Graziella
Je reste là, figée. Le regard d’Élias m’enserre, une prise invisible, plus forte que mes muscles. Ses mots flottent dans l’air, lourds, inéluctables. Corps, âme et danse. Je les répète dans ma tête, comme un écho qui ne cesse de grandir. C’est une offre, une promesse, mais aussi un piège. J’ai l’impression d’être prise dans une toile d’araignée invisible, chaque mouvement me rapprochant davantage du centre. Et pourtant, je ne peux m’empêcher de frémir à l’idée de ce que cela pourrait signifier.
Je n’arrive pas à détacher mes yeux des siens. Il n’a pas besoin de dire un mot de plus. Tout est là, dans l’intensité de son regard, dans le silence de la pièce, dans la chaleur qui semble se dégager de sa présence. Je pourrais lui appartenir. Tout ce que je veux, tout ce dont j’ai rêvé, à portée de main. Mais à quel prix ? Quelque chose en moi se révolte à cette pensée, un cri intérieur qui me hurle de reculer, de fuir. Mais je sais que c’est déjà trop tard.
Il n’a pas besoin de me toucher pour que je sente l’emprise de son pouvoir. C’est comme si le simple fait de me regarder suffisait à marquer chaque fibre de mon être. C’est une domination silencieuse, presque imperceptible, mais tellement tangible. Je respire plus vite, mon corps réagit malgré moi, la chaleur envahit ma peau, mes pensées s’embrouillent. J’ai l’impression de suffoquer. Il n’est qu’un homme. Un homme que je ne connais pas, mais il est tout ce que je veux. Et pourtant, il est tout ce que je redoute.
— Je… J’ai besoin de réfléchir, dis-je enfin, ma voix brisée par l’incertitude.
Élias ne réagit pas immédiatement. Il me fixe encore un moment, comme s’il pesait mes mots, mes intentions. Puis, un léger sourire, presque imperceptible, se dessine sur ses lèvres. Il n’est pas surpris. Peut-être l’a-t-il anticipé. Il ne me presse pas. Il me laisse cette fraction de temps, ce souffle, pour décider.
— Prenez le temps qu’il vous faut, Graziella, dit-il d’une voix qui semble plus douce, presque amicale. Mais sachez une chose : ce genre d’opportunité n’attend pas. Si vous décidez de partir, tout disparaîtra. Vous serez oubliée. Et votre talent, tout comme votre rêve, s’éteindra avec vous.
Ces mots me transpercent comme des aiguilles. C’est ce qu’il veut. Me faire comprendre que le temps est compté, que tout ce que j’ai, tout ce que je suis, pourrait être balayé en un instant si je choisis de partir. La peur serre ma poitrine. Mais en même temps, une autre pensée se fait de plus en plus pressante. Et si je ne le fais pas ? Et si je continue à vivre cette vie que je connais, cette vie de petites auditions et de rêves brisés ? Qu’est-ce que j’ai à perdre, au fond ?
Je baisse les yeux, mes mains tremblent légèrement. Je veux encore croire que j’ai le contrôle. Mais je sais que ce contrôle est illusoire. Le choix est là. Il est devant moi. La voie de la facilité, celle qui mène à la gloire et à la reconnaissance, ou celle de l’obscurité, celle du renoncement et de la frustration. Un pas dans cette direction, et je ne pourrais plus revenir en arrière.
L’angoisse m’étreint à nouveau, mais il y a aussi une étrange sensation qui m’envahit. C’est un désir insidieux, presque irrésistible. La gloire. L’Opéra. Tout ce que j’ai toujours voulu. À portée de main, mais derrière cette façade, une vérité plus sombre se cache.
Mes yeux se posent sur ses mains, cette paire de mains qui, quelques minutes auparavant, tenait son verre avec une précision froide et implacable. Des mains de contrôle. Des mains qui savent se faire respecter, qui savent ce qu’elles veulent. Comme moi. Je veux ça. Je le veux, même si ça signifie tout sacrifier pour l’obtenir.
Je ferme les yeux un instant. Et si je l’appelais maintenant, et si je décidais d’accepter ce qu’il m’offrait ? Qu’aurais-je à perdre de plus ? Mon âme ? Elle est déjà brisée. Ma danse ? Elle est ce qui me reste, ce qui m’a toujours sauvée. Mais jusqu’où suis-je prête à aller pour cette dernière chance ? Jusqu’à quel point suis-je prête à me vendre pour atteindre le sommet ?
Je respire profondément, mon corps tout entier tendu, un nœud dans l’estomac.
Je me lève lentement, mon esprit en proie à un tourbillon de pensées contradictoires. Je ne sais pas pourquoi, mais je me sens soudainement vulnérable, comme si chaque pas que je faisais dans cette pièce me conduisait encore plus loin de la personne que j’étais avant d’entrer ici.
J’ai le sentiment que chaque geste que je fais dans cet endroit clos est une décision prise. Le simple fait de me lever, de tourner la tête vers la porte, m’emporte déjà au-delà de cette rencontre. J’ai envie de fuir, mais je sais que je suis déjà entrée dans ce monde, et que le seul moyen de m’en sortir maintenant serait de me brûler les ailes.
— Vous… vous avez raison, dis-je à voix basse, plus pour moi-même que pour lui. Mais je dois réfléchir. J’ai besoin de temps.
Il reste silencieux un instant, mais je sens son regard insistant, son évaluation. Peut-être qu’il sait que tout ça n’est qu’une formalité. Peut-être qu’il a vu en moi ce qu’il voulait voir. Cette faiblesse, cette hésitation. La prise sur moi est déjà là, sous-jacente.
Élias finit par sourire légèrement, mais c’est un sourire sans chaleur. Il sait déjà que je reviendrai. Peut-être pas aujourd’hui, mais demain. Peut-être plus tard. Mais, d’une manière ou d’une autre, il sait qu’il m’a déjà fait siens.
— Prenez votre temps, Graziella. Mais sachez que tout est déjà décidé. Je serai là, si vous changez d’avis.
Il se détourne, et d’un geste élégant, il reprend sa place derrière son bureau, comme si l’entretien était terminé. Mais moi, je ne suis plus sûre de rien. Il m’a fait comprendre que le temps est mon ennemi. Que tout ce que j’ai, tout ce dont j’ai rêvé, pourrait me glisser entre les doigts. Et l’angoisse me ronge à mesure que la porte se referme doucement derrière moi.
Une fois dehors, dans la rue, l’air me semble étrangement plus frais. Moins suffocant. Le monde autour de moi est bruyant, insistant, mais tout me paraît désormais si lointain. Je marche sans but, perdu dans une mer de pensées. Et pourtant, une voix, une seule, résonne encore dans ma tête : « Vous m’appartiendrez. »
Je m’arrête un instant. Et si je ne reviens pas ? Et si ce n’était qu’un piège ? Et si la scène, tout ce que j’ai toujours voulu, n’était rien de plus qu’une illusion, un mirage dans le désert de ma propre ambition ? Pourtant, je sais qu’il me faudra tôt ou tard faire face à cette question, à ce choix.
Je n’ai pas encore décidé. Mais je sais que, d’une manière ou d’une autre, ce moment de réflexion ne durera pas éternellement. Et je le sens au plus profond de moi : une fois que j’aurai pris ma décision, il n’y aura pas de retour en arrière.
GRACIELLAIl ne me dit pas "je t’aime" tous les jours.Il ne le chuchote pas dans mon cou au réveil.Il ne m’envoie pas de longs messages enflammés.Il ne sait pas toujours trouver les mots, ni comment les dire.Mais je le vois. Je le sens. Je le vis.Je le vois quand il m’attend avec un café tiède dans une main, un bébé endormi dans l’autre, et des yeux cernés mais pleins de lumière.Je le vois quand il brûle la tartine pour la troisième fois parce qu’il s’est endormi sur la chaise haute.Quand il lave les biberons en silence, les gestes précis malgré l’épuisement.Quand il oublie ses rendez-vous, mais jamais de me demander comment je vais.Je le sens dans sa main sur ma nuque quand mes épaules s’effondrent.Je le sens dans la couverture qu’il me glisse sur les genoux, sans mot, sans fierté, juste parce qu’il voit que j’ai froid.Je le sens dans ses doigts qui frôlent les miens au milieu de la nuit, quand on se croise entre deux veilles.Il me dit "je t’aime" avec tout ce qu’il est.
GRACIELLAIl m’arrive encore, certains soirs, d’avoir cette envie étrange de me lever et de danser.Pas pour la scène. Pas pour les projecteurs. Pas pour les applaudissements.Juste pour moi.Mon corps se souvient. Il porte encore la mémoire des gestes. Des ports de bras millimétrés. Des équilibres instables rendus parfaits par la répétition. Il y a dans mes muscles une mémoire ancienne, têtue, fidèle.Je pourrais le faire. Me lever. Traverser le couloir à pas feutrés. M’élancer dans le salon transformé en champ de bataille de jouets et de couvertures, et danser. Pour rien. Pour tout. Pour l’écho de celle que j’étais.Mais je ne le fais pas.Je regarde l’ombre douce de mon fils, paisible dans son berceau. J’écoute le souffle régulier de l’homme qui dort à mes côtés. Et je me dis que c’est assez. Que j’ai dansé toute ma vie pour en arriver là. Que cette scène-là, cette nuit silencieuse, ce calme chaud et imparfait… c’est mon chef-d’œuvre.On me demande parfois si je ne regrette pas.La
GRACIELLALe silence n’est plus jamais total.Même la nuit, il y a ces petits bruits : une respiration irrégulière, un froissement de drap, un soupir minuscule. Il est là, entre nous deux, ou parfois posé sur mon ventre, emmailloté comme un cocon d’étoffe, chaud, fragile, vivant.Parfois, je me surprends à rester éveillée juste pour l’écouter respirer. Compter les secondes entre chaque souffle. Vérifier qu’il est encore là. Ce n’est pas de l’inquiétude. C’est autre chose. Une forme d’émerveillement inquiet, viscéral, animal. Comme si mon cœur ne savait plus battre sans ce rythme en écho.Tout est nouveau. Tout est déroutant. Mais tout est plein.Je me réveille avant l’aube, pas à cause d’un cri, mais par instinct. Mon corps est en veille, même quand je dors. Je tends la main, le cherche, le touche. Et quand je sens son souffle, faible mais régulier, je soupire, je me rendors.Je suis mère. Et ce mot-là, dans ma bouche, me semble à la fois immense et minuscule. Je n’ose pas encore le d
GRACIELLALe matin commence comme les autres.Un rayon de lumière traverse le rideau d’un éclat doux et doré, dessinant des lignes chaudes sur le plancher encore tiède de la nuit.Le thé fume entre mes mains. Je le tiens comme on tient un talisman, une pause, une ancre.Et lui, là-bas, dans la cuisine, nu-pieds, les cheveux en bataille, fredonne une chanson presque inaudible pendant qu’il surveille les tartines dans le grille-pain.Il est beau comme ça. Vraiment beau.Pas dans la perfection lisse des films.Mais dans la vérité d’un homme debout, vivant, aimant.Dans la tendresse brute de ses gestes, la constance de ses silences, l’éclat fragile de son rire quand il se retourne et qu’il me voit, lovée sur le fauteuil, le ventre rond de sens et d’avenir.Je caresse la peau tendue.Je murmure quelques mots, les mêmes qu’hier, les mêmes qu’avant-hier.Des mots simples, mais chargés de tout ce que je ne peux dire autrement.Et soudain… tout se brise.Ou plutôt, tout commence.Un spasme, fu
GRACIELLAJe marche pieds nus dans le jardin.Le même.Celui entre les deux immeubles.Toujours un peu en friche.Toujours un peu sauvage.Mais il a changé.Ou peut-être est-ce moi.Nous.Les herbes folles caressent mes chevilles.Le sol est tiède sous mes pas.Et le ciel au-dessus semble plus vaste, plus calme.Il fait doux.Le vent léger fait frémir les feuilles.Et dans l’air, il y a comme une attente.Un murmure.Je pose une main sur mon ventre arrondi.Il bouge.Un frisson de vie, minuscule et immense à la fois.Je ris.Toute seule.Parce qu’il suffit de ça maintenant.Un battement.Un geste.Pour que le monde entier prenne une nouvelle forme.— Tu veux le sentir ? je demande, à mi-voix.Il est derrière moi.Je le sens plus que je ne le vois.Toujours là.Présent comme une évidence.Ses bras m’enlacent sans un mot.Sa main cherche la mienne.Puis glisse doucement sur le galbe tendu de mon ventre.Un instant passe.Suspendu.Intense.Et puis, le mouvement.Là.Juste là.Un coup di
GRACIELLAJe me réveille lentement.Pas arrachée.Pas tombée.Juste… éveillée.Comme une brume qui se lève, doucement, sans heurt.Comme un souffle qui revient, après l’oubli.Le drap est doux, lourd, encore tiède de nos corps mêlés.Sa main repose sur ma taille.Ses doigts effleurent ma peau comme s’ils s’étaient posés là dans le sommeil, par nécessité.Par réflexe.Par amour.Je sens son souffle dans ma nuque, régulier.Il dort, peut-être.Ou il me veille.Peut-être fait-il les deux à la fois.Je n’ouvre pas encore les yeux.Je veux prolonger ce moment suspendu.Ce moment où tout est simple.Essentiel.Pur.Il est là.Je suis là.Et rien d’autre ne compte.Le silence est plein.D’un monde qui recommence.D’un amour qui ne finit pas.D’une lumière douce qui filtre à travers les rideaux.Quand je me tourne vers lui, il est déjà réveillé.Et il me regarde.Son regard est nu.Dépouillé de toute défense.Et dans ce regard, je me reconnais.Non pas comme je me vois.Mais comme je suis aim