L'odeur du café flottait dans la cuisine, mêlée à celle du pain grillé. Victoria était déjà installée à la table, les cheveux en bataille, emmitouflée dans une couverture trop grande. Elle tournait doucement sa cuillère dans sa tasse, l'air ailleurs. Je suis entrée quelques instants plus tard, encore en pyjama, les yeux mi-clos.
"C'est quoi ce silence ? T'as tué la cafetière ou tu médites sur l'existence ?"
"Je réfléchis," répondit Vic en haussant à peine les épaules. "C'est pas interdit."
J'ai esquissé un sourire en coin et me suis installée en face d'elle. Notre mère était partie la veille chez mon frère aîné pour la semaine. Elle avait dit vouloir "aider un peu avec les enfants". Une excuse simple, mais qui nous donnait l'espace dont nous avions besoin.
"Tu penses à tout ce bazar ? Les bruits, les rêves ?"
"Ouais. Et aussi au fait qu'on ne peut pas juste être normales deux secondes. J'ai envie d'un jour sans fantômes. Tu crois que c'est trop demander ?"
J'ai ri doucement. "Viens, on fait un pacte. Aujourd'hui, pas de Ouija, pas de questions existentielles."
"Pas d'appels mystiques ?"
"Nope. Juste pancakes et films débiles."
Un silence complice s'installa. Je me suis levée, j'ai attrapé une poêle, et j'ai déclaré avec une fausse solennité. "Par le pouvoir qui m'est conféré par le Saint Sirop d'Érable, je déclare cette journée libre de toute malédiction !"
"Amen," répondit Vic en souriant enfin.
Le soleil déclinait lentement, teintant le ciel d'or pâle et d'orange. Après quelques films, nous avons décidé d'aller nous promener. Victoria avançait un peu devant, mains dans les poches, son manteau entrouvert flottant dans la brise. Je la suivais, les bras croisés, le regard vagabond sur les feuilles craquant sous nos pas. C'était rare, ces moments sans tension.
"Tu te souviens quand on venait ici petites ?" demanda Vic sans se retourner.
J'ai souri. "Ouais. T'étais la seule gosse qui voulait grimper aux arbres pour 'parler aux anges'."
"J'étais visionnaire, c'est tout," se défendit-elle.
"T'étais bizarre, surtout," ai-je ricané.
Victoria se tourna vers moi, faussement outrée. "Et toi, tu faisais quoi ? Tu collectionnais des cailloux 'qui avaient une âme'."
"Touchée." Un moment passa.
Puis Vic s'arrêta et s'assit sur un vieux tronc couché, regardant le paysage. Le silence était paisible, presque trop.
Un bruissement d'ailes fit lever nos têtes. Une colombe blanche se posa sur une branche voisine. Elle nous observa, immobile, comme si elle attendait quelque chose. À l'autre bout du sentier, presque en miroir, un corbeau s'était posé à son tour, le plumage sombre contrastant avec la lumière dorée du soir. Ils restèrent là, en équilibre, comme deux gardiens qui nous jaugeaient.
"Tu vois ça ?" chuchota Victoria.
"Ouais. On dirait... je sais pas. Un signe ?"
La colombe s'envola la première, dans un mouvement doux. Le corbeau la suivit, plongeant dans la forêt. Leurs silhouettes disparurent, mais la tension resta.
Vic inspira profondément, comme pour dissiper le malaise.
"Tu crois qu'on aurait pu, je sais pas, éviter tout ça ?" demanda-t-elle soudainement.
"Je crois pas. Même quand on faisait semblant que ça n'existait pas, ça frappait quand même à la porte." Victoria tourna la tête vers moi.
"Tu regrettes ?"
"Pas d'avoir aidé ces filles, non. Mais j'ai peur."
Un silence plus profond s'installa. Les oiseaux se turent, comme si la forêt elle-même nous écoutait.
"Je crois qu'on est plus fortes ensemble," dit doucement Victoria. J'ai hoché la tête.
Nous sommes restées là encore quelques minutes, à regarder le vent jouer avec les feuilles. Puis, sans un mot, nous avons fait demi-tour.
De retour à la maison, nous nous sommes installées au salon avec une tasse de thé. La pièce baignait dans une lueur chaude, filtrée par les rideaux couleur ambre. Victoria, jambes croisées sous elle, tenait sa tasse à deux mains comme si elle absorbait chaque note de chaleur.
"T'as mis du miel dedans ?" ai-je demandé en plissant les yeux vers ma propre tasse.
"Un peu, ouais. Tu veux du citron aussi ?"
"Beurk. Non merci. On fait un thé, pas un remède de grand-mère."
Victoria esquissa un petit rire. C'était rare, léger, presque furtif. Un peu comme ce moment de calme, si fragile qu'on aurait pu le casser en parlant trop fort. Je me suis enfoncée un peu plus dans le canapé, mes doigts jouant avec l'ourlet de mon vieux t-shirt noir. Mon regard traînait sur la table basse, sur les coussins, sur tout ce qui pouvait éviter celui de ma sœur.
"Tu dors mieux ?" demanda Victoria sans me regarder.
"Pas pire."
"Donc mal."
"Voilà." Silence. Pas hostile, juste là.
"Et toi ?" ai-je ajouté.
"J'ai rêvé d'un jardin cette nuit. Un grand, avec des cyprès et des pierres blanches."
"Très original," ai-je souri. "Moi c'était des murs noirs et des yeux rouges. On échange ?" Victoria haussa les épaules, amusée. Elle n'était pas méchante, juste trop réaliste pour son propre bien.
Nous avons bu en même temps, comme un réflexe qu'aucune de nous n'avait remarqué.
"Tu crois qu'on est maudites ?" ai-je soufflé après un moment.
"Non. Mais peut-être qu'on a été choisies."
J'ai tourné enfin les yeux vers elle. Il y avait quelque chose de sincère dans cette idée. Un espoir, peut-être. Ou une illusion bien habillée.
"Il faudrait qu'ils choisissent mieux leurs candidats," ai-je marmonné.
"On est deux. C'est peut-être justement pour ça." Encore un silence. Plus doux cette fois.
Victoria se leva pour allumer une bougie sur la bibliothèque. Une odeur de bois vanillé se diffusa dans la pièce. La flamme vacilla un instant, sans courant d'air.
"Tu l'as vu ?" ai-je demandé.
Victoria hocha la tête. Pas besoin d'en dire plus. Il y avait eu quelque chose. Un frisson dans l'air, une présence brève, rien de menaçant. Juste un rappel. Mais nous avons choisi de l'ignorer, ce soir. Juste ce soir.
"Tu veux qu'on regarde un film ?" proposa Victoria.
"Si tu dis 'horreur ou paranormal', je jure que je pars."
"Comédie romantique ?"
"Je préfère encore un film d'horreur." Et nous avons ri. Vraiment. Le genre de rire qui fait du bien.
Le film tournait en fond, mais aucune de nous ne suivait vraiment l'intrigue. Victoria s'était lovée dans un coin du canapé, les yeux à moitié fermés. Moi, je feuilletais paresseusement un vieux magazine.
Soudain, sans un bruit, la flamme de la bougie s'étira vers le plafond, devenant une fine ligne de lumière dorée. En même temps, une ombre se détacha du fond de la pièce, une masse noire qui se tordait comme une fumée. Les deux formes flottèrent un instant dans les airs, l'une au-dessus de la table, l'autre à côté de la cheminée.
Nous nous sommes redressées en même temps, le souffle coupé. Les deux formes s'animèrent, se condensèrent, et se transformèrent lentement en deux livres. Ils s'abaissèrent avec douceur, et se posèrent sur la table basse, l'un en face de l'autre.
Le premier était un carnet à la couverture de cuir clair, gravée d'un symbole solaire. Il dégageait une douce chaleur. L'autre, une couverture de cuir noir, avec un symbole en spirale inversée. Il était froid au toucher.
Au milieu, comme sorti de l'ombre de la pièce, un troisième livre apparut. Plus fin que les autres, avec une couverture en pierre noire et blanche veinée de rouge. Il ne dégageait ni froid ni chaleur. Il était simplement là. Immobile.
Victoria posa la main sur le carnet blanc. Il réagit, comme s'il reconnaissait sa présence. Moi, j'ai touché le noir. Il vibra faiblement sous mes doigts. Mais le grimoire central resta immobile.
"Celui-là est différent," ai-je murmuré.
"Il est pour plus tard. Il nous regarde, mais ne nous appelle pas encore."
Nous avons pris chacune notre carnet, le serrant comme s'il faisait partie de nous. Pas besoin de le lire ce soir. Nous savions que quelque chose avait commencé. Une ligne venait d'être franchie, pas par peur, mais par destin.
La maison était silencieuse.
Je suis retournée me coucher, le grimoire noir posé sur ma table de chevet, fermé, comme s'il dormait aussi. Victoria, dans la chambre juste en dessous, avait fait de même, tenant encore quelques instants le carnet blanc contre elle, avant de le poser doucement près de son oreiller.
Du point de vue de Victoria
Nous avons pris chacune notre carnet, le serrant comme s'il faisait partie de nous. Pas besoin de le lire ce soir. Nous savions que quelque chose avait commencé. Une ligne venait d'être franchie, pas par peur, mais par destin.
La maison était silencieuse.
Kate était retournée se coucher, le grimoire noir posé sur sa table de chevet, fermé, comme s'il dormait aussi. Moi, dans ma chambre voisine, j'ai fait de même, tenant encore quelques instants le carnet blanc contre moi, avant de le poser doucement près de mon oreiller.
Le rêve de Victoria
J'étais dans un champ, baigné d'une lumière dorée. Les herbes ondulaient doucement, comme mues par une respiration ancienne. Au loin, une silhouette vêtue de blanc m'attendait. Un visage indéfini, mais familier. Pas effrayant. Pas imposant. Juste calme.
Autour de moi flottaient des mots que je ne comprenais pas, des prières anciennes, comme des souvenirs de quelqu'un d'autre. Une colombe blanche tourna au-dessus de ma tête, avant de disparaître dans le ciel. Puis, la silhouette leva la main. Un papillon lumineux sortit de sa paume, vint se poser sur mon front. Et tout devint blanc.
Du point de vue de Kate
Je marchais pieds nus dans une forêt sombre, mais vivante. Les arbres murmuraient, comme s'ils parlaient entre eux. Il ne faisait pas froid. Juste profond.
Au centre d'une clairière, un trône de pierre. Dessus, une femme aux longs cheveux d'encre, les yeux cachés derrière un voile noir.
"Tu n'es pas perdue," dit-elle sans bouger les lèvres. "Tu es née pour voir ce que d'autres refusent de regarder."
Autour de moi, des corbeaux me suivaient, comme des gardiens silencieux. Un seul croassa. Puis le trône s'effondra en silence. Et tout devint noir.
Au petit matin, nous nous sommes éveillées en même temps. Nos grimoires respectifs, posés la veille, étaient ouverts sur une page précise. Une page que nous n'avions jamais lue. Une page que nous n'avions jamais ouverte nous-mêmes.
Chacune des pages contenait un symbole, presque vivant, et une phrase.
Page de Victoria (Grimoire du Porteur de Lumière) :
« Le cœur qui éclaire sans juger est un cœur capable de guérir ce qui a été brisé. » — Initiation : Niveau 1, Lien de Confiance établi.Page de Kate (Grimoire du Porteur d'Ombre) :
« C'est en regardant l'ombre sans fuir qu'on apprend à dompter ce qu'elle murmure. » — Initiation : Niveau 1, Lien d'Acceptation établi.Nous avons chacune touché la page avec des doigts tremblants. Et, au même moment, un symbole lumineux apparut dans notre paume, comme une marque brûlante, différente pour chacune. Nous ne comprenions pas encore tout ce que cela impliquait.
Mais ce matin-là, nous avons compris une chose : notre lien avec nos pouvoirs venait d'être scellé.
.....
(1800 mots)
Mardi:Ce matin-là commençait de manière ordinaire. La lumière du soleil matinale se frayait un chemin à travers les rideaux, et l'odeur du café fraîchement préparé par Vic était omniprésente dans la cuisine. Emma était déjà à table, tartinant du pain avec de la confiture."Bon, sérieux, tu veux du pain avec ta confiture ou c’est le contraire?" dis-je, amusée.Elle haussait les épaules. "On est en vacances, il faut en profiter."Vic leva les yeux au ciel en déposant les tasses fumantes sur la table.Alors que j’approchai ma main de la table pour prendre le sucre, mon symbole, le croissant de lune, réapparut tout à coup, l’espace d’un instant. J’enlevai ma main rapidement, priant pour qu’Emma n’ait rien vu.Mais elle plissa les sourcils. "Vous avez vu ça?" demanda-t-elle, les yeux rivés à la table."Vu quoi?" répondis-je, un peu trop vite sans doute.
On passa une bonne journée toutes les trois. Je ne dis rien à Victoria pour la dispute avec maman. Ça ne sert à rien de toute façon, puis Rose a accepté de m'aider pour payer les courses de cette semaine. Le soir, on décida de regarder un film. On s'est installées sur le canapé, Victoria au milieu, Emma d'un côté et moi de l'autre. Le film était un drame romantique.Soudain, le film s'est mis à saccader. Les images se sont figées, le son a disparu, et l'écran est devenu gris. "Le film est tellement ennuyeux qu'il a cassé la télé ?" lança Emma, en riant."Ha ha, très drôle," répondit Victoria, sarcastiquement. On a essayé d'éteindre et de rallumer, de débrancher, mais rien à faire. La télévision est restée éteinte."Peut-être qu'il est temps d'aller dormir," ai-je
PDV de VictoriaJe me suis réveillée avec la sensation d'un doux sable chaud sous mes pieds. C'était l'aube, et le soleil qui se levait inondait la plage d'une lueur dorée. Un homme était assis devant moi, le dos tourné, regardant l'horizon. Ses épaules larges et la façon dont ses cheveux blonds, illuminés par le soleil, tombaient sur sa nuque me donnaient un sentiment de sécurité et de paix. Je me suis avancée, mon cœur battant doucement, comme le bruit des vagues. Quand il s'est tourné, il a souri. Il avait des yeux d'un bleu clair et un sourire rassurant."On se revoit," a-t-il dit."On se connaît?" ai-je demandé, surprise."Pas encore. Mais on se connaîtra. Notre lien est en train de se
Je finis par m'endormir, juste pour tomber dans un nouveau rêve, ou peut-être plus un cauchemar. J'étais dans une sorte de forêt. Tout y était si sombre que l'ambiance était presque suffocante. Je ne savais pas où j'allais, je marchais juste tout droit. De toute façon, il faisait trop noir pour savoir où j'étais, et encore moins où j'allais.Au bout de quelques minutes à marcher sans but, j'arrive dans une clairière. Bizarrement, elle est parsemée de fleurs rouges, et ces fleurs semblent éclairer l'endroit. Pour une raison inconnue, je m'arrête net au milieu de cette clairière. C'est comme si je ne contrôlais pas mon propre corps. Une lumière rouge apparaît d'un coup devant moi. Plus elle s'approche, plus je remarque que ce n'est pas une simple lumière : ce sont des yeux.Ils se rapprochent lentement de moi. Les yeux q
La maison semblait plus calme depuis quelques jours. Un calme trompeur. Le silence s'était installé partout, si épais qu'il me donnait l'impression d'être prisonnière d'une bulle étouffante. Même Victoria, d'ordinaire rassurante, parlait moins. Comme si elle craignait que ses mots suffisent à réveiller ce que nous tentions d'oublier.Mais il y avait une vérité à laquelle je ne pouvais plus échapper : nous n'avions pas rêvé. Pas inventé. Pas exagéré. Quelque chose vivait ici, et nous en faisions désormais partie.Cet après-midi-là, nous allions monter au grenier pour ranger le troisième grimoire. Ni elle ni moi n'osions le laisser traîner. Ce livre avait une présence trop forte, trop lourde, pour qu'on le considère comme un simple objet."On le cache dans la viell
L'odeur du café flottait dans la cuisine, mêlée à celle du pain grillé. Victoria était déjà installée à la table, les cheveux en bataille, emmitouflée dans une couverture trop grande. Elle tournait doucement sa cuillère dans sa tasse, l'air ailleurs. Je suis entrée quelques instants plus tard, encore en pyjama, les yeux mi-clos."C'est quoi ce silence ? T'as tué la cafetière ou tu médites sur l'existence ?""Je réfléchis," répondit Vic en haussant à peine les épaules. "C'est pas interdit."J'ai esquissé un sourire en coin et me suis installée en face d'elle. Notre mère était partie la veille chez mon frère aîné pour la semaine. Elle avait dit vouloir "aider un peu avec les enfants". Une excuse simple, mais qui nous donnait l'espace dont nous avions besoin."Tu penses à tout ce bazar ? Les bruits, les rêves ?""Ouais. Et aussi au fait qu'on ne peut pas juste être normales deux secondes. J'ai envie d'un jour sans fantômes. Tu crois que c'est trop demander ?"J'ai ri doucement. "Viens, o