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CHAPITRE 8

 

Londres, The Guardian…

 

Noa Stevenson pénétra dans la grande salle de rédaction parsemée de box où régnait l’agitation fébrile des dernières heures de bouclage. Il salua plusieurs de ses collègues d’un vague coup de tête en la traversant, restant bien attentif à ne pas se laisser déconcentrer. Il avait parfaitement conscience que ce qu’il s’apprêtait à faire était difficile. Harold Ramis, le rédacteur en chef, était réputé pour son opiniâtreté, sa dureté et son sens implacable de la logique. Malgré la décision qu’il avait prise, Noa n’était pas certain d’avoir le dernier mot. Il n’était pas sûr non plus, dans le cas où les choses tourneraient mal, d’être prêt à renoncer à sa carrière.

Noa frappa à la porte vitrée et entra sans attendre d’y être invité. Ramis trônait derrière son bureau débordant de dossiers. Il mit brutalement fin à une conversation téléphonique et leva les yeux.

– Noa… content de te voir.

– Harold.

– Assieds-toi.

Gros, chauve, d’aspect débonnaire, Noa savait parfaitement qu’il ne fallait pas se fier à l’impression que dégageait le personnage. Plus d’un s’y était trompé et l’avait amèrement regretté.

– J’ai vu tes photos. Remarquable, comme d’habitude. Beaucoup de force et d’intensité. C’est exactement ce qu’il faut pour ce genre de sujet humanitaire.

La pommade habituelle. Noa l’écouta d’une oreille distraite, laissant son regard vagabonder sur le décor. Au mur s’étalaient les couvertures des numéros les plus emblématiques. Noa reconnut l’une de ses photos, prise pendant la crise yougoslave. Elle montrait un enfant en larmes tenant la main de sa mère morte, effondrée à ses côtés, tuée d’une balle en pleine tête par un sniper. Cette image d’une abominable cruauté le projeta instantanément dans l’état d’esprit qui l’avait amené à prendre sa décision. Sa certitude était absolue. Quelles que soient les conséquences, maintenant, il s’en fichait.

– Harold, je vais arrêter.

Ramis laissa tomber les photos sur son bureau d’un geste brusque et s’enfonça dans son fauteuil, fixant Noa droit dans les yeux. Durant quelques secondes, ils s’affrontèrent du regard.

– Tu veux arrêter quoi, Noa ?

Le ton était mielleux, la question sibylline, mais Noa percevait parfaitement que Ramis n’était pas dupe. Il savait exactement de quoi il parlait. Il voulait juste le lui entendre dire. Se justifier. Ramis adorait clouer au pilori ses adversaires, et, en cet instant, Noa en était probablement déjà devenu un. Mais il s’en fichait. Plus rien n’avait d’importance.

– J’arrête les reportages de guerre, Harold, c’est de ça que je parle.

– Tu es le meilleur, tu le sais, ça ?

– Je suis le meilleur du moment. Tu en trouveras un autre.

– Laisse-moi le temps de me retourner.

– John Boscombe est très bon.

– John Boscombe n’a pas la moitié de ton talent.

– Laisse-lui du temps.

– Je n’en ai pas, l’actualité n’en a pas, les lecteurs n’en ont pas ! Nous sommes au Guardian, Noa, pas dans une feuille de chou merdique ! Tu sais ce que ça veut dire ?

Noa se contenta de fixer son rédacteur en chef d’un œil fatigué. Ramis secoua la tête en expirant d’un air las.

– Tout ça t’a bouffé, hein ! T’as pas su te protéger !

– Comment est-ce qu’on peut se protéger de ça, Harold ?

Noa désigna d’un mouvement de tête sa couverture yougoslave sur le mur. Il la contempla une nouvelle fois et en ressentit toute l’intensité dramatique. Quelque chose se brisa en lui et il sentit les larmes lui monter aux yeux. Une détresse irrépressible le submergea soudain, comme un barrage qui cède et libère une vague immense. Il se prit le visage dans les mains et pleura. Pendant près d’une minute, il fut secoué de sanglots. Il ne chercha pas à les retenir et pleura tout son saoul sur la misère du monde, sur sa souffrance, sur la condition humaine et ce qu’elle impliquait. Sur lui aussi, qui en faisait partie. Ses larmes se tarirent ; il s’essuya le visage de ses mains et fixa Ramis d’un regard embué.

– Désolé, fit-il.

– Tu n’as pas à t’excuser, ni à te justifier. Tu n’es pas le premier à craquer, ni le dernier.

Ramis se pencha en avant ; son expression reflétait une certaine compassion que Noa ne lui avait jamais vue.

– Noa, nous faisons un métier difficile, dangereux, mais nécessaire, et passionnant aussi. Je peux comprendre que tu aies besoin de faire un break. Je vais te faire une proposition. J’ai vu tes photos du dispensaire de Riyad ; elles sont bien et on va faire un papier là-dessus.

– Vraiment ? On n’a rien de tangible sur cette affaire.

– Alors c’est que tu n’es pas au courant : il y a eu une autre apparition en même temps que la tienne, en Inde, à Bénarès, dans un dispensaire également. Et ce n’est pas fini ; il vient de s’en produire une autre, au Pérou cette fois.

– Quand ?

– Il y a quelques heures, ça vient de tomber par l’AFP.

Il désigna l’écran de son ordinateur d’un geste vague.

Noa mit quelques secondes à digérer l’information. Ramis attrapa un stylo, se jeta au fond de son fauteuil et le fit tourner entre ses doigts.

– Bon, écoute, voilà ce que je te propose : tu pars au Pérou, ça te changera les idées. Tu fais des photos, tu me fais un bon papier, et on parlera de ta décision à ton retour. D’accord ?

– Harold…

– Je veux que tu prennes le temps de réfléchir Noa.

– J’ai eu tout le temps d’y penser au Darfour.

– Fais-moi plaisir : pars au Pérou ; on en reparle après.

De guerre lasse, Noa acquiesça et se leva. Il prit congé et se rendit au service logistique afin d’organiser son voyage.

 

 

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