avec des pommes, confirma Livia en épluchant deux reinettes du jardin. On écoute la cheffe.Anna entra en glissant sur ses chaussettes, désormais grande — huit ans, les dents de devant conquérantes, la couronne de papier devenue un diadème discret dans les gestes. Elle posa sur la table une envelopp
Le jour s’était levé dans une clarté nouvelle, comme si l’air lui-même avait décidé de se délester de son poids. Au loin, le lac brillait d’un éclat tranquille, mais dans la maison, une agitation douce régnait. Des cartons ouverts, des draps pliés, des rires étouffés entre deux brassées d’objets.Livia ferma une boîte et colla dessus, en lettres larges : Chambre — souvenirs. Elle resta un instant immobile, le marqueur dans la main, ses yeux fixés sur ce mot qui pesait. Souvenirs. Elle inspira profondément, posa le feutre et caressa son ventre qui s’arrondissait peu à peu.Raphaël entra, une pile de livres dans les bras.— Tu bloques ? demanda-t-il.— Non… enfin si. C’est étrange de mettre sa vie dans des cartons.Il posa les livres, s’assit à côté d’elle.— Ce ne sont pas des chaînes. Juste… des traces.— Parfois, les traces font mal, souffla-t-elle.Il glissa sa main dans la sienne.— Alors on décide lesquelles garder, et lesquelles enterrer.Elle leva vers lui un regard sérieux.— T
La nuit s’était installée, dense, compacte, sans lune. Le silence du lac semblait plus lourd que d’habitude, comme si l’eau retenait sa respiration. Dans la chambre, Livia bougeait, prisonnière de ses draps. Raphaël, éveillé à demi, l’entendait gémir doucement, mais il n’osait pas encore la réveiller. Son corps parlait avec une intensité qui disait que le rêve était plus fort que la réalité.Dans son sommeil, Livia avançait dans un couloir qu’elle connaissait trop bien. Les murs de l’ancienne maison familiale, fissurés, s’allongeaient sans fin. Au bout, une porte entrouverte. Une lumière étrange passait par l’interstice, comme un reflet d’argent. Elle s’approcha, le cœur battant.En poussant la porte, elle découvrit une pièce vide, sauf… un miroir brisé, immense, posé contre le mur. Les morceaux reflétaient mille éclats d’elle-même : un visage en larmes, un autre souriant, un troisième glacé. Tous ces éclats semblaient lui parler à la fois, mais dans un brouhaha confus.Et puis, derri
Le matin avait posé sur le lac une lumière pâle, presque grise, qui rendait tout plus net. Dans la cuisine, le bol d’Anna fumait, et Livia comptait machinalement les gorgées. Raphaël ouvrait et fermait des tiroirs à la recherche d’un tournevis — depuis la veille, l’idée d’installer une caméra lui trottait comme un moustique derrière l’oreille.— Tu veux la visser où ? demanda Livia.— Sous l’avancée du toit. Vue sur le portail, le saule et la boîte aux lettres.— Bien. Je m’occupe de l’alimentation. Et après, on va au marché. On avait promis des pommes à « Oui ».Anna releva la tête, moustache de chocolat:— Et on achète des bonbons ?— Sous surveillance parentale, trancha Livia avec un sourire.On frappa trois coups, espacés, sur la porte. Pas le facteur. Pas un voisin. Un code sans être un code.Raphaël jeta un coup d’œil par l’œilleton, eut un souffle d’incrédulité.— Victor.Livia sentit son cœur accélérer, pas de peur, de mouvement. Elle ouvrit. Victor était là, un sac de toile s
Le matin avait cette clarté d’après-orage : un ciel lavé, des flaques encore brillantes, et un silence étrange qui collait à la peau. Livia descendit la première, la main déjà sur son ventre, par réflexe. Raphaël préparait le café — il en avait pris l’habitude même si elle n’en buvait plus. Sur la table, la boîte en métal. À l’intérieur, la photo granuleuse, la feuille pliée. Ils n’avaient pas rouvert, pas osé. Mais l’ombre veillait.— Tu as mal dormi, dit-elle doucement.— Je n’ai pas dormi du tout, répondit-il sans se retourner. Je n’arrive pas à enlever cette phrase de ma tête. « Les cendres parlent. »Elle s’approcha, posa ses bras autour de lui.— C’est leur but. Te ronger. Nous ronger.Il hocha la tête, mais ses yeux restaient fixes, loin.— Livia, je veux comprendre. Je veux savoir qui. Pas juste une ombre. Un nom. Un visage.— Alors on cherche. Mais à notre façon. Pas comme avant. Pas en courant derrière le feu.Ils prirent rendez-vous avec Mireille l’après-midi même. Dans le
Le soir tombait en douceur. Le lac avait gardé sur sa peau les traces de soleil, longues traînées d’or que le vent effilochait. Ils avaient rangé la serviette, refermé le panier. Anna, fatiguée de son royaume d’herbe et de cailloux « gentils », somnolait sur l’épaule de Raphaël. Livia marchait à côté, une main sur son ventre, l’autre tenant la petite sandale oubliée.— Elle dort ? chuchota-t-elle.— À moitié, répondit Raphaël. Le genre de sommeil qui écoute encore ses parents.— Tant mieux. J’ai envie de lui raconter le lac quand on sera à la maison.Ils prirent le sentier des saules. Le ruban bleu du pommier « Oui » dansa quand ils passèrent devant la clôture. Livia sourit, leva la main vers le nœud.— Tu tiens bon, toi, murmur







