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CHAPITRE 13

 

Le Boeing 767 d’American Airlines où avait pris place Angela, se posa le lendemain à quinze heures sur l’aéroport de Burbank, à Los Angeles.

Dès son arrivée dans l’aérogare, la journaliste se rendit au comptoir d’Easy Car. Les formalités remplies, elle alla récupérer son véhicule sur un vaste parking. Le préposé lui remit les clés. Quelques instants plus tard, elle engagea sa Ford Focus sur la nationale 5, en direction du sud. La circulation était fluide, il ne lui fallut que quelques minutes pour traverser Burbank et rejoindre l’intersection avec la 101 qu’elle suivit sur une douzaine de kilomètres avant d’arriver dans Studio City et de prendre sur Laurel Canyon. Elle roula vers le sud, en direction de West Hollywood. Le boulevard serpentait entre des collines à la végétation clairsemée, aux habitations espacées. Elle s’arrêta enfin devant l’adresse indiquée par Zed. Il s’agissait d’une maison de style moderne, basse, pour autant qu’elle puisse en voir, car elle était construite en hauteur, et assez en retrait de la route. Angela se gara sur le bas côté, un peu après l’entrée et coupa le contact. Elle souffla quelques instants, se préparant mentalement aux prochaines minutes qui seraient déterminantes pour la suite de son enquête. Durant le voyage en avion, elle n’avait cessé de penser à la façon dont elle pourrait approcher le garçon. La difficulté viendrait bien évidemment des parents. Elle avait imaginé différents subterfuges afin de contourner leur barrage, mais aucun ne la satisfaisait. Elle ne pouvait se faire passer pour ce qu’elle n’était pas, telle une assistante sociale par exemple ; c’était le meilleur moyen de se retrouver au poste de police avec une plainte pour usurpation d’identité, voire, suspicion d’enlèvement, la méfiance étant devenue une des règles sous-jacentes de cette société. D’un autre côté, dire la vérité était bien souvent le meilleur moyen, mais elle ne se voyait pas annoncer à la mère : « Hello, je suis journaliste. Votre fils, qui est en contact avec Dieu, m’a envoyé un message de sa part. Pourrais-je lui parler ? ». Elle ne savait pas comment s’y prendre. Finalement, elle décida d’y aller au feeling, quitte à rebrousser chemin et tenter d’intercepter le gamin sur le chemin de l’école, le lendemain matin.

Angela quitta sa voiture, traversa la route et s’engagea dans l’allée en pente menant à la villa. À mesure qu’elle s’approchait de la maison, elle se rendait compte que celle-ci était magnifique. Plutôt vaste, tout en bois et en verre, construite de plain-pied, elle semblait s’intégrer harmonieusement dans le décor. De grandes baies vitrées éclairaient la façade et s’ouvraient sur un jardin bien entretenu recelant une grande variété d’espèces végétales californiennes. Au bord d’un petit bassin jouxtant la terrasse, une femme grande et mince, vêtue d’un sarong vert, était penchée sur une azalée. Sa longue chevelure châtain cascadait sur le côté d’une épaule tandis qu’elle semblait couver la plante de toute son attention, ne faisant rien d’autre que la regarder. Lorsque Angela approcha, elle se tourna vers elle. Nullement surprise par cette arrivée impromptue, elle se redressa et s’avança d’une démarche très féline.

– Bonjour, puis-je vous aider ? fit-elle avec un sourire proprement désarmant.

Angela sentit toute appréhension s’envoler. Elle sut en un instant ce qu’elle devait faire.

 

Les deux femmes étaient confortablement installées dans de grands fauteuils d’osier, à l’ombre de la véranda, dégustant un délicieux thé vert. Gwen – c’est ainsi que se prénommait la mère de Joshua – l’avait invitée à venir lui raconter son histoire avec un naturel et une gentillesse confondants. Àgée d’une quarantaine d’années, c’était une femme d’une grande beauté, dégageant un charme peu commun que venait rehausser le profond magnétisme de ses yeux verts. Mais au-delà de son physique, c’est de l’intérieur qu’elle semblait véritablement irradier. Gwen appartenait à la race rare et précieuse de ces êtres en la présence desquels on se sentait bien, en paix avec le monde autant qu’avec soi-même. Angela avait décidé sur le champ qu’elle pouvait sans crainte lui dire toute la vérité. Elle lui avait donc relaté ses aventures sans rien omettre, depuis son enquête sur les meurtres de Juarez jusqu’à son hallucinante entrevue avec Zed Kappa. Et l’implication de son fils.

Gwen l’avait écoutée avec une grande attention. Lorsque Angela avait évoqué Joshua, elle avait souri, ne montrant aucune surprise devant les propos de la journaliste.

– J’ai comme l’impression que ce que je viens de vous dire sur votre fils ne vous étonne pas, termina-t-elle.

– Joshua est un garçon très spécial, répondit Gwen dans un sourire un peu mystérieux.

Elle resservit un peu de thé, marquant ainsi une pause nécessaire dans la tournure qu’allait prendre leur échange.

– Avez-vous entendu parler des enfants indigo ? demanda-t-elle en prélude.

– Non, je ne crois pas.

– Ce nom quelque peu étrange leur vient de la couleur de leur aura. Certaines personnes peuvent les voir, le savez-vous ?

– Les auras ? Oui, j’en ai entendu parler, en effet.

– Ce n’est pas une légende. La couleur de l’aura indique le degré de conscience des êtres. L’indigo est parmi les plus élevés. Depuis une trentaine d’années, des enfants naissent avec un niveau de conscience très développé. Ils sont chaque année de plus en plus nombreux.

– Je n’étais pas au courant.

– Ce n’est pas étonnant, notre société ne veut pas les reconnaître. Ils ne correspondent pas aux normes établies. La pédopsychiatrie les a classés comme souffrant de troubles de l’attention et d’hyperactivité.

– Des enfants hyperactifs ? Oui, j’ai lu un article dessus récemment. On les traite avec des calmants je crois.

– Malheureusement, fit-elle avec un sourire triste. C’est tout le drame de notre société. Nous jugeons plutôt que de chercher à comprendre. Nous refusons de nous remettre en question, nous choisissons la facilité, qui conduit à des aberrations de ce genre.

– Joshua est un enfant indigo ?

– Oui Angela.

– Vous croyez que je pourrais le rencontrer ?

– Bien sûr !

– Il doit être à l’école à cette heure-ci.

– Non, le système éducatif n’est pas adapté à ces enfants. Joshua étudie ici. Il suit les cours par correspondance d’une école spéciale, disons… plus ouverte ! dit-elle d’un air malicieux.

– Venez, fit-elle en se levant. Allons lui rendre visite !

La maison s’articulait autour d’une grande pièce principale, meublée sobrement. Plusieurs tapis indiens délimitaient des espaces de détente et de travail, une vaste cuisine, un salon de lecture. Le bois était omniprésent, la décoration minimaliste. Gwen traversa la pièce, entraînant son invitée vers un couloir s’ouvrant dans la paroi opposée et pénétrant vers le fond de la maison. Elle s’arrêta devant une porte et frappa doucement.

– ‘trez ! dit une voix.

Gwen fit un geste à Angela agrémenté d’un sourire signifiant « restez-là » ; elle tourna la poignée et pénétra dans la chambre de son fils. La journaliste les entendit parler quelques instants. Puis Gwen passa la tête par l’embrasure et lui fit signe de venir. Joshua était assis sur son lit, un Mac portable et quelques livres scolaires à ses côtés. C’était un garçon d’une douzaine d’années, châtain comme sa mère, au regard vif et intelligent. Il était vêtu d’un tee-shirt blanc à l’effigie des Doors et d’un pantalon court en coton rouge.

– Bonjour Joshua, dit la journaliste avec une certaine retenue.

– Bonjour Angela, répondit-il d’une voix claire, son visage s’illuminant d’un sourire sincère.

La jeune femme fut conquise en un instant. Elle décida de jouer franc jeu avec lui et lui fit un résumé rapide de son enquête. Lorsque le garçon apprit qu’il lui avait par deux fois envoyé des messages, il parut très étonné

– Angela, la coupa-t-il, je ne vous ai pas envoyé de message. Il pianota quelques secondes sur le clavier de son portable.

– Regardez, fit-il en orientant le Mac Book vers elle.

Angela s’assit sur un coin du lit et regarda l’écran. Joshua avait affiché la page des messages envoyés depuis sa boîte mail durant les deux dernières semaines. Aucun ne correspondait à son adresse personnelle.

La journaliste resta interdite quelques instants, l’esprit quelque peu vidé par une situation qu’elle n’avait pas prévue. Zed avait été si catégorique, si convaincant – sans compter la confiance absolue de William à son encontre et envers la Communauté -, qu’elle n’avait pas douté une seule seconde de la véracité de ses affirmations. Mais peut-être que Joshua avait une autre boite mail dont il lui cachait l’existence ? Elle allait lui poser la question – plutôt embarrassante, car elle induisait qu’il lui cachait la vérité -, mais se ravisa en plongeant les yeux dans les siens. Le garçon était sincère. La journaliste sentit la confusion l’envahir. Zed s’était-il trompé ? Elle se mit à douter soudain. Sentant son trouble, Joshua vint à son secours.

– Peut-être que quelqu’un a piraté ma boîte, s’en est servi pour envoyer ces messages et les a effacés par la suite ? suggéra-t-il doucement.

Elle ne connaissait pas grand-chose en informatique, mais cela lui parut une explication plausible. Si tel était le cas, elle se trouvait dans une impasse. Seul Zed pourrait l’aider à s’en sortir.

– Je suis désolée de t’avoir dérangé, dit-elle d’un air quelque peu contrit.

– Pas de problème. Repassez quand vous voulez, répondit Joshua en souriant.

Angela se redressa. Ils se dirent au revoir d’un geste de la main agrémenté d’un sourire et les deux femmes quittèrent la chambre.

– Quel garçon merveilleux, dit doucement Angela lorsqu’elles eurent regagné la véranda.

– Oh, il n’est pas toujours aussi bien disposé, mais je crois que… vous lui avez tapé dans l’œil, fit Gwen en riant.

– Vous croyez ?

– Les enfants indigo sont très éveillés. Dans tous les domaines, si vous voyez ce que je veux dire ! gloussa-t-elle.

– Vous êtes sérieuse ?

– Ils n’ont pas de préjugés, ils aiment tester eux-mêmes. Mais ils font tout tellement sainement que cela ne pose aucun problème. C’est notre regard qui en crée, malheureusement.

– J’ai l’impression qu’il est plutôt bien tombé avec une mère telle que vous.

– J’ai la chance d’avoir compris certaines choses dans ma vie, d’être indépendante dans mes pensées. Malheureusement, beaucoup de parents n’ont pas cette démarche et ne sont absolument pas préparés à élever un enfant indigo. Ils sont dépassés, consultent des pédiatres qui le sont tout autant, ce qui cause de nombreux problèmes et se termine invariablement par des prescriptions médicamenteuses. J’ai créé une association pour tenter d’y remédier, mais…

– C’est fantastique !

– Vous êtes gentille, mais je dirais plutôt que c’est une goutte d’eau dans l’océan, fit-elle tristement. Plus je vois ce qui se passe autour de moi, plus je me dis que l’humanité n’est pas prête à recevoir de tels êtres.

– Vous croyez ?

– Songez à Mozart. S’il naissait maintenant, il serait classé hyperactif et traité à la Ritaline. Que deviendrait son œuvre grandiose avec pareil traitement chimique ? Combien de Mozart en puissance détruisons-nous parce que nous sommes incapables de nous remettre en question, parce que notre arrogante certitude nous aveugle ? Quel gâchis, vous ne trouvez pas ? Mais je m’emporte, veuillez m’excuser, dit-elle en souriant tristement.

– Je me demande bien pourquoi ils sont apparus dans notre monde, poursuivit-elle d’un ton rêveur, les yeux dans le vague. Il doit y avoir un sens. Mais lequel ? fit-elle en posant un regard magnétique sur son interlocutrice.

 

L’après-midi tirait à sa fin. Gwen proposa à sa visiteuse de rester pour dîner, ce qu’Angela accepta avec un plaisir non dissimulé. Dans son désarroi, elle se disait que la présence rassurante de Gwen ne pourrait que lui faire du bien. Mais il y avait autre chose ; elle sentait confusément que la proximité de Joshua la rapprochait de son mystérieux informateur. Bien que le contact fût apparemment coupé.

Elle avait un besoin urgent de contacter le hacker.

Pendant que Gwen préparait le repas, elle s’isola dans le jardin et téléphona à Hartigan. Elle le mit au courant de la situation, mais ce dernier lui confirma ce qu’elle savait déjà : elle ne pouvait contacter Zed directement, espionnite aiguë de ce dernier oblige. Elle le déplora fortement, car s’il existait une solution informatique, lui seul pourrait la tirer de cette impasse. Mais pour cela, elle était obligée de retourner sur la côte Est.

Quelle perte de temps, songea-t-elle en coupant la communication.

 

La soirée fut des plus agréables, les Selden mère et fils se révélant des hôtes non seulement charmants, mais d’un grand intérêt. Joshua était en effet très éveillé et tenait des propos démontrant une ouverture d’esprit que plus d’un adulte aurait été incapable d’avoir alors qu’il n’avait que douze ans. Angela se montra très impressionnée. La conversation dériva ensuite sur la situation professionnelle de chacun. Angela apprit ainsi que le père de Josh était architecte dans le domaine très porteur des maisons écobiologiques et que ses habitations connaissaient un succès grandissant dans tout le pays. Le revers de la médaille était d’incessants déplacements. Aussi Gwen – également architecte de formation - avait choisi de rester à la maison afin de s’occuper de leur fils.

 

Angela prit congé en tout début de soirée, car elle voulait rentrer à New York le plus tôt possible. Le dernier vol décollait de Burbank à vingt et une heures. Elle quitta ses nouveaux amis non sans regret, et leur promit de les tenir au courant de son enquête. De retour à sa voiture, elle s’installa derrière le volant, tourna la clé de contact, enclencha la boîte automatique et accéléra doucement en regardant son rétroviseur. Elle ne remarqua cependant pas la Ford Crown Victoria sombre, garée plus haut dans la rue, environ trois cents mètres sur son arrière. Celle-ci la laissa s’éloigner un peu avant de démarrer à son tour. Ses occupants – deux hommes minces d’allure martiale en costume sombre - n’étaient pas obligés de la suivre de trop près, un émetteur ayant été placé sous le châssis de sa voiture. Celui qui occupait le siège passager sortit un téléphone de sa poche et composa un numéro.

– Alpha vient de quitter le domicile de Sierra, dit-il laconiquement.

– Nous venons d’intercepter une communication, répliqua son interlocuteur. Elle rentre sur New York. Ne la perdez pas de vue jusqu’à son embarquement et revenez ensuite sur zone. Une équipe va vous rejoindre pour s’occuper de Sierra. Vous restez en couverture.

– Bien reçu.

Et il coupa la communication.

– Alors ? fit le chauffeur.

– J’espère que t’as pas prévu un rencard ce soir ; on risque d’y passer la nuit.

 

L’avion d’Angela atterrit à La Guardia à deux heures trente du matin. Il était convenu que William vienne l’attendre à l’aéroport, mais à sa place, elle trouva un message surexcité de lui sur sa boîte vocale. Ö venait d’envoyer un quatrième message. D’après William, celui-ci n’avait rien à voir avec les précédents ; c’était une vraie bombe qui était en train de mettre le Net à feu et à sang.

 

 

Kaugnay na kabanata

Pinakabagong kabanata

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