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Réveil

Réveil

Le noir. Un rugissement lointain. Son cœur battait à toute vitesse. Ses yeux ne voulaient plus s’ouvrir. Il avait du mal à respirer. L’odeur du sang. La douleur. Était-il en train de mourir ? Le moment vint où son cœur s’arrêta et il sombra dans les profondeurs infinies des ténèbres. Il avait froid. Un son strident vint lui percer les oreilles. Il s’intensifia, à la limite du supportable. Et soudain, plus rien. Le silence. Alors, il se laissa mourir.

Doucement, son esprit s’endormit. Son âme rejoignait la lumière au bout du tunnel. La lumière. Il l’avait toujours imaginée différemment. La mort le perturbait depuis sa plus tendre enfance. Cela lui fit penser à son père qui n’avait jamais cru en lui. Son père qui avait pris goût à le frapper quand il ne lui obéissait pas ou qu’il parlait trop. Son père qui, contrairement à lui, n’avait jamais eu beaucoup d’imagination.

Il pensa alors à tous les mystères qu’il n’avait pas résolus. Toutes ces choses qu’il aurait tant voulu comprendre et dont il n’aura jamais la réponse. Il était seul maintenant. Seul dans le noir. Il n’allait plus jamais revoir Marianne. Il en était certain. Cette pensée lui fit vraiment mal. Marianne avait été pour lui comme une parcelle de vie et de bonheur dans ce monde noir et illusoire. Une certitude à travers un océan de doutes. Un sourire au milieu des pleurs. Une lumière à travers les ténèbres.

Quelque chose n’allait pas. Toute sa vie, il avait supposé beaucoup de choses, parfois stupides, mais il avait toujours été certain que, une fois mort, le cerveau cessait de fonctionner et que la lumière au bout du tunnel n’avait rien d’un reflet vaguement orangé similaire à ce qu’il aurait pu voir s’il avait simplement les yeux fermés. Il entendit un son strident assez désagréable qui lui était étrangement familier.

Antoine ouvrit les yeux avec difficulté, peinant à décoller ses paupières. Le soleil se levait et la sonnerie annonçant le début des cours s’était enclenchée. Il vit un groupe de garçons rire d’une blague salace, deux filles discuter d’une histoire de cœur, un grand musclé jeter sa cigarette au sol et une bande d’élèves se regrouper pour aller en cours.

Il était debout face à l’entrée du Lycée Vile. Et il était en vie.

***

Antoine avait l’impression de rêver. Il pénétra lentement dans l’enceinte du lycée, suivant le groupe de garçons hilares tout en prenant le temps d’observer chaque détail du lycée qui s’offrait à lui : couloir, porte, fenêtre... Tout était en place. Comme si rien n’était arrivé.

Son cerveau travaillait à plein régime. D’abord il y avait le rendez-vous dans la salle de classe. Il avait dit au roux, Jonathan, de le retrouver à cet endroit. Il fallait qu’il lui parle de ce qu’il avait découvert. Il y avait eu les sentinelles et puis Marianne et cette étrange fille brune. Jonathan était mort et les monstres les avaient rattrapés et après... Après rien. Le noir. Et il s’était retrouvé devant le lycée.

Antoine s’arrêta au milieu d’un couloir et réfléchit. Avait-il rêvé ? C’était impossible ! Tout ça lui avait paru si réel. Mais ça ne collait pas. Il y avait tant de choses qui ne collaient pas.

Alors, il se souvint de l’étiquette. Plongeant les mains dans ses poches, il les fouilla à la recherche du morceau de papier. C’était la cause de toute cette histoire. S’il n’avait pas trouvé cette étiquette, il n’aurait pas donné rendez-vous à Jonathan à la salle C62, ni été poursuivi par les sentinelles pour enfin s’évanouir. À moins qu’il ne se soit fait tuer ? Mais ce n’était pas le moment de penser à tout ça. Seule l’étiquette pouvait prouver qu’il n’avait pas rêvé.

Seulement, il ne parvenait pas à mettre la main dessus. Il n’y avait pas d’étiquette. Peut-être n’y en avait-il même jamais eu.

***

Tout en longeant un nouveau couloir, Antoine tentait tant bien que mal de maîtriser ses nerfs. Il devait se concentrer sur le problème. Jonathan pouvait très bien avoir cette l’étiquette. Peut-être la lui avait-il donnée avant l’attaque de la première sentinelle. Mais, dans ce cas, elle devait toujours être dans sa poche. Et si Jonathan était bel et bien mort, il la trouverait sûrement sur son cadavre. Si ses souvenirs étaient justes, le corps du garçon roux gisait près de l’escalier I, devant la sortie. Il fallait qu’il s’y rende rapidement s’il voulait...

Son raisonnement s’effondra soudain, tel un château de cartes balayé par le vent. Il était vraiment stupide. Aurait-il vraiment espéré trouver un garçon mort au milieu d’un lycée surpeuplé d’élèves et de professeurs qui se rendaient tranquillement en cours ? Supposer que le corps n’ait pas encore été découvert semblait ridicule. L’escalier I se trouvait face à une entrée très fréquentée, et ce principalement par les enseignants. Or, il était déjà près de neuf heures et demie, comme l’affichait l’horloge électrique du hall d’entrée. Cela faisait plus d’une heure que les cours avaient débuté. Si un cadavre avait été retrouvé au milieu du lycée, les cours auraient été annulés et les élèves renvoyés chez eux.

À moins que le lycée ne soit de mèche. Après tout, c’était bien le lycée qui avait envoyé les sentinelles à leurs trousses ! Jonathan lui avait dit que les sentinelles avaient été créées par le proviseur Vile lui-même.

Mais tout ça semblait si irréaliste. Et puis, il n’avait aucune preuve. S’il pouvait seulement...

— Ça va ? fit une voix stridente.

Antoine reçut une violente claque dans le dos qui lui coupa brièvement la respiration. Il reprit son souffle et dévisagea le garçon qui l’avait interpellé si violemment. Ses cheveux bruns coupés courts et sa barbe mal rasée lui donnaient un air désinvolte et on pouvait lire sur son visage la très haute opinion qu’il avait de lui-même. Un éternel sourire en coin ornait ses lèvres et son regard brillait de la fierté de celui qui croit avoir le monde entre ses mains.

— Salut, Axel, lui répondit Antoine.

***

Marianne était préoccupée. Elle avait fait un rêve étrange la nuit passée. En fait, c’était même plutôt un horrible cauchemar. Elle ne savait pas trop pourquoi, mais, depuis son réveil, elle avait envie de voir Antoine et de le serrer dans ses bras.

D’ailleurs, quand s’était-elle réveillée ? Elle avait déjà oublié les événements qui s’étaient déroulés lors de la matinée. Elle se remémora avoir traversé la rue et sa course vers le lycée. Tout cela était bien clair dans son esprit. Mais que s’était-il passé avant ? Elle ne se souvenait pas s’être levée de son lit en sueur après une longue nuit agitée. Elle ne se souvenait pas avoir pris son petit-déjeuner dans son salon accompagné de son père qui lisait le journal en buvant son cappuccino. Étrangement, elle ne se souvenait même plus s’être couchée la nuit précédente.

Avait-elle participé à une soirée trop arrosée avec Antoine ? Elle était sûre que non. Elle ne sentait aucun relent d’alcool dans son haleine et, surtout, elle n’avait pas la gueule de bois. Tout ça lui semblait très étrange.

Étouffant un bâillement, elle s’avança dans le couloir à sa gauche, détournant le regard du grand mur où était tagué un énorme visage cornu aux yeux rouges. Elle s’approcha de la salle A24, là où son cours allait bientôt débuter.

Oui. Très étrange.

***

Et voilà. C’était reparti pour une nouvelle journée désastreuse dans ce lycée pourri. Ô joie ! À peine était-elle arrivée que Josie eut envie de repartir. Partir loin de ce lieu infernal, loin de ces gens hypocrites et cruels. Mais pour aller où ? Elle haïssait ce lycée ! Elle était seule, encerclée par des gens qui la jugeaient et la méprisaient. Seulement, elle était différente. Contrairement aux autres, elle avait compris que la vie n’apportait que douleur, solitude et mort. Trois mots qui résonnaient dans sa tête comme le refrain sinistre d’une chanson macabre et interminable.

Elle avait mal dormi la nuit dernière. Le lycée avait occupé ses rêves – ou plutôt ses cauchemars. Elle le subissait déjà pendant la journée, mais, bien sûr, ce n’était pas suffisant. Il fallait maintenant qu’il la hante pendant son sommeil. Des monstres la poursuivaient. La présence de ces créatures devait sans doute représenter le mal-être qu’elle éprouvait en allant à l’école. Cela lui paraissait logique.

Et il y avait aussi eu Marianne. Elle avait bien aimé cette partie de son rêve. Elle aurait d’ailleurs préféré qu’elle dure plus longtemps.

Amère, Josie soupira. Elle avait la nausée à présent. Elle s’arrêta quelques instants au milieu du couloir et posa sa main sur son cœur. Il lui faisait mal. Inconsciemment, elle prit son ours en peluche dans ses bras. Elle avait l’habitude de faire ce genre de chose quand elle était seule chez elle ou lors de ses crises d’angoisse chroniques qui l’obligeaient à sortir de cours pour se réfugier dans les toilettes. Écartant lentement l’ours de ses bras, elle le regarda droit dans les yeux. Elle l’aimait beaucoup. Il ne lui avait jamais fait faux bond. Il ne lui avait jamais rien dit de méchant. Il l’avait toujours écoutée quand elle avait eu quelque chose à dire. Il avait toujours été là pour la rassurer.

Bien que recouvert de poils rêches et usés, l’ours de Josie était bien plus lourd et dur que l’on aurait pu le croire au premier coup d’œil, et la jeune fille n’avait jamais su en quoi il était fait. N’importe qui aurait trouvé ça incommodant de transporter un ours en peluche aussi gros, mais pas elle. C’était son ours en peluche. Et il ne la quitterait jamais.

— Dégage du chemin, planche à pain !

Quelqu’un la poussa et la fit tomber. Sa chute fut amortie par l’ours, mais il n’empêcha pas son coude de cogner contre le sol. Une douleur fulgurante parcourut son bras. Basculant sur le côté, elle réussit tant bien que mal à se mettre sur le dos.

Le garçon n’était pas seul. Au moins cinq de ses amis l’encerclaient et Josie n’en connaissait aucun. Ils n’avaient pas l’air très intelligents, ni très amicaux. Le garçon qui l’avait poussé, le leader très certainement, portait une capuche blanche.

— Tu joues au nounours, planche à pain ? C’est mignon.

Ils éclatèrent de rire. Josie ignora la remarque et essaya de se remettre debout. Mais elle fut très vite arrêtée par le chef du groupe qui la maintint au sol à l’aide de son pied.

— Tu vas où comme ça ? On t’emmerde, c’est ça ?

De nouveaux éclats de rire fusèrent. Josie comprit alors qu’elle était prise au piège. Elle avait peur, mais tenta tant bien que mal de ne pas leur montrer. Ils en auraient été trop fiers. Elle jeta un regard qu’elle espérait féroce au garçon à capuche blanche.

— T’as quelque chose à me dire ? dit-il en soulevant la jeune fille d’une main et la plaquant contre le mur. Joue pas avec moi, planche à pain, ou tu vas le regretter.

Le chef du groupe approcha son visage tout près de celui de Josie qui fut alors prise de panique. Ils allaient lui faire du mal et elle ne pourrait rien y faire. Rien du tout.

— Eh ! Arrête ça tout de suite ! Lâche-la !

Surpris, le garçon à capuche blanche obéit. Devant lui se trouvait un jeune homme de taille moyenne dont les cheveux blonds et bouclés s’échappaient d’un fedora marron. Sur sa veste bleu ciel brillait un insigne affichant en lettres d’or son statut de surveillant du lycée. L’adolescent ne sembla nullement impressionné. Il s’avança lentement vers le nouveau venu, ses amis sur les talons, et lui jeta un regard belliqueux.

— Sinon quoi ?

Le surveillant resta de marbre.

— Sinon je vous emmène, toi et tes amis, faire un tour chez le proviseur Vile.

Le visage de l’adolescent vira au blanc. Il eut un mouvement de recul puis fit volte-face et s’enfuit en courant, comme si la Mort était à ses trousses. Ses amis finirent rapidement par se disperser.

Le surveillant soupira. Il s’approcha de Josie, qui tremblait encore de tous ses membres.

— Ça va, Josie ? dit-il en lui tendant la main. Rien de cassé ?

Josie la regarda, méfiante, avant de la saisir. Elle avait mal au coude et son cœur battait trop vite. De nouvelles nausées lui retournaient l’estomac. Mais à part ça, non. Rien de cassé.

— Hé ! Te prends pas la tête avec ça, c’est une bande de cons.

Josie le dévisagea. Elle n’aimait pas beaucoup l’idée de se lier avec quelqu’un qui travaillait au Lycée Vile. Néanmoins, contrairement au reste des surveillants, Mathieu avait toujours été gentil avec elle. Elle lui faisait un peu confiance. Rien qu’un peu.

— Pas de problème, répondit-elle tout en baissant la tête.

Elle lui tourna le dos et s’enfuit.

— Hé ! Josie !

Elle s’arrêta.

— N’hésite pas à venir me voir si quelque chose te tracasse.

Mathieu s’approcha d’elle.

— On ne sait jamais, ajouta-t-il en lui tapotant gentiment l’épaule. Peut-être que je pourrais t’aider. Des fois, ce n’est pas facile d’essayer de résoudre ses problèmes tout seul. Ça marche ?

Elle avait beau avoir le dos tourné, Josie savait qu’il lui souriait.

— O.K., répondit-elle simplement.

— Bon allez, retourne en cours maintenant. Tu vas être en retard.

Josie hocha la tête.

— Ah ces jeunes, soupira le surveillant en la regardant partir.

***

— Et c’est comme ça que ça marche avec les meufs, tu vois. Faut y aller au coup par coup. Sinon tu finis vite par...

Axel ne semblait pas vouloir s’arrêter. Cela laissa le temps à Antoine pour réfléchir. Il lui fallait se rendre à l’escalier I.

Même s’il ne trouvait aucun corps là-bas – et c’était presque certain qu’il n’en verrait aucun –, il aurait peut-être la chance d’y retrouver l’étiquette ou un autre indice prouvant que l’épisode des sentinelles n’avait pas été qu’un simple cauchemar.

— Après c’est le moment idéal pour lui toucher les seins. Tu lui caresses un peu la...

Axel bâilla bruyamment. Antoine en profita pour scruter les alentours. À sa droite se trouvait le couloir menant vers la plupart des salles de classe de littérature. Il en était certain car, à sa gauche, se trouvait le mur où était dessiné cet immonde graffiti de démon qu’il avait toujours détesté. En face de lui se prolongeait le couloir qui menait vers l’escalier I. Bien. C’était par là qu’il devait aller. Malheureusement, Axel l’emmenait dans une autre direction. Il se sentit soudain extrêmement fatigué. Peut-être pourrait-il tenter sa chance un peu plus tard. Ils bifurquèrent à droite. Non, c’était maintenant ou jamais. Il devait absolument se débarrasser de son ami.

— Et après c’est du tout cuit. Sinon, comment ça va avec Marianne ?

Antoine remarqua soudain qu’Axel s’était arrêté de parler et le regardait, attendant une réponse.

— Ah ! Euh... Ça va...

— Ça va bientôt faire un an maintenant, dit Axel en souriant d’un air complice.

— Ouais, j’imagine. On ne compte pas en fait...

— Alors, entre nous, elle donne quoi au lit ?

— Quoi ?

— J’imagine qu’avec une paire de seins pareille, tu ne dois pas t’emmerder !

Axel lui donna de petits coups de coude et lui fit un gros clin d’œil. Antoine fut étonné de se sentir rougir.

— Bah. Ne me dis rien. Mais y a un truc qu’il faut que tu n’oublies pas avec les femmes : te laisse jamais dominer. Et n’oublie pas de lui apprendre à faire la vaisselle !

— Si je deviens comme toi, promis, c’est ce que je ferai.

— Fous-toi de moi. Je suis juste réaliste.

Antoine se doutait évidemment qu’Axel plaisantait. Jouer les machos prétentieux avait toujours été sa blague favorite et ce n’était pas aujourd’hui que cela allait changer.

Néanmoins, il n’avait pas le temps de discuter avec lui pour le moment. Il lui fallait à tout prix accéder à l’escalier I.

— Bon, allez, on va en cours ?

Antoine saisit ce moment pour s’éclipser en utilisant son excuse.

— Je... Je ne peux pas là en fait, lui répondit-il. J’ai été absent à mon dernier cours de kendo.

— Ah oui ! Ton sport où tu te bats avec un bâton ?

— Un shinaï, en fait. Mais oui, c’est ça. Mon prof m’a dit de venir le voir aujourd’hui. Il faut que j’aille m’entraîner régulièrement, c’est obligatoire.

— Et tu vas sécher les cours pour ça ? Petit veinard, va !

Tout semblait fonctionner. Le cours de kendo marchait pratiquement à tous les coups. Cela faisait un bon moment qu’il pratiquait ce sport de combat, ce qui n’était pas le cas de ses camarades de classe. En résumé, personne à part lui – ou presque – ne savait quoi que ce soit au sujet du kendo. Et personne n’osait donc le contredire quand il en parlait.

— Bon, ça marche, fit Axel en lui tapotant l’épaule. N’oublie pas de dire bonjour aux chinetoques de ma part !

— C’est un sport japonais, Axel.

— C’est la même chose.

Antoine lui fit un signe de la main et s’en alla. Il ne fit pas plus de quelques mètres avant de s’arrêter. Devant la porte d’une salle de classe se tenait une jeune fille blonde, vêtue de blanc et portant une longue écharpe bleue. Il s’approcha d’elle et lui sourit.

— Marianne.

Tendrement, le garçon lui saisit la main, se laissant envahir par la douce chaleur qu’elle dégageait. Elle était bien là, face à lui. Vivante.

Immédiatement, Marianne se jeta dans ses bras.

— Antoine, murmura-t-elle avant de l’embrasser.

***

Elle les voyait. Elle ne pouvait pas les quitter des yeux. Josie regardait Marianne embrasser l’inconnu aux cheveux bruns.

Antoine. Qui était-il pour embrasser Marianne comme ça ? D’où sortait-il et de quoi il se mêlait ? Josie serra le poing. Elle avait fait exprès un petit détour vers les salles de classe de littérature pour saluer Marianne. Elle avait eu envie de lui raconter son rêve. Elle avait eu envie de lui parler de ses dessins, de ses problèmes, de sa vie. Elle avait eu envie de passer un petit moment seule avec elle avant de reprendre les cours.

Mais ce petit moment lui avait été volé par cet Antoine. Josie prit le temps de l’observer. Tout en lui la dégoûtait. Elle le trouvait laid, avec sa coiffure ridicule, et elle n’aimait pas sa façon de se tenir, ni ses habits, ni son sourire niais et hypocrite. Elle n’aimait pas ce garçon stupide, même si elle ne parvenait pas à mettre de mot sur son dégoût. Pourquoi l’énervait-il tant ? Elle ne le connaissait même pas. Elle ne l’avait même jamais vu auparavant.

Josie desserra son poing. Elle vit Marianne prendre le garçon par la main. Ils étaient en train de discuter à présent et ça avait l’air sérieux. Ils semblaient bien s’entendre. Josie sentit son cœur se serrer. Elle ne pouvait plus supporter ça. Elle se sentait vraiment mal. Il fallait qu’elle parte d’ici. Tout de suite. Elle courut dans le couloir droit, passant à côté du mur où se trouvait le monstrueux visage démoniaque. Ses nausées se faisaient de plus en plus violentes et son cœur l’élançait douloureusement.

Josie bâilla. Cela lui arrivait souvent quand elle avait la nausée. Bâiller l’aidait parfois à se calmer. Mais ce n’était pas le cas aujourd’hui. Rien ne semblait réussir à l’apaiser. Elle poursuivit sa course, sans s’arrêter, la tête baissée et les yeux en larmes.

Antoine. Un garçon si prétentieux ! Elle comprenait maintenant. Quand Marianne avait la tête ailleurs, elle ne pensait pas à sa journée. Elle pensait à Antoine. Quand elle réfléchissait pendant les heures de pause, elle ne pensait pas à ce qu’elle allait faire après les cours. Non ! Elle pensait à Antoine. Et quand elle sortait le soir, après les cours, et qu’elle attendait sous le porche de l’école, elle attendait son père ? Mais non voyons ! Elle attendait Antoine. Seulement Antoine. Toujours Antoine.

De rage, elle jeta violemment son ours en peluche contre le sol. Elle lui lança un regard mauvais, comme si l’ours avait été la cause de tous ses malheurs. Puis, sa colère s’évanouit. Petit à petit, le désespoir l’envahit. Si Marianne avait décidé de lui faire confiance, c’était sûrement parce qu’Antoine était quelqu’un de formidable. Quelqu’un qui devait sûrement être bien plus intéressant qu’elle.

Soudain, elle imagina Antoine et Marianne en train de faire l’amour. Antoine la touchant, la caressant. C’en était trop pour Josie qui rendit son petit-déjeuner dans le couloir. Elle mangeait très peu avant de venir en cours et vomir lui noua douloureusement l’estomac. Sa bouche dégoulinait de bave amère. Voilà une journée qui commençait vraiment bien.

— Qu’est-ce qui se passe ? T’es malade ?

Josie connaissait cette voix. Ce ne pouvait être que cet imbécile de Florentin. Certains le surnommaient le géant et non sans raison. Il devait faire au moins deux mètres de haut. D’autres préféraient l’appeler le con. Pour Josie, le grand con semblait un bien meilleur compromis.

— T’es pas malade au moins ? dit-il tout en l’observant d’un œil un peu apeuré.

— Non crétin, marmonna-t-elle d’une voix presque inaudible. J’aime bien vomir dans les couloirs. Ça me détend.

Florentin. Toujours là quand on n’avait pas besoin de lui, à poser ses questions stupides et sans intérêt. Josie n’arrivait pas à le supporter. Bien qu’il se donnât des airs de doux agneau un peu simplet mais gentil, elle le trouvait stupide et hypocrite.

Il avait été le premier – et le seul d’ailleurs – garçon à avoir éveillé Josie aux plaisirs plus que relatifs de la sexualité. Une expérience que la jeune fille aurait préféré oublier. Les deux adolescents n’étaient même pas sortis ensemble. Non : cela s’était juste fait. Tout simplement. Josie ne se rappelait plus tellement des tenants et des aboutissants et elle ne voulait d’ailleurs pas s’en souvenir. Sa seule certitude quant à ce moment était qu’elle le regrettait amèrement et que, depuis ce jour, Florentin ne voulait plus la lâcher. Il avait beau être gentil, elle savait pertinemment qu’il voulait juste la remettre au lit une nouvelle fois. Bel acte de générosité.

— Non, ça va. J’ai rien.

Florentin semblait déconcerté.

— T’as pas rien puisque tu viens de vomir, lui répondit-il après un instant de réflexion. Je crois que tu vas pas bien mais que tu veux pas me le dire. J’ai pas raison ?

— J’ai rien, fous-moi la paix ! s’écria Josie en ramassant son ours en peluche.

Alors qu’elle s’en allait en fulminant, Florentin, peiné, la regarda partir.

***

Après une longue étreinte qu’elle aurait voulu faire durer éternellement, Marianne sentit Antoine la relâcher. Il lui prit les mains.

— Je suis vraiment content de te voir, Marianne. Tu ne peux pas savoir.

— Moi aussi. J’ai fait un cauchemar sur toi, tu sais.

Les mots étaient sortis tous seuls. Elle n’avait pas envie de lui parler de ça.

— Comment ça ? répondit Antoine, surpris.

— Rien, dit-elle. Laisse tomber.

Elle détourna le regard. Son stupide tic l’agaçait vraiment. Il lui arrivait souvent d’agir ainsi quand elle ne voulait pas parler de quelque chose qui la perturbait. Et elle n’ignorait pas qu’il le savait aussi. Elle espérait seulement qu’il respecte son silence.

— Moi aussi, j’ai fait un cauchemar sur toi, dit-il.

L’adolescente le dévisagea, surprise.

— Quoi ?

— Il se passait quoi dans ton cauchemar, Marianne ?

Antoine la fixa avec intensité et lui serra plus fermement la main.

— Ce n’est pas important, murmura la jeune fille en détournant à nouveau la tête.

— Est-ce qu’il y avait un roux ? Une petite brune ? Des monstres en métal ?

Un frisson glacé lui parcourut l’échine.

— Mais comment...

Antoine lui lança un regard de triomphe.

— J’en étais sûr. Ce n’était pas un rêve !

Marianne fronça les sourcils. Il arrivait souvent à Antoine de s’extasier pour des bêtises.

— Ce n’est pas possible. C’est sûrement une coïncidence, dit-elle.

Cependant, elle n’y croyait pas. Maintenant qu’elle y repensait, ce rêve lui avait paru trop réel pour n’avoir été qu’un tour joué par son imagination. Elle tenta d’interpeller son ami, mais celui-ci semblait plongé dans ses pensées. Il affichait une mine soucieuse.

— Ce n’est pas un rêve... Mais comment est-ce qu’on a fait pour s’échapper ? Peut-être que les sentinelles nous ont juste capturés et endormis. Oui, ça doit être ça...

Il serra la jeune fille dans ses bras.

— Marianne, il faut que je te laisse. Je dois absolument voir un truc.

— Mais…

— Ne t’inquiète pas pour moi. Je reviens ! Surtout, n’oublie pas ton rêve. C’est très important. Note-le. Ça pourrait nous servir.

Avant même que Marianne n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche, l’adolescent était déjà parti. Elle ne sut pas comment réagir. Partagée entre la surprise et la colère, elle soupira et ferma les yeux.

— Antoine, dit-elle tout haut, qu’est-ce qui se passe ?

***

Quel cours soporifique ! Josie regarda l’horloge murale. Seulement vingt minutes s’étaient écoulées. Plus que deux heures avant de retrouver Marianne dans la cour. Et si Antoine était là, lui aussi ? Une vague de colère submergea alors la jeune fille qui frappa la table du poing. M. Merrier regarda Josie d’un air sévère.

— Un problème, mademoiselle Fontaine ?

— Heu... Non, rien, Monsieur.

— Bien. On se calme maintenant, d’accord ?

— Oui, Monsieur.

Et voilà qu’elle s’était fait remarquer. C’était vraiment la pire journée de sa vie. Elle n’en pouvait plus. Elle détestait cette école. Elle détestait ces gens. Elle eut soudainement envie de prendre une arme et de massacrer toutes les personnes qui lui avaient fait du mal. Elle rêvait de tous les égorger un à un. De les transpercer à l’aide d’un couteau bien aiguisé. De tirer une balle dans leurs sales trognes. Elle se réjouissait à l’idée de tous les mettre dans un énorme mixer et d’appuyer sur le bouton on. Elle se réserverait Antoine pour la fin. Lui aurait droit à la totale.

Elle était de nouveau furieuse et avait besoin de se calmer. La chaleur de la salle l’étouffait. Elle ouvrit son sac et sortit son cahier à croquis. Elle le posa sur la table tout en le dissimulant derrière sa trousse. Se munissant d’un stylo noir, elle écrivit le prénom maudit en gros, au milieu d’une page blanche. De rage, elle appuya son stylo sur chaque lettre de toutes ses forces, en raturant chaque parcelle. Elle admira alors son chef-d’œuvre. Mais elle ne se sentait toujours pas calmée. Au contraire, sa colère s’était décuplée. Elle gribouilla à nouveau le nom du garçon. Si elle n’avait pas été en cours, elle n’aurait pas hésité à cracher dessus.

— Mademoiselle Fontaine, vous sortez s’il vous plaît.

Elle s’arrêta.

— C’est une salle de classe ici, lui dit M. Merrier d’un ton sec, pas un atelier de coloriage.

Des éclats de rire résonnèrent dans la salle. Rougissante, Josie prit ses affaires et sortit.

— Et n’oubliez pas de repasser me voir à la fin de l’heure. Il faut qu’on discute un peu, tous les deux.

— C’est ça. Va te faire foutre connard, souffla-t-elle pour elle-même.

Josie claqua la porte et s’affaissa contre le rebord d’un mur. C’était invivable. Tous les événements de la matinée s’étaient enchaînés pour accroître ses souffrances. La tête baissée, elle se laissa de nouveau envahir par des idées noires. Cherchant un moyen de les chasser, elle ouvrit son cahier de croquis. Elle avait vraiment besoin de parler à quelqu’un, de crever l’abcès.

Mais à qui parler ? Mathieu n’était pas digne de confiance. C’était un pion. Elle aurait pu parler à Florentin, mais elle était sûre qu’il allait s’en moquer. Rien ne l’intéressait à part ses fesses, elle le savait. Et il était bien sûr hors de question qu’elle en parle à Marianne. Surtout qu’elle risquait de tout répéter à son petit Antoine chéri. Josie se gifla. C’était mal de penser de cette façon.

Feuilletant dans son cahier de croquis, elle résista à l’envie de se frapper à nouveau. C’est alors qu’elle vit le dessin. Celui qui différait des autres. Celui qui l’avait toujours rendue mal à l’aise. Celui qui avait plu à Marianne – à moins que ce ne fût qu’un rêve, elle ne s’en souvenait pas. Mais aujourd’hui, le dessin ne lui faisait pas peur. Elle enviait ce cow-boy aux cheveux rouges.

— C’est vrai que ce dessin est beau, murmura-t-elle.

Elle le caressa du bout des doigts.

— Si seulement tu étais réel.

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