Nathan
Le bruit sec des talons résonne contre le sol de marbre. Je lève les yeux de mon écran. Sophia. Toujours impeccable, tirée à quatre épingles dans son tailleur beige, le regard déterminé de celle qui sait déjà ce qu’elle veut obtenir. Et elle l’obtiendra, comme toujours.
Je me cale contre le dossier de mon fauteuil en cuir, mon royaume, mon empire, cette tour de verre qui domine la ville. Ici, tout m’appartient. Les décisions. Le temps. Les gens.
Je suis Nathan Levasseur, et rien ni personne ne me résiste.
« Tu rentres tôt ce soir ? » demande-t-elle, faussement légère.
Je fronce les sourcils. Tôt n’existe pas dans mon vocabulaire.
« J’ai un dîner d’affaires. »
« Tu avais promis… » souffle-t-elle.
La promesse. Ce mot qui se brise dès qu’il sort de sa bouche. Je n’ai jamais eu le temps pour ça. Pas maintenant. Pas avec tout ce que je construis.
« Ce contrat est essentiel, Sophia. »
Elle se raidit. « Je sais. Tout est toujours essentiel, sauf moi. »
Je n’ai pas le temps de m’attarder. Les chiffres défilent dans ma tête, les projets s’enchaînent. Mon regard glisse vers Léa, en retrait, carnet à la main, silhouette discrète dans son tailleur gris perle. Efficace. Silencieuse. Parfaite dans son rôle d’ombre.
« Léa, annule mon déjeuner de demain. Priorité au rendez-vous avec les investisseurs. »
Elle hoche la tête sans un mot. Je ne sais même plus depuis combien de temps elle travaille pour moi. Trois ans ? Quatre ? Elle est là, toujours là. Et je n’y prête jamais attention. Pourquoi le ferais-je ? Elle fait partie du décor, un pion bien placé sur l’échiquier.
Sophia, elle, serre les poings.
« Tu n’es jamais là, Nathan. Jamais. On parle mariage mais tu ne vis déjà plus avec moi. »
Je soupire. « Tu exagères. »
« Vraiment ? » Sa voix tremble. « Le traiteur m’a appelée. Tu devais valider les menus. Tu sais quand ? La semaine dernière. »
Je hausse les épaules. Un menu. Des fleurs. Des détails sans importance. Ce mariage, c’est la vitrine parfaite d’un homme parfait. Mais l’essentiel, c’est ce que je bâtis ici. Cet empire qui portera mon nom bien après moi.
« On en reparlera ce week-end. »
Elle rit. Un rire cassé, sans joie.
« Tu ne seras pas là ce week-end. Je le sais déjà. »
Je ne réponds pas. Parce qu’elle a raison. Je n’ai pas prévu d’être là. Pas pour elle. Pas pour nous.
Léa lève brièvement les yeux vers moi, croise mon regard, puis se détourne. Comme si elle avait honte d’assister à ça. Comme si elle, dans sa loyauté discrète, percevait ce que je refuse de voir : Sophia s’éloigne. Elle glisse, doucement, hors de ma portée.
Mais je me persuade que ce n’est rien. Qu’elle reviendra. Elles reviennent toujours.
Parce que je suis Nathan Levasseur. Et que tout le monde finit par plier.
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Le soir tombe sur la ville. Je contemple les lumières qui s’allument une à une au sommet des gratte-ciel. La sensation grisante du pouvoir pulse dans mes veines.
Mon portable vibre. Un message de Sophia : « Ne m’attends pas ce soir. Bonne chance pour ton dîner. »
Je souris. Elle joue à ça. Elle croit qu’elle peut m’atteindre. Mais ce n’est qu’un jeu. Et moi, je connais déjà l’issue.
Je me lève, ajuste ma veste. Derrière moi, Léa range les dossiers, méticuleuse.
« Rentrez, Léa. »
Elle sursaute presque. Ma voix claque dans l’air comme un ordre. Elle hoche la tête.
« Bonne soirée, Monsieur Levasseur. »
Elle disparaît sans un bruit. Pas un mot de plus. Pas une attente. C’est ce que j’apprécie chez elle : l’absence d’attente.
Je suis libre.
Libre de bâtir, de régner, de conquérir.
Libre de perdre.
Mais ça, je l’ignore encore.
Nathan
La salle de réunion est baignée de lumière crue. Autour de la table en acajou, ils sont là. Mes partenaires. Mes investisseurs. Tous pendus à mes lèvres. J’aime ce moment. Ce silence qui précède la victoire. Ce frisson qui parcourt l’échine quand on sait qu’on est le plus fort dans la pièce.
Adrien prend la parole, sûr de lui.
« Le projet Nova est un pari. Mais si quelqu’un peut le faire, c’est Nathan. »
Je laisse flotter un silence, puis j’appuie.
« Pas un pari. Une certitude. Dans un an, cette ville nous appartiendra. »
Les regards se croisent, approbateurs. J’enchaîne chiffres, projections, bénéfices. Le monde devient une équation que je maîtrise à la perfection.
Adrien me lance un sourire complice. On se connaît depuis la fac. Lui, plus diplomate. Moi, tranchant comme une lame. Et pourtant, il m’a suivi dans chaque folie.
À la fin, les mains se serrent. Les contrats se signent.
Je suis au sommet.
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Le soir tombe, encore. Et cette fois, je rentre.
Sophia est là, dans le salon. Parfaite. Trop parfaite. Sa robe tombe sur ses épaules comme une promesse qu’elle ne fera pas. Elle me regarde, mais je sens déjà la distance.
« Alors ? Tes investisseurs ? »
Je souris. « Sous contrôle. Le projet démarre. »
Elle hoche la tête. Je devrais lui dire ce que ça représente. Lui expliquer cette adrénaline qui me consume. Mais à quoi bon ? Elle ne comprend pas. Elle ne comprend plus.
« Le mariage… » souffle-t-elle. « Est-ce qu’on le veut encore, Nathan ? »
Je fronce les sourcils. « Pourquoi tu dis ça ? »
« Parce que j’ai l’impression de courir après un fantôme. »
Je la regarde. Vraiment. Pour la première fois depuis des semaines. Et je vois la peur. L’abandon. La solitude. Tout ce que je ne veux pas voir.
Alors je me lève. Je l’embrasse. Pas par amour. Par réflexe. Par devoir.
« Bien sûr qu’on le veut. Arrête de douter. »
Elle sourit, fragile. Mais au fond, on le sait tous les deux : elle ne me croit plus.
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Le lendemain, Léa m’attend, déjà installée dans mon bureau. Impeccable. Comme toujours.
« Les documents pour Nova sont prêts, Monsieur Levasseur. Et… » Elle hésite. « Sophia m’a appelée ce matin. Elle voulait savoir si vous pouviez déjeuner ensemble ce midi. »
Je serre les dents.
« Annule. Dis-lui que… non. Annule juste. »
Léa hoche la tête. Pas un commentaire. Pas une remarque. Elle encaisse. Comme d’habitude.
Je la fixe une seconde de trop. Cette femme-là, je la pousse aux limites depuis des mois. Et elle encaisse. Toujours.
« Léa… » Ma voix se radoucit. « Vous… Ça va ? »
Elle relève les yeux, surprise.
« Je vais bien, Monsieur. »
Je me détourne. Pourquoi je lui ai demandé ça ? Qu’est-ce que ça
change, au fond ?
Rien.
Parce que je suis Nathan Levasseur. Et tout va bien. Tout ira toujours bien.
Du moins, c’est ce que je crois encore.
NathanJe n’aime pas perdre le contrôle. Et ce soir, je sens que tout m’échappe.Sophia m’attend dans le salon. Belle, glaciale. Ses bras croisés sur sa poitrine disent tout ce qu’elle ne hurle pas.« Tu rentres encore à pas d’heure, Nathan. »Je retire ma veste sans répondre. À quoi bon ? Je connais la scène par cœur. La même rengaine depuis des semaines. Le mariage, le travail, ses doutes.Elle se lève. « Tu veux vraiment te marier ? Parce que moi, j’en sais plus rien. »Je la fixe, un sourire froid aux lèvres. « T’as fini ? Ou tu veux que je prenne des notes ? »Elle tremble. De colère ou de tristesse, je m’en fous. Je la dépasse, prends mes clés. Ce soir, je refuse d’écouter.« Où tu vas ? »« Respirer. Loin de toi. »La porte claque. Elle reste seule. Moi, je fonce droit dans la nuit.---La pluie s’abat sur la ville. Le genre d’averse qui transforme les rues en pièges.Je roule trop vite. Le moteur hurle, comme mon cœur. Tout m’échappe. Sophia. Ce putain de mariage. Ma vie parfa
NathanLa nuit, je reste éveillé. Je repense à Sophia. À sa robe de mariée qui ne servira jamais. À ses larmes. À sa fuite.Elle m’a abandonné.Et je la déteste autant que je l’aime encore.---Je repense à ma vie d’avant. Le pouvoir. La réussite. Cette impression d’être intouchable.Je suis devenu un fantôme.Un roi sans royaume.Un matin, Léa arrive. Elle s’assied, le visage fermé.« Monsieur Levasseur… Ils veulent vous transférer en centre de rééducation. Vous devez signer. »Je ne la regarde même pas. « Et si je refuse ? »« Alors ils vous gardent ici, comme un légume. »Je souris. « Parfait. »Elle explose. Enfin.« Putain, Nathan ! Tu crois que tu peux continuer comme ça combien de temps ? Tu crois que Sophia va revenir si tu crèves à petit feu ? Tu veux quoi, hein ? Mourir ici, seul ? »Le silence tombe. Froid. Glacial.Je claque d’une voix sourde : « Dégage, Léa. »Elle reste là, les yeux pleins de larmes, avant de sortir. Pour la première fois, elle claque la porte.Et moi, j
NathanJe la vois entrer. Toujours ce pas hésitant, ce visage tendu, ces yeux qui évitent les miens. Léa. Mon dernier lien au monde, celle que je déteste autant que je supplie de rester.Elle s’installe. Me parle de comptes, de contrats, d’Adrien. Je n’écoute plus. Je fixe sa bouche qui se tord sur chaque mot, son front qui se plisse sous l’effort de me convaincre que la vie continue.Quelle blague.Je la coupe net.« T’es vraiment pathétique, Léa. À croire que t’aimes ça, venir te faire cracher à la gueule. »Elle sursaute. Puis elle relève la tête.---LéaJe le regarde. Et pour la première fois, je ne ressens plus de pitié. Juste de la rage.« T’as raison. Je suis pathétique. Pathétique d’avoir cru qu’il restait encore quelque chose d’humain en toi. »Ma voix tremble. Je serre les poings. Mes ongles s’enfoncent dans ma paume. « Je me lève chaque matin en espérant que tu bougeras. Que tu relèveras la tête. Mais non. Tu préfères te complaire dans ta merde. »Il me fixe, les mâchoires
LéaJe suis devant l’immeuble. La gorge serrée, le cœur en vrac. Aujourd’hui, c’est la fin. Je le sens. Il ne le sait pas encore, mais je vais partir. Pour de bon.Je monte. Chaque pas me coûte. Chaque étage me rappelle ce qu’on a été… ce qu’on n’a jamais su être.La secrétaire me sourit, gênée. Tout le monde sait. Ils entendent ses cris, ses colères. Ils voient mes larmes que je cache derrière un sourire de façade. Mais aujourd’hui, je ne joue plus.Je frappe. Pas de réponse.J’entre.---NathanJe la vois. Elle. Léa. Une dernière fois.Elle est debout, droite, forte. Moi, affalé dans ce putain de fauteuil qui est devenu ma prison.« C’est quoi ? T’es venue t’excuser ? » je crache, le ton sec, cynique. Je sens déjà que cette conversation va me détruire.Elle ne répond pas. Elle me tend une enveloppe. Blanche. Froide. Mortelle.« Ma démission. »Les mots claquent dans l’air. Plus violents que n’importe quelle gifle.---LéaIl pâlit. Enfin, je crois. Il détourne les yeux. Fuit. Pour l
LéaIl est là, assis dans ce fauteuil qu’il déteste. Son dos droit, les mains croisées sur les accoudoirs, son regard planté dans le mien. Toujours trop intense. Toujours trop vrai.— T’as l’air ailleurs, dit-il, tranquille.Je hausse les épaules, tente de sourire. Mais c’est lui qui me trouble. Sa façon de rester immobile alors que tout en lui vibre. Son calme apparent est un leurre. Je le connais. Il est en ébullition à l’intérieur. Moi aussi.Je m’approche, hésitante. Il ne peut pas venir vers moi. C’est à moi d’avancer. Et c’est peut-être ça qui me terrifie.— Je réfléchissais.— À quoi ?Je me penche un peu, feignant de chercher un truc sur la table basse. Mon bras frôle le sien. Chaleur. Électricité. Rien que ça. Un simple effleurement. Et pourtant, j’ai l’impression que c’est trop. Ou pas assez.— À toi, je murmure sans réfléchir.Le silence s’installe. Il ne bronche pas. Mais ses doigts se crispent un peu sur l’accoudoir. Minuscule détail. Immense onde de choc.NathanÀ moi. E
LéaJe me réveille en sursaut. Le matin est encore jeune, une lumière blafarde filtre à travers les rideaux. Je suis allongée sur le canapé, les draps m'entourent comme un cocon brisé. Le souvenir de la nuit dernière me hante déjà. Nathan, ses yeux fixés sur moi, sa main tendue, ce baiser que je n’aurai jamais cru possible. C’était tellement réel, tellement vrai, et pourtant tout semble déjà échapper. Tout semble déjà brisé avant même d’avoir eu le temps de se reconstruire.Je tourne la tête. Nathan est là, figé dans son fauteuil, son regard perdu dans le vide. Il n’a pas bougé. Pas un centimètre. Peut-être qu’il n’a même pas dormi. Il est épuisé, et moi aussi. Mais c’est la peur qui m’écrase, cette peur sourde et insidieuse qui me ronge depuis que j’ai franchi ce seuil, depuis que j’ai accepté de tomber dans cet abîme avec lui.Je me lève lentement, mes jambes encore lourdes de sommeil. Je m’approche de lui, mais je n'ose pas le toucher. Je sais qu’il a besoin de cet espace, même si
LéaLe silence dans la pièce est suffocant. Mon cœur bat plus vite, mes mains tremblent légèrement alors que je me force à garder mon calme. Nathan se tient devant moi, figé dans son fauteuil, son regard perdu dans le vide. Je vois ses yeux fatigués, ses lèvres tremblantes. Même immobile, il semble englouti dans une souffrance que je ne sais plus comment comprendre. C’est comme si son corps, tout entier, refusait d’accepter sa propre douleur. Comme si, dans cette paralysie, il avait perdu la capacité de se battre.Je pourrais fuir. C'est la solution la plus simple, la plus logique. Mais je ne le fais pas. Pourquoi ? Parce que j'ai l'impression qu’il me faut prouver quelque chose. Pas à lui. Pas au monde. Mais à moi-même. Peut-être que je me suis laissée trop emporter, trop entraîner dans cet enchevêtrement de sentiments et de peurs. Peut-être que je devrais enfin accepter la réalité : Nathan ne veut pas être sauvé.Je m’avance un peu, brisant la distance qui nous sépare. Mais je n’ose
LéaLe lendemain matin, la lumière pâle perce à travers les rideaux tirés. Le jour s’installe lentement, comme s’il avait peur de troubler l’équilibre fragile de cette pièce trop silencieuse. Le genre de lumière qui ne réchauffe pas encore, mais qui éclaire cruellement ce qu’on aurait préféré garder dans l’ombre.Je suis réveillée depuis longtemps. Allongée sur le petit canapé, la nuque raidie, les muscles endoloris, je regarde le plafond sans vraiment le voir. J’écoute. Pas un mot. Pas un mouvement. Mais je sais qu’il est éveillé. Je le sens dans l’atmosphère, dans la tension contenue qui flotte entre les murs. Sa respiration n’est plus celle du sommeil. Elle est plus lente, plus profonde, presque maîtrisée. Comme s’il essayait de se faire oublier. Ou de se convaincre lui-même qu’il n’est pas là.Je me lève sans bruit. Mes pieds nus effleurent le sol froid. Je traverse la pièce en silence, évitant de faire grincer les lattes du parquet. La cafetière gémit doucement, relâchant des bou
LéaIl n’y a plus de dehors, plus de temps.Plus de guerre, de douleurs, de barrières.Il n’y a que lui. Ce corps tendu contre le mien. Cette chaleur entre nous, qui grimpe, qui monte, qui devient besoin.Je le sens. Chaque frémissement. Chaque souffle retenu. Chaque désir tu.Et moi… moi, je ne veux plus taire le mien.Je n’en ai plus la force. Plus l’envie.Je le regarde. Il a les yeux ouverts maintenant. Deux éclats noirs, profonds, brûlants.Sa mâchoire est serrée. Ses bras figés. Mais ce n’est plus la peur.C’est autre chose. Un appel. Une faim.Je tends la main. Je la pose sur son ventre. Sa peau est chaude. Elle frémit sous mes doigts.Puis je descends. Lentement.Pas pour provoquer.Pour dire :
LéaQuand j’ouvre les yeux, le jour n’est pas encore tout à fait levé.Le monde respire à peine. Tout semble suspendu entre nuit et lumière, dans ce fragile instant où le silence a encore la douceur d’un rêve.La chambre est baignée d’un gris laiteux, un voile diffus qui glisse sur les murs, s’accroche aux draps, effleure sa peau nue.Et lui… il est là. Toujours.Sa silhouette allongée à mes côtés, son souffle lent qui soulève doucement sa poitrine. La couverture est légèrement rejetée, découvrant une épaule, le creux de sa gorge.Ses traits sont figés dans un calme trompeur. Trop figés. Sa mâchoire crispée trahit une tension qui ne dort pas.Je le sens. Je le
Nathan LevasseurJe ne dors pas.Le silence a changé de texture. Il n’est plus ce refuge de nuit, paisible et creux. Il est devenu opaque. Chargé. Chaque minute m’écrase un peu plus. Chaque battement de cœur est un rappel que la colère n’est pas partie. Elle est juste rentrée s’enfermer à l’intérieur, dans ce coin sombre où je range ce que je n’ai pas le droit d’exprimer.Ce poison-là, je le connais. Il coule lentement. Il s’insinue. Et parfois, il me fait douter de tout. Même d’elle.Mais ce soir… ce soir, il y a eu autre chose.Je repense à Sophia. À ses mots. À cette manière qu’elle a de sourire avec ses crocs sous les lèvres. Elle ne parle jamais directement. Elle murmure à l’intérieur des gens. Elle s’infiltre là où ça fait mal. C’est sa spécialité. Elle n’a pas besoin de crier pour détruire.Et pourtant, elle a perdu.Parce que Léa s’est levée.Parce qu’elle a traversé cette salle comme on traverse une tempête, sans plier. Et qu’elle a dit ce que moi, je n’avais plus la force de
Nathan LevasseurJe pensais que c’était fini.Je pensais que le pire avait déjà eu lieu. Que la douleur de la première fois, ce moment où nos regards s’étaient croisés, suffirait à solder le passé. Mais certaines blessures ont des échos. Certaines morsures ne s’infectent qu’après coup.Et ce soir, je sens le poison se répandre.La réception se tient dans une salle voisine, attenante à l’église, et tout y transpire l’excès de bon goût : moulures dorées, fresques restaurées, bouquets blancs figés dans leurs vases de cristal.Les lustres lancent leurs éclats froids sur les visages poudrés, les regards polis, les sourires de circonstance. C’est une pièce construite pour l’illusio
Nathan LevasseurJe ne voulais pas y aller.J’ai protesté, grogné, repoussé l’idée jusqu’à la dernière minute. Mais cette cérémonie… — C’est pour Marc. Un frère d’armes. Un type droit, solide, loyal jusqu’au bout. Et même si je suis hors service, même si je suis brisé, même si je déteste ce que je suis devenu, je ne peux pas lui tourner le dos. Pas à lui. Pas à ce qu’on a partagé.Alors je me laisse faire.Léa m’aide à enfiler ma veste. Elle le fait sans un mot, avec cette douceur discrète qui n’exige rien, ne juge rien. Costume noir. Chemise boutonnée jusqu’en haut. Cravate nouée avec une patience infinie. Elle ajuste mon col, rabat un pli invisible, vérifie les manches. Je sens ses doi
LéaIl dort.Pas d’un sommeil agité comme avant. Pas d’un effondrement nerveux. Juste… un vrai sommeil. Profond. Apaisé. Son visage est détendu, presque juvénile, sans les plis de douleur, sans la crispation permanente de celui qui lutte contre un corps qu’il ne reconnaît plus.Je le regarde, immobile. Assise au bord du lit. Je n’ose pas bouger. Comme si le moindre mouvement risquait de briser cette paix fragile.Et moi, je suis là. Témoin silencieuse de son abandon, gardienne de ce moment volé au chaos.Je voudrais que ce calme dure. Mais je le sais. Ce n’est qu’un répit. Une trêve fragile entre deux tempêtes. Alors je rassemble mon courage. J’inspire. Longtemps. Fort.Quand il ouvre les yeux, il a ce regard flottant, brumeux, suspendu entre rêve et réalité. Ses paupières battent. Il me voit. Il me reconnaît.— Léa ? Il murmure mon prénom comme on murmure une prière.Je hoche la tête. Ma main trouve la sienne. J’ai la gorge nouée, mais je parle. Parce que je dois. Parce que sinon, j
LéaIl ne m’a pas lâchée de la nuit.Sa main dans la mienne, ses doigts serrés comme s’il avait peur que je disparaisse pendant son sommeil. Comme si mon départ était une possibilité plus tangible que ma présence. Et moi, je suis restée là, au sol, adossée à son fauteuil, à écouter sa respiration se faire moins erratique. À attendre que son cœur trouve un tempo qui ne m’étrangle pas d’inquiétude.Je ne dors pas non plus. Mais cette nuit, l’insomnie est différente.Moins douloureuse. Moins glaciale.Je sens son pouce effleurer ma peau par moments. Des gestes minuscules, presque involontaires. Des appels de détresse sans mots. Alors je serre un peu plus fort. Je suis là, Nathan. Je suis là.Quand le matin perce à travers les rideaux, mes os me rappellent leur existence. J’ai la nuque en feu, les jambes engourdies, la peau collée par la fatigue. Mais je m’en fiche. Il est encore là. Et pour la première fois depuis des semaines, ses yeux croisent les miens sans se détourner.Il reste. Il
Nathan LevasseurJe ne dors plus. Les nuits s’étirent comme des couloirs vides, interminables. Je reste éveillé, les yeux fixés sur le plafond, comme s’il allait finir par s’effondrer sur moi et me libérer de ce corps trop lourd. J’ai beau essayer de rassembler mes forces, il ne reste rien. Rien qu’un vide épuisant, un trou dans lequel je me laisse couler, jour après jour. Le silence est devenu mon langage. Une forme d’abandon. Le refus de me battre encore.Mais ce soir, le silence est brisé par une présence.Léa.Elle est là, assise dans le fauteuil près du lit, jambes repliées contre sa poitrine, les bras serrés autour d’un coussin comme s’il était tout ce qu’elle avait. Elle pense que je dors, mais je la vois. Elle a les traits tirés, les yeux rouges. Elle est fatiguée. Épuisée. À bout. Et je suis responsable de ça. De cette douleur qui s’imprime sur ses traits chaque fois qu’elle me regarde et que je détourne les yeux.Elle ne me dit rien. Elle ne me demande rien. Et pourtant, son
LéaLa réunion se termine dans un murmure indistinct, une série de décisions prises sans que Nathan ne fasse le moindre geste. Il n’a pas bougé de son fauteuil. Pas une parole, pas un regard vers ceux qui l’entourent. Et pourtant, je sens l’effort qu’il met à maintenir cette façade. Il est là, mais il est absent. Il n’y a plus de combativité dans ses yeux. Plus de flamme.Je ferme l'ordinateur portable devant moi, ramassant les documents avec une précision calculée, comme si j'étais encore dans ce rôle de gestionnaire, de remplaçant. Mais ce n’est pas moi qui devrais être là. C’est lui. Lui qui a façonné cette entreprise, lui qui était le maître du jeu. Mais tout a changé. Il a changé. Et maintenant, je me retrouve coincée dans un rôle que je n’ai jamais voulu, une responsabilité qui pèse sur mes épaules, plus lourde chaque jour.Je me tourne vers lui. Il reste là, immobile, dans son fauteuil roulant. Il me semble plus petit, plus fragile, comme une statue abandonnée. Je veux lui parl