Se connecterAURÉLIA
Il tend une main, pas pour me toucher, mais pour indiquer la voiture.
— Venez. Nous parlerons dans un endroit plus confortable. Plus privé.
— Et si je refuse ?
Son sourire disparaît alors, remplacé par une froideur qui me fait reculer d'un pas. Mon corps mince se heurte au mur derrière moi, et je réalise à quel point je suis physiquement vulnérable. Ma force n'a jamais été dans mon corps, mais dans ce pouvoir qui réside dans mes mains. Des mains qu'il veut utiliser.
Vous ne refuserez pas. Parce que vous êtes intelligente. Et parce que vous savez, tout comme moi, que désormais que je vous ai trouvée, d'autres le feront aussi. Des gens moins… courtois que moi. Des gens qui ne verront pas la beauté étrange de ce que vous êtes. Des gens qui ne prendront pas le temps d'apprécier ces cheveux d'or, ces yeux qui voient au-delà du voile. Ils verront seulement un outil. Et ils briseront tout ce qui en vous n'est pas utile.
La menace est voilée, mais claire. Je regarde ses yeux , d'un brun si foncé qu'ils semblent noirs et j'y vois une fascination qui m'effraie encore plus que sa cruauté. Il me désire, mais pas comme un homme désire une femme. Comme un collectionneur désire une pièce rare. Comme un stratège désire une arme unique. Et il a remarqué chaque détail de mon apparence, il a catalogué ma beauté glaciale comme il catalogue les atouts et les faiblesses de ses ennemis.
Je jette un regard vers mon appartement, vers cette vie étroite mais à moi. Puis vers les hommes immobiles, vers la voiture qui attend, vers cet homme qui a déjà décidé de mon destin. Mes cheveux, détrempés par la pluie, collent à mon cou et à mes joues. Je les repousse d'un geste nerveux, et je vois son regard suivre ce mouvement, comme s'il étudiait chaque réflexe, chaque tic.
Mes doigts, à travers le cuir de mes gants, picotent. Le pouvoir en moi s'agite, comme s'il sentait la proximité de la mort, toujours autour de Matteo Rinaldi. Toujours à ses côtés. Mon corps tout entier semble résonner d'une énergie nerveuse, et je me demande s'il peut la voir , cette tension dans mes épaules étroites, ce tremblement presque imperceptible de mes mains.
Je fais un pas en avant.
Non vers ma porte.
Mais vers lui.
Mon corps mince, habillé de noir, doit ressembler à une ombre se détachant du mur. Une ombre avec des cheveux d'or et des yeux trop clairs pour le monde dans lequel elle s'engage.
— Très bien. Parlons.
La capitulation a un goût de cendre dans ma bouche. Mais dans ce goût, insidieuse, se mêle une curiosité que je déteste. Une fascination réciproque, mortelle. Et quelque chose d'autre , un soulagement pervers. Pendant cinq ans, j'ai porté ce secret seul. J'ai été la gardienne solitaire de ce pouvoir. Maintenant, quelqu'un sait. Et bien que ce quelqu'un soit un monstre, il est un monstre qui ne semble pas avoir peur de ce que je suis.
Matteo sourit à nouveau, satisfait, et esquisse un geste courtois vers la voiture. Son regard fait une dernière fois le tour de ma silhouette, et je vois dans ses yeux qu'il évalue déjà comment m'utiliser, comment me déployer. Comme si j'étais une pièce sur son échiquier , une pièce précieuse, certes, mais une pièce quand même.
Je m'y glisse, le cuir froid contre ma peau. Je garde mon manteau fermé, comme une armure. Mes boucles humides laissent des traces sur le cuir immaculé des sièges. Il s'assied à mes côtés, et son regard ne me quitte pas tandis que la portière se referme, nous enfermant ensemble dans cet espace clos, parfumé à son pouvoir et à son danger. Dans la lumière tamisée de l'habitacle, ma pâleur doit être encore plus spectrale, mes yeux encore plus clairs. Je me sens exposée, comme si chaque détail de mon apparence était soudain une information qu'il collectait, une donnée qu'il analysait.
La voiture démarre en silence, emportant ce qui restait de ma vie d'avant. Je regarde par la vitre mon reflet se superposer aux lumières de la ville qui défilent. Une femme aux cheveux d'or, aux traits fins et pâles, aux yeux trop grands dans un visage trop mince. Une beauté glaciale, comme on dit parfois. Ce soir, je ressens le poids de cette apparence comme jamais auparavant. Elle m'a trahie. Elle m'a rendue visible aux yeux les plus dangereux.
Et alors que la voiture s'enfonce dans la nuit, mes mains, cachées dans mes gants de cuir, se mettent à brûler.
AURÉLIAJe le regarde, incrédule.— Doser ? On ne dose pas la vie. On ne dose pas la mort !— Vous le faites pourtant déjà. L’étincelle est plus ou moins forte selon les fois, non ? Selon votre état, selon le… cadavre. Je veux que vous preniez conscience de ces variables. Que vous les maîtrisiez.Il se place de l’autre côté de la table, face à moi. Ses mains sont posées à plat sur l’acier.— Première leçon : le contact. Vous touchez toujours la peau nue. Et si vous tentiez à travers un tissu ? Une fine barrière. Pour amortir le choc, pour vous.— Ça ne marchera pas.— Vous n’en savez rien. Vous n’avez jamais essayé. Vous avez toujours cédé à la panique, à l’urgence. Ici, il n’y a pas d’urgence. Il n’y a que vous, elle, et moi.Son calme est plus effrayant que toute colère. Il a tout prévu, tout rationalisé. Il a transformé mon cauchemar en exercice pratique.Je regarde la vieille femme. Elle a l’air si paisible. Je ne veux pas troubler ce repos. Mais la pression de son regard sur moi
AURÉLIALe bracelet ne quitte plus mon poignet. Le cuir, avec le temps, a épousé la forme de mon os. La plaque d’argent, froide au réveil, se réchauffe contre ma peau, jusqu’à devenir une présence presque vivante. Une marque. La preuve visible du pacte.Les jours qui suivent sont étrangement calmes. Je ne sors pas de la maison. Matteo est souvent absent, affairé, je le suppose, à consolider les avantages tirés de l’information volée à la mort. Je prends mes repas dans ma chambre ou dans le petit salon d’hiver, sous le regard discret mais constant d’Enzo ou d’une domestique. Je ne suis pas enfermée à clé, mais chaque corridor, chaque fenêtre donnant sur le jardin hivernal, semble me rappeler que la liberté est une illusion soigneusement entretenue.Je m’ennuie. Et l’ennui, dans une cage dorée, est un acide qui ronge les résolutions. Je pense à Élodie. Matteo me permet de l’appeler, une fois par semaine, sur une ligne surveillée. Elle va bien. Elle parle de ses études, de ses amis, de s
AURÉLIALa nuit ne finit pas avec le retour. Elle s’incruste sous ma peau, dans la froideur des os que plus aucun feu ne semble pouvoir réchauffer. L’odeur de la terre humide et de la décomposition colle à mes narines, persiste malgré le bain brûlant que je prends en rentrant, où je frotte ma peau jusqu’au rouge. L’eau tourne grisâtre. Elle ne peut laver la souillure.Je reste assise au bord de la baignoire, enveloppée dans un peignoir, à regarder mes mains. La droite, celle qui a touché. Elle ne présente aucune marque, mais je sens encore la texture de cette peau morte, la décharge glacée du pouvoir qui est passé par moi, volé à je ne sais où, pour servir les desseins d’un autre.Les gants gris perle sont posés sur le tabouret de velours, délicats et pervers. Un trophée. Une entrave.Je ne me couche pas. Le sommeil serait une trahison envers l’homme de la fosse, dont je ne connais même pas le nom, dont j’ai violé le repos pour en extraire un fragment de vérité utile à Matteo Rinaldi.
AURÉLIAIl tend la main. Pas vers moi. Vers un livre sur son bureau. Mais le geste est proche, intrusif.— Et les gants que je vous ai offerts… portez-les ce soir. Pour moi. Considérez cela comme un premier geste de… bonne volonté.Son regard plonge dans le mien. Il n’y a pas de menace explicite. Juste une attente immuable. Et cette fascination trouble, qui est pire qu’une menace. Parce qu’elle me regarde, moi, pas seulement le pouvoir. Elle me voit trembler. Elle voit la répulsion. Et elle voit autre chose, que je refuse de nommer.Je me lève, brusquement, pour briser la proximité.— À quelle heure ?— 23 heures. Enzo viendra vous chercher. Habillez-vous chaudement. Et sombrement.Je hoche la tête et me dirige vers la porte.— Aurélia.Je me fige.— La musique, cette nuit… vous a plu ?Je me retourne, surprise. Il a un petit sourire en coin.— Je… je l’ai à peine entendue.— C’était du Satie. Gnossienne n°1. C’est une musique qui attend quelque chose qui ne vient jamais. Je trouvais
AURÉLIAEt puis, aux petites heures, un autre bruit. De la musique. Très faible. Un air de piano, lent, mélancolique, qui filtre à travers les murs. Ça vient d’ailleurs dans l’appartement.Lui.Je ne peux pas m’en empêcher. Je me lève, approche ma main de la porte. Je n’ouvre pas. J’écoute. La musique est belle. D’une tristesse profonde, complexe. Ce n’est pas ce que j’aurais imaginé qu’il écoute. Je l’imaginais aux sons stridents du pouvoir, aux cris étouffés. Pas à cette mélodie qui parle de regrets et de choses perdues.Elle s’arrête aussi soudainement qu’elle a commencé.Le silence qui suit est encore plus lourd. Je me recouche, le cœur battant la chamade, les gants gris perle posés sur la table de chevet, brillant dans l’obscurité comme les yeux d’un prédateur.Le matin arrive, gris et froid derrière les vitres. On frappe à nouveau.— Petit-déjeuner, Mademoiselle. Et M. Rinaldi vous attend dans le bureau à 9 heures.Je me prépare mécaniquement. Je repense mes vêtements simples, j
MATTEOMais comprenez ceci : vous êtes à moi maintenant. Votre sécurité, votre confort, votre secret… tout cela dépend de moi. En échange, votre loyauté m’appartient. Pas votre soumission aveugle. Votre loyauté. Il y a une différence.Elle me regarde, et je vois qu’elle comprend la nuance. Et qu’elle comprend aussi le piège plus profond. La loyauté, c’est ce qui s’attache, ce qui lie. C’est bien plus dangereux que l’obéissance.L’attraction entre nous est palpable, un champ de force qui déforme l’air. Elle a peur. Je suis dangereux. Mais elle est fascinée. Et moi, face à cette créature de lumière et de douleur, je suis… captivé.— Et si je trahis cette loyauté ? murmure-t-elle.Je souris, et je laisse toute la vérité de ce que je suis briller dans mes yeux.Alors, ma protection se retire. Et le monde apprendra ce qu’est Aurélia, la femme qui réveille les morts. Et ce monde, ma chère, ne sera ni courtois, ni fasciné. Il sera avide. Il vous déchirera en morceaux pour comprendre.Elle fe







