MasukLiora
La voix de mon père derrière moi me fait sursauter. Il s’approche, suit mon regard. Il a cette façon de se déplacer sans faire de bruit, comme un requin dans l’eau.
— Elle est compétente, poursuit-il d’un ton neutre. Une perle rare trouvée dans la… poussière. Elle fera du bon travail pour Varnier.
— Pourquoi est-elle ici ? Je croyais que nous embauchions sur concours, sur références.
— Parfois, le talent prend des chemins détournés, Liora. Et parfois, il faut lui donner sa chance. Contente-toi de la diriger, pas de l’enquiquiner. Elle a sa place ici.
Sa place. Où ? Près de Lysandre ? Une colère froide se noue dans ma poitrine, si intense que j’en ai le goût de métal dans la bouche. J’ai passé des années à construire cette place, à polir chaque aspect de ma personne pour être l’héritière parfaite, la seule femme dans cette tour qui mérite l’attention, le défi, le regard vrai de Lysandre Varnier. Et cette fille, avec ses yeux trop grands et ses onges courts, débarque et obtient cela sans même se battre. Sans même savoir ce que c’est.
— Bien sûr, papa, dis-je, le sourire si tendu qu’il me fait mal aux joues. Je vais aller l’accueillir. Faire preuve de… bienveillance.
Je descends par l’escalier, pour me donner du temps. Pour affûter mes armes. Quand j’arrive à leur niveau, ils sont toujours dans la même bulle. Je m’approche, laissant mon parfum – fleur d’oranger et néroli sur un fond de santal – tracer mon sillage avant moi.
— Lysandre, je vois que tu inities notre nouvelle recrue aux arcanes de la base de données. Naya, je suppose ? Je suis Liora Berthelot. Bienvenue.
Je tends une main. Ma peau est parfaite, hydratée, manucurée. La sienne, quand elle la saisit, est légèrement rêche, tiède. Ses yeux, d’un brun si foncé qu’il est presque noir, se lèvent vers moi. Je vois l’évaluation rapide, l’intimidation, le réflexe de se faire petite. Exactement ce que j’attendais. Puis, quelque chose d’autre, plus fuyant. De la curiosité. Comme si elle aussi me scrutait.
— Enchantée, mademoiselle Berthelot, bafouille-t-elle.
— Liora, je t’en prie. Nous allons beaucoup travailler ensemble. Ton logement te convient ?
— Oui, c’est… très grand.
Un éclair d’amusement dans le regard de Lysandre. Il aime sa réponse. Sa maladresse honnête. Ça me brûle. Je souris, un sourire qui ne décolle pas de mes lèvres.
— Parfait. Lysandre, mon père te demande dans son bureau. Une urgence. Je crois que c’est à propos des brevets sud-coréens.
Lysandre soupèse l’ordre déguisé en requête. Il hoche la tête, se redresse. Son regard revient vers elle.
— À tout à l’heure, Naya. Souviens-toi : persuasion, pas ordre.
Il s’éloigne, laissant derrière lui un silence qui semble s’être épaissi en son absence. Je ne bouge pas. Je la regarde suivre son dos des yeux, une lueur d’admiration mêlée de confusion dans son regard.
— C’est un homme fascinant, n’est-ce pas ? dis-je d’une voix douce, comme une confidence empoisonnée. Mais dangereux. Il brûle ceux qui s’approchent trop près. Une flamme qui ne réchauffe pas, elle consume. Tu ferais bien de ne pas l’oublier.
Je la laisse avec cet avertissement, qui résonne dans l’air climatisé entre nous. Ce n’est pas un conseil entre collègues. C’est une délimitation de territoire. Ma tour. Mon rival. Ma chasse.
Naya
Le reste de la journée est un flou. Je tâtonne avec les logiciels, je réponds à des mails simples sous le regard impassible de Claire. Mais mon esprit est ailleurs. Il est avec cette sensation d’être vue par Lysandre. Et avec le froid coupant laissé par Liora Berthelot. Elle est belle comme une statue de glace. Et tout aussi froide. Son avertissement me suit. « Il consume. » Mais le peu de chaleur que j’ai senti près de lui valait déjà tous les froids du monde.
Le soir, de retour dans mon studio trop silencieux, l’émerveillement a cédé la place à une solitude aiguë. Le luxe est un écrin vide. Je m’assois par terre, le dos contre le lit trop moelleux, et j’appelle Mama.
Son visage, sur l’écran de l’ordinateur fourni, est plus creux, ses yeux cernés. Mais elle sourit, ce sourire qui plisse tout son visage et le rend si beau.
— Naya ! Ma fille. Tu es si belle. Tu es dans ton grand palais ?
— Oui, Mama. Comment vas-tu ?
— Très bien, très bien. Les voisins m’aident. L’argent est arrivé. C’est… c’est beaucoup, ma fille.
Mon sang se glace dans mes veines. Le luxe autour de moi devient soudain menaçant.
— Quel argent, Mama ?
— L’argent que tu as envoyé. Hier. Une grosse somme. Pour les médecins, pour tout. Ne t’inquiète pas pour moi maintenant. Tu dois te concentrer sur ton nouveau travail.
Je n’ai envoyé aucun argent. Mon premier salaire n’est pas avant quinze jours. La panique, sourde et froide, monte de mon ventre, serre ma gorge. Qui ? Pourquoi ? Un piège ? Une avance ? Une erreur qui va se retourner contre moi ?
— C’est bien,
Mama. Je suis contente. Repose-toi. Prends soin de toi. Je t’aime.
LioraLe sujet de Naya, lancé ainsi, est comme une pierre dans l’eau stagnante.—Anaïs ? Elle était incompétente. J’ai exposé cette incompétence. C’est une leçon.— Une leçon, répète-t-il, avec une nuance d’ironie. Ou un avertissement ?Je le fixe, essayant de percer à jour son jeu.—Pourquoi vous intéressez-vous à elle ? Elle n’est rien.Il prend une gorgée d’eau, son regard perdu dans les profondeurs bleutées de l’aquarium.—Parce que « rien » est souvent la chose la plus intéressante. Elle ne fait pas partie de votre échiquier. Elle n’en connaît pas les règles. Cela la rend… imprévisible. Et l’imprévisible est la seule vraie variable dans toute équation.Je sens une pointe de cette jalousie méprisable, acide, me transpercer.—Vous aimez les projets, c’est ça ? Les choses à réparer, à façonner ?Il tourne enfin son regard vers moi. C’est un regard qui me déshabille, non pas de mes vêtements, mais de mes couches d’assurance, de mes titres, de mon nom.—Je n’aime pas les projets. Je c
LioraLa limousine glisse dans la nuit parisienne, un cocon de cuir et de silence. Mon reflet, parfaitement net dans la vitre teintée, me fixe. J’essaye de retrouver en moi la froide satisfaction de ce matin, après avoir relégué Naya à son insignifiance dans la salle Atlas. Elle devait se sentir minuscule, perdue, brisée.Pourtant, la victoire a un goût de cendre.Parce que lui était là.Lysandre.Le souvenir de sa présence dans la pièce me brûle encore. La façon dont il s’est dressé, sans une note, et a tenu toute l’assemblée en haleine. Pas avec des menaces ou des cris. Avec l’implacable logique d’un scalpel. Il a opposé à mon avancée stratégique, à mes arguments financiers, une vérité plus fondamentale : la survie.Il ne pense pas en termes de pouvoir. Il pense en termes de danger.Cette pensée est un vertige. Dans mon monde, tout est pouvoir. L’argent, les relations, le nom, l’apparence. Des armes que je manie depuis l’enfance. Lysandre, lui, semble manier des forces plus primitiv
NayaLe réveil sonne à six heures. Le son est un poignard dans le silence de mon sommeil lourd, agité. Je n’ai pas fermé l’œil avant trois heures du matin, mon cerveau tournant en boucle entre les humiliations de la veille, la voix de Lysandre, et le code pour un falafel.Une arme. C’est ce que j’ai décidé.Je me lève, le corps raide, les yeux cernés. Je prends une douche glacée, la seule façon de me réveiller vraiment, de chasser la peur qui veut s’incruster dans mes os. Sous le jet, je répète ma nouvelle résolution, comme une prière laïque : Je ne suis pas une victime. Je suis une survivante. Je vais apprendre.Dans le miroir embué, mon reflet est pâle, déterminé. Je m’habille avec soin, la même robe modeste mais propre. Je passe dix minutes sur internet, à apprendre les bases d’un logiciel de présentation. Ce n’est pas suffisant, mais c’est un début.À huit heures, je suis à mon poste. Avant même de m’asseoir, Claire, l’assistante aux lèvres pincées, s’approche.— Vous avez une réu
LioraLa lueur bleutée de l’écran de mon ordinateur est la seule source de lumière dans mon bureau du trente-deuxième étage. Le silence est absolu, à peine troublé par le bourdonnement lointain de la ventilation. Il est vingt-et-une heures dix-sept. Paris scintille à mes pieds, un tapis de diamants noirs.Je ne suis pas ici pour travailler. Je suis ici pour penser.Mon doigt effleure le trackpad, faisant défiler les pages du rapport que Naya ou plutôt, Anaïs a finalement envoyé à dix-huit heures vingt. Le document est médiocre. La mise en forme est bancale, l’analyse superficielle, le style hésitant. Un travail d’amateur. Le genre de chose que j’aurais jeté à la poubelle sans un second regard si elle venait de n’importe qui d’autre.Mais cela ne vient pas de n’importe qui.Je ferme le fichier. Mes paupières sont lourdes, mais mon esprit est un volcan en activité. Son visage m’obsède. Pas sa maladresse, ni ses vêtements bon marché qui sentent la sueur et la peur. Non. Ce qui me hante,
NayaJe reste un moment interdite. Puis un sourire, minuscule, fend mes lèvres sèches. Il m’a vue. Il a vu les assauts, et il ne m’a pas jugée vaincue. Il m’a donné un code pour un falafel. C’est la première marque d’humanité, de bonté même, que je reçois depuis mon arrivée. Elle vient de l’homme qu’on dit le plus dangereux de la tour.L’après-midi est un champ de mines.14h00 : Claire me demande de refaire toute la numérisation du matin parce que « les métadonnées sont mal renseignées ». Je m’exécute, plus lentement, en vérifiant chaque case.15h30 : Une tempête éclate parce qu’un rapport urgent pour le conseil d’administration n’a pas été imprimé sur le papier « vergé prestige 120g » mais sur du banal 90g. Je dois courir jusqu’au service logistique, supplier pour avoir les bonnes rames, et réimprimer 50 pages sous le regard noir de l’assistante du directeur général.16h45 : Liora repasse. Elle s’arrête devant mon bureau.— Les notes de la visio de Singapour. Je les veux synthétisées
NayaLes spécifications font trois pages. Des protocoles de connexion obscurs, des logiciels de visio que je n'ai jamais vus. La salle Omega est au 28e étage, un aquarium de verre avec une vue à 360 degrés sur Paris. J'arrive à 10h40, le cœur battant. L'équipement est un monstre de technologie : écrans tactiles, tableaux interactifs, une forêt de micros.Je tâtonne. Un écran reste noir. Le logiciel de traduction simultanée demande un code d'accès que je n'ai pas. La sueur perle dans mon dos.À 10h44, Liora entre. Elle est vêtue d'un tailleur couleur crème qui épouse ses formes à la perfection. Ses cheveux sont un casque de soie blonde. Elle me jette un regard.— Tout est prêt ?— Le… l'écran principal ne s'allume pas. Et le logiciel de traduction…— Trouvez une solution. Maintenant.Sa voix est un couteau de glace. Elle s'installe à la tête de la table, affiche un sourire professionnel parfait pour la caméra qui va s'allumer. Je suis en panique totale. Je presse des boutons au hasard.







