MasukNaya
Je raccroche avant que ma voix ne se brise. Je me lève, marche en rond sur le parquet glacé, mes bras serrés autour de moi. Je suis une marionnette. On m’a offert un rêve, on m’a installée dans un décor somptueux, on a payé pour ma mère… et on tire les ficelles dans l’ombre. La liberté que je croyais saisir n’est qu’une illusion. Je suis peut-être encore plus piégée qu’à Cebu.
La seule chose réelle, la seule chose qui n’était pas prévue dans le script, c’était le regard de Lysandre. Ce regard qui avait percé le mensonge et vu la survivante. Un regard qui promettait de la chaleur, mais aussi, peut-être, de se brûler.
Je sors sur le petit balcon. La nuit parisienne est douce, parfumée aux marronniers. Quelque part, dans cette même ville, Liora Berthelot respire le même air, sous le même ciel étoilé. Elle dort probablement dans un lit encore plus grand, encore plus froid.
Je ne sais pas encore que le lien qui nous unit est fait du même sang, volé et divisé. Je ne sais pas que la main qui a payé pour ma mère est la même qui nous a séparées.
Je ne sais que la tristesse, immense et solitaire, de danser dans un palais de glace. Et l’espoir, ténu et dangereux, que la seule flamme en vue ne me réduise pas en cendres, mais m’apprenne enfin à brûler.
Le réveil sonne à 6h30. Un bip aigu dans le silence mortel de l'appartement. Pendant trois secondes, je suis perdue. L'odeur n'est pas celle de l'humidité et du poisson séché, mais celle du parquet ciré et du neuf. La lumière qui filtre à travers les volets n'est pas le soleil agressif de Cebu, mais une lueur pâle, laiteuse. Puis la réalité m'écrase : Paris. Le travail. L'échiquier.
Je m'habille avec soin. Une autre tenue achetée en catastrophe avec les derniers pesos, une jupe droite grise et un chemisier blanc. Ils sont un peu trop grands, mais propres. Je me regarde dans le miroir de la salle de bains, immense, entouré de lumières qui ne laissent aucune pitié. Je ressemble à une enfant déguisée en adulte. Je serre les poings. Survie, avait dit Lysandre. C'est tout ce que je sais faire.
Le métro à 7h30 est un choc. Un fleuve humain pressé, hostile. Des corps serrés, des regards qui évitent soigneusement les miens, l'odeur de renfermé, de café et de parfum bon marché. Je suis ballotée, poussée, avalée par les courants. Personne ne sourit. Personne ne parle. C'est une version souterraine, bien moins glamour, du monde de la tour Varnier-Berthelot.
8h25. Étage 24.
L'open space est encore presque vide. L'air est déjà froid. Je m'assois à mon bureau, allume l'ordinateur. Mes doigts tremblent légèrement sur le clavier.
— Premier assaut, 8h31.
Claire apparaît à côté de moi, sans un bonjour. Elle dépose une pile de dossiers en papier épais sur le bord de mon bureau.
— Bonjour Claire, je…
— Ces dossiers doivent être numérisés, indexés et entrés dans le système Archimède avant 10h. Le chemin d'accès est sur le post-it. Les conventions de nommage sont strictes. Une erreur et tout le processus de validation des brevets du trimestre est retardé.
Elle parle vite, d'une voix monocorde. Son regard glisse sur ma tenue, un micro-silence qui en dit long.
— Je… Archimède ? On ne me l'a pas encore…
— Le manuel est dans le dossier partagé S:/Formations/Nouveaux. Vous savez lire, j'imagine.
Elle tourne les talons. Je reste là, le ventre noué. Je plonge. Le manuel fait cent vingt pages. Je commence à numériser en même temps que je parcours les P*F. Mes yeux brûlent. Le scanner bourdonne. Le temps file. À 9h15, je suis en sueur, j'ai entré la moitié des dossiers, mais le système plante à trois reprises.
— Deuxième assaut, 9h20.
Un homme d'une cinquantaine d'années, costume parfait, s'approche. Il porte un badge « Direction Financière ».
— Vous, la nouvelle. M. Varnier a laissé un dossier bleu sur son bureau hier soir. J'en ai besoin pour la réunion de 9h30.
— Je… Je ne suis pas autorisée à entrer dans son bureau.
— Alors trouvez quelqu'un qui l'est. Mais ce dossier doit être dans la salle de réunion B dans dix minutes.
Il s'en va. Je regarde vers le bureau de Lysandre. La porte est entrouverte. Mon cœur bat la chamade. Persuasion, pas ordre. Je me lève, marche jusqu'à la porte comme si j'allais à l'échafaud. J'entre. L'espace sent encore son odeur – café, savon, cette énergie électrique. Le dossier bleu est bien là, sur un chaos de papiers. Je le saisis comme un objet volé et cours jusqu'à la salle de réunion B. L'homme du financier est déjà là, en conversation avec deux autres. Je tends le dossier, essoufflée.
— C'est…
Il le prend sans me regarder, continue sa conversation. Je sors, rouge de honte et de soulagement.
10h05. Je n'ai pas fini les dossiers. Claire revient.
— Où en êtes-vous ?
— Il me reste cinq dossiers. Le système a…
— 10h, c'était 10h. Pas 10h05. Envoyez-moi ce que vous avez. Je vais devoir rattraper votre retard. Ne touchez plus à rien.
Son ton est plat, mais le mépris est palpable. Elle repart avec les dossiers numérisés. Je reste assise, les mains vides sur le clavier, un goût d'échec amer dans la bouche. Je suis incompétente. Je ne mérite pas ma place. Les larmes me brûlent les paupières. Je les cloue au fond de mes yeux. Pas ici. Pas devant eux.
— Troisième assaut, 10h30.
Un mail arrive dans ma boîte, copie à Claire et à la DRH. De « L.Berthelot ». Objet : « Support visioconférence - Urgent ».
« Naya,
Une visioconférence avec nos partenaires de Singapour débute dans la salle de conférence Omega à 10h45. Je vous y attends pour gérer la liaison technique et prendre des notes actionnables. Assurez-vous que tout fonctionne. Les spécifications sont jointes. »
LioraLe sujet de Naya, lancé ainsi, est comme une pierre dans l’eau stagnante.—Anaïs ? Elle était incompétente. J’ai exposé cette incompétence. C’est une leçon.— Une leçon, répète-t-il, avec une nuance d’ironie. Ou un avertissement ?Je le fixe, essayant de percer à jour son jeu.—Pourquoi vous intéressez-vous à elle ? Elle n’est rien.Il prend une gorgée d’eau, son regard perdu dans les profondeurs bleutées de l’aquarium.—Parce que « rien » est souvent la chose la plus intéressante. Elle ne fait pas partie de votre échiquier. Elle n’en connaît pas les règles. Cela la rend… imprévisible. Et l’imprévisible est la seule vraie variable dans toute équation.Je sens une pointe de cette jalousie méprisable, acide, me transpercer.—Vous aimez les projets, c’est ça ? Les choses à réparer, à façonner ?Il tourne enfin son regard vers moi. C’est un regard qui me déshabille, non pas de mes vêtements, mais de mes couches d’assurance, de mes titres, de mon nom.—Je n’aime pas les projets. Je c
LioraLa limousine glisse dans la nuit parisienne, un cocon de cuir et de silence. Mon reflet, parfaitement net dans la vitre teintée, me fixe. J’essaye de retrouver en moi la froide satisfaction de ce matin, après avoir relégué Naya à son insignifiance dans la salle Atlas. Elle devait se sentir minuscule, perdue, brisée.Pourtant, la victoire a un goût de cendre.Parce que lui était là.Lysandre.Le souvenir de sa présence dans la pièce me brûle encore. La façon dont il s’est dressé, sans une note, et a tenu toute l’assemblée en haleine. Pas avec des menaces ou des cris. Avec l’implacable logique d’un scalpel. Il a opposé à mon avancée stratégique, à mes arguments financiers, une vérité plus fondamentale : la survie.Il ne pense pas en termes de pouvoir. Il pense en termes de danger.Cette pensée est un vertige. Dans mon monde, tout est pouvoir. L’argent, les relations, le nom, l’apparence. Des armes que je manie depuis l’enfance. Lysandre, lui, semble manier des forces plus primitiv
NayaLe réveil sonne à six heures. Le son est un poignard dans le silence de mon sommeil lourd, agité. Je n’ai pas fermé l’œil avant trois heures du matin, mon cerveau tournant en boucle entre les humiliations de la veille, la voix de Lysandre, et le code pour un falafel.Une arme. C’est ce que j’ai décidé.Je me lève, le corps raide, les yeux cernés. Je prends une douche glacée, la seule façon de me réveiller vraiment, de chasser la peur qui veut s’incruster dans mes os. Sous le jet, je répète ma nouvelle résolution, comme une prière laïque : Je ne suis pas une victime. Je suis une survivante. Je vais apprendre.Dans le miroir embué, mon reflet est pâle, déterminé. Je m’habille avec soin, la même robe modeste mais propre. Je passe dix minutes sur internet, à apprendre les bases d’un logiciel de présentation. Ce n’est pas suffisant, mais c’est un début.À huit heures, je suis à mon poste. Avant même de m’asseoir, Claire, l’assistante aux lèvres pincées, s’approche.— Vous avez une réu
LioraLa lueur bleutée de l’écran de mon ordinateur est la seule source de lumière dans mon bureau du trente-deuxième étage. Le silence est absolu, à peine troublé par le bourdonnement lointain de la ventilation. Il est vingt-et-une heures dix-sept. Paris scintille à mes pieds, un tapis de diamants noirs.Je ne suis pas ici pour travailler. Je suis ici pour penser.Mon doigt effleure le trackpad, faisant défiler les pages du rapport que Naya ou plutôt, Anaïs a finalement envoyé à dix-huit heures vingt. Le document est médiocre. La mise en forme est bancale, l’analyse superficielle, le style hésitant. Un travail d’amateur. Le genre de chose que j’aurais jeté à la poubelle sans un second regard si elle venait de n’importe qui d’autre.Mais cela ne vient pas de n’importe qui.Je ferme le fichier. Mes paupières sont lourdes, mais mon esprit est un volcan en activité. Son visage m’obsède. Pas sa maladresse, ni ses vêtements bon marché qui sentent la sueur et la peur. Non. Ce qui me hante,
NayaJe reste un moment interdite. Puis un sourire, minuscule, fend mes lèvres sèches. Il m’a vue. Il a vu les assauts, et il ne m’a pas jugée vaincue. Il m’a donné un code pour un falafel. C’est la première marque d’humanité, de bonté même, que je reçois depuis mon arrivée. Elle vient de l’homme qu’on dit le plus dangereux de la tour.L’après-midi est un champ de mines.14h00 : Claire me demande de refaire toute la numérisation du matin parce que « les métadonnées sont mal renseignées ». Je m’exécute, plus lentement, en vérifiant chaque case.15h30 : Une tempête éclate parce qu’un rapport urgent pour le conseil d’administration n’a pas été imprimé sur le papier « vergé prestige 120g » mais sur du banal 90g. Je dois courir jusqu’au service logistique, supplier pour avoir les bonnes rames, et réimprimer 50 pages sous le regard noir de l’assistante du directeur général.16h45 : Liora repasse. Elle s’arrête devant mon bureau.— Les notes de la visio de Singapour. Je les veux synthétisées
NayaLes spécifications font trois pages. Des protocoles de connexion obscurs, des logiciels de visio que je n'ai jamais vus. La salle Omega est au 28e étage, un aquarium de verre avec une vue à 360 degrés sur Paris. J'arrive à 10h40, le cœur battant. L'équipement est un monstre de technologie : écrans tactiles, tableaux interactifs, une forêt de micros.Je tâtonne. Un écran reste noir. Le logiciel de traduction simultanée demande un code d'accès que je n'ai pas. La sueur perle dans mon dos.À 10h44, Liora entre. Elle est vêtue d'un tailleur couleur crème qui épouse ses formes à la perfection. Ses cheveux sont un casque de soie blonde. Elle me jette un regard.— Tout est prêt ?— Le… l'écran principal ne s'allume pas. Et le logiciel de traduction…— Trouvez une solution. Maintenant.Sa voix est un couteau de glace. Elle s'installe à la tête de la table, affiche un sourire professionnel parfait pour la caméra qui va s'allumer. Je suis en panique totale. Je presse des boutons au hasard.







