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CHAPITRE 6

 

Ciudad Juarez…

 

Angela trempa les lèvres dans son café – froid -, fit la grimace en reposant la tasse et se frotta les yeux. Cela faisait plus de trois heures qu’elle travaillait à son article et son corps montrait des signes de fatigue.

Elle s’étira, puis laissa son regard errer alentour.

La pièce était à peu près en ordre. Pas moins d’une heure entière avait été nécessaire pour effacer toutes traces du cambriolage – ou plutôt, de la fouille en règle de son appartement – qu’elle avait eu la très mauvaise surprise de découvrir en rentrant chez elle, en fin de journée. Bizarrement, on ne lui avait rien volé. Outre le fait que des inconnus s’étaient introduits chez elle, cela la mettait mal à l’aise. Dans un pays où n’importe quoi avait une valeur marchande, ne rien emporter dénotait un professionnalisme qui lui faisait froid dans le dos. Nul doute qu’on lui faisait par là même passer un message. Non seulement elle était sous étroite surveillance, mais sa marge de manœuvre n’excédait pas ce qu’ils voulaient bien lui accorder.

Angela laissa son regard errer par-delà les hautes fenêtres à carreaux. À moins de trois cents mètres de son appartement, se dressait une petite église. De là où elle se trouvait, elle pouvait en apercevoir le clocher grisâtre, ainsi que celui blanchi à la chaux de la mission de Nuestra Señora de la Transfiguracion qui la jouxtait. La vision de ces lieux de foi et de miséricorde lui apporta un peu de réconfort. Etait-ce la sérénité qui s’en dégageait, ou bien le fait qu’ils matérialisaient la croyance d’un principe supérieur au milieu de ce marasme ambiant ? Des gens croyaient encore à quelque chose de pur. Et c’est pour eux qu’elle devait se battre. Même si elle risquait sa vie pour cela.

Le refus de son rédacteur en chef avait fait naître en elle une immense frustration. Sa découverte était déterminante, elle le savait. Une partie de la solution des meurtres en série de Juarez – la plus horrible en tout cas - était tapie dans ce qu’elle venait de découvrir, qui impliquait un ou peut-être même plusieurs hommes riches et puissants, tuant pour leur plaisir, et ce… cette couille molle – il n’y avait pas d’autre terme pour le qualifier ! – refusait de passer son article.

Il était évident qu’il subissait des pressions, probablement des menaces également, mais ce genre de danger était inhérent au métier de journaliste. La vérité avant tout, tel était le credo. Si l’on n’était pas capable d’y faire face, autant changer de boulot.

Angela avait pleinement conscience d’être une idéaliste ; elle était encore jeune dans le métier, s’y consacrait pleinement, au détriment de toute vie personnelle. C’était un choix qu’elle assumait. Pour le moment en tout cas.

Mais quelles que soient les circonstances, aucun journaliste ne pouvait renoncer à la déontologie du métier ; elle était aussi essentielle que le serment d’Hippocrate pour les médecins et tous ceux qui y dérogeaient étaient des vendus, des lâches ou des salauds. Son rédacteur en chef faisait partie de la catégorie des lâches, elle n’avait aucun doute là-dessus. Malheureusement, il n’était pas le seul ; elle avait rendu visite ces derniers jours à différents journaux de Juarez, mais s’était heurtée à chaque fois au même genre de refus craintif.

Quant au procureur de la ville, il ne s’était toujours pas manifesté et ce n’était pas bon signe. Angela était du genre impatient. Attendre que les choses bougent d’elles-mêmes alors qu’elle pensait avoir découvert un scoop la faisait littéralement bouillir. Mais au-delà de cet état de caractère, elle sentait que le temps jouait contre elle. Contre la vérité. Contre les victimes et les futures victimes. Contre sa propre sécurité également. Le tueur savait maintenant qu’elle était sur sa piste, en témoignait la fouille de son appartement. Ceux qui le protégeaient voulaient connaître l’état d’avancement de son enquête, savoir qui elle avait contacté. Et dans un  pays  où  le  meurtre  de  journalistes  n’était  pas  un  fait  exceptionnel  -  même  si habituellement, ils étaient plutôt le fait des narcotrafiquants -, c’était plutôt inquiétant.

Il était temps de passer à la vitesse supérieure.

Angela se renversa dans son fauteuil en poussant un profond soupir.

Très bien, puisque c’est comme ça, on va taper beaucoup plus haut et sortir des frontières du Mexique !

Pourquoi pas le New York Times ?

William Hartigan, l’un des plus grands journalistes d’investigation que la presse écrite ait jamais connu, une sorte de Dieu du journalisme qu’elle vénérait autant qu’elle enviait, y émargeait régulièrement. Il pourrait l’aider, elle en était sûre.

Angela décrocha son téléphone et composa le numéro de son mentor à New York.

 

William Hartigan pianotait d’impatience sur le volant de son Aston Martin. Mais pourquoi avait-il eu l’idée saugrenue de passer par la cinquième avenue à l’heure de pointe ? De toute façon, c’était toujours l’heure de pointe dans la cinquième… La question se résumait plutôt : pourquoi avait-il décidé de prendre cette putain d’avenue ? Il avait cependant assez d’humour pour apprécier l’ironie de la situation : rouler au pas avec un coupé sport de quatre cent cinquante chevaux.

– Métaphore parfaite des paradoxes ubuesques d’une société décadente ! dit-il à voix haute avec un sourire ironique.

La blonde dans la Camaro à ses côtés crut qu’il s’adressait à elle ; elle lui fit son sourire le plus éclatant, aussi faux probablement que son visage lifté et sa chevelure digne d’une poupée barbie.

Hartigan avait l’habitude de se faire draguer par les femmes. À cinquante-deux ans, il était toujours très bel homme. Grand et svelte - il avait su rester mince dans une société offrant toutes les chances de devenir obèse -, son visage racé au nez aquilin surmonté d’une intense tignasse poivre et sel respirait le charme et la maturité. Une assurance à toute épreuve complétait harmonieusement le tableau. Sans compter son élégance naturelle.

Au volant d’une Aston à cent cinquante mille dollars, William Hartigan était donc un pur objet de convoitise pour, disons... une certaine catégorie de la gente féminine.

Pas la plus intéressante, malheureusement, pensa-t-il in petto.

Cela expliquait-il le désastre de sa vie privée ? Même pas. Hartigan était un passionné et toute son énergie ne servait qu’une seule cause : sa carrière professionnelle. Il n’avait tout simplement pas de temps à consacrer à une vie de famille. L’investigation était sa drogue, sa raison de vivre, sa croisade contre ce monde pourri et ses abuseurs. Prendre un sujet d’importance et le décortiquer pour en extraire la moelle, l’observer à la loupe sous toutes les coutures et en dénoncer publiquement les travers, étaient pour lui plus qu’un plaisir, une mission. Et il fallait bien reconnaître qu’il était très doué pour ça.

Adulé par ses lecteurs, respecté de ses pairs, craint par ses sujets d’enquête qui devenaient en général ses ennemis, William Hartigan était la référence du journalisme d’investigation. Il y avait tout sacrifié et le monde le lui rendait bien. Chacune de ses enquêtes était couronnée de succès et se terminait en principe par un best-seller. Il avait remporté plusieurs prix d’importance. Son dernier en date, le National Magazine Awards, lui avait été décerné pour une enquête sur l’industrie du Fast Food et ses effets catastrophiques sur la santé humaine.

Empoisonnez votre ex ou votre belle-mère et vous preniez au mieux perpète, au pire, la chaise. Montez une chaîne de restauration rapide et empoisonnez à petit feu plusieurs centaines de millions de personnes et vous étiez libre de faire fortune sans être le moins du monde inquiété.

On vivait dans une société ou l’empoisonnement à petit feu était légal, telle était la conclusion de son enquête.

Tout est dans la dose, disait Paracelse, même pour le poison. Rien n’était plus vrai. Sauf qu’une accumulation de plusieurs substances toxiques à dose infinitésimale, mais quotidienne, vous avait totalement ruiné la santé vingt ans plus tard, sans que l’on n’y voie de relation de cause à effet assez probante pour tenir devant un tribunal. Et c’est là-dessus que les industriels s’appuyaient tandis que les autorités fermaient les yeux, rentabilité oblige. Sans compter que des millions d’obèses, de malades et de malportants étaient une sacrée rente pour l’industrie pharmaceutique !

Son enquête suivante s’était donc tout naturellement déroulée au sein de cet autre milieu d’empoisonneurs potentiels, mais aux moyens financiers beaucoup plus importants - le troisième marché mondial pour tout dire, juste derrière celui des armes… et de la drogue ! Hartigan s’était d’emblée trouvé confronté à un milieu hyper fermé, chapeauté par des gens riches, immensément riches même, donc puissants et influents. Assez en tout cas pour contourner à l’occasion la FDA et mettre sur le marché des substances potentiellement dangereuses pas assez testées – sacro-sainte rentabilité oblige. Autrement dit, les cobayes étaient les patients eux-mêmes, à leur insu, bien entendu.

Il avait sorti son brûlot la semaine dernière, et déjà, cela sentait le best-seller. Le nombre de ses ennemis augmentait en proportion. Il était conscient qu’un accident lui arriverait probablement un jour, mais Hartigan assumait cela. Il se considérait comme un reporter de guerre en territoire hostile, un chevalier de la Vérité sans peur et sans reproche.

Le monde en serait-il changé pour autant ? Probablement pas, mais il avait au moins la satisfaction d’avoir fait son boulot. Il pouvait se regarder en face dans une glace, lui. Ce qui ne devait pas être le cas de beaucoup des gens sur lesquels il avait enquêté.

Son téléphone portable sonna ; Hartigan enfonça la touche du kit mains libres et la voix d’Angela résonna dans l’habitacle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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