Graziella
Les heures qui suivent sont un tourbillon d’émotions contradictoires. Je tente de me concentrer sur autre chose, mais chaque moment me ramène à lui. À Élias. À ce qu’il m’a offert. Ou plutôt, à ce qu’il m’a imposé. Mon esprit ne cesse de tourner autour de ce choix, comme une spirale sans fin. La peur, l’excitation, le doute, tout se mêle dans une danse chaotique. Il y a une partie de moi qui veut tout abandonner, fuir ce monde qui me dépasse. Mais il y a aussi cette part de moi, cachée, presque inconsciente, qui m’appelle à l’avancer, à plonger dans l’inconnu. À le rejoindre.
Je passe la nuit à me retourner dans mon lit, les yeux grands ouverts dans l’obscurité. Le silence autour de moi est lourd, oppressant, presque un rappel que le monde qui m’entoure est bien plus petit que ce que je suis en train de contempler. Le rêve, le succès, la reconnaissance — tout cela semble si proche, à portée de main. Mais la peur de tout perdre me ronge. Je sais que je ne pourrai pas revenir en arrière une fois la décision prise. Et c’est cette irréversibilité qui me glace.
Au matin, je me force à sortir. Le soleil frappe ma peau, mais il n’y a aucune chaleur, aucune chaleur réelle. Mes pensées sont là, à l’intérieur de moi, figées dans une sorte de glace. Je me retrouve à errer dans les rues sans but précis, me perdant dans la foule. Mais aucune de ces personnes ne me voit vraiment. Chacun est pris dans sa propre vie, son propre tourbillon. Moi, je suis là, comme une âme perdue, cherchant la sortie. Mais il n’y en a pas.
Je me perds dans les ruelles de la ville, flânant sans but, jusqu’à ce que je me retrouve devant un café. Je m’assois à une table isolée, le regard vide. Le bruit de la ville, les voix qui s’élèvent, tout cela me semble lointain, presque irréel. Je ne sais pas ce que je cherche. Une réponse ? Un signe ? Un miracle ? Mais rien n’arrive. Le café est bon, mais il me brûle la gorge, tout comme la question qui me hante.
Et puis, je l’entends. La sonnerie de mon téléphone. C’est un message. Un seul, mais il est signé. Élias. Je lis ses mots, encore et encore, mais ils restent flous, flous comme la brume qui m’envahit. « Je vous attends. Le temps ne vous appartient plus. » Ces mots me frappent, me secouent comme une gifle. J’aurais voulu l’ignorer, laisser mon téléphone dans ma poche, mais je sais au fond de moi que ce message n’est pas juste une invitation. C’est une menace douce, subtile. Un rappel que le temps, ce temps que je croyais avoir, est déjà en train de m’échapper.
Je pose mon téléphone sur la table, les mains tremblantes. Et tout d’un coup, je suis envahie par une envie irrésistible de répondre, de revenir vers lui, de plonger dans cette promesse. Mais je reste là, figée. Le doute m’envahit à nouveau, me paralyse. Qu’est-ce que je suis en train de faire ? Pourquoi suis-je si prête à tout sacrifier pour une illusion ? Pourquoi ai-je cette sensation qu’en le suivant, je vais perdre tout ce qui fait de moi qui je suis ?
Je ferme les yeux un instant, cherchant un peu de paix intérieure. Mais la paix n’est pas là. Elle a disparu avec mes rêves d’autrefois, avec mon innocence. Elle a été engloutie par ce désir dévorant de réussir, de briller, de ne plus être invisible. Et Élias, lui, est là, comme une ombre menaçante, attendant que je franchisse le dernier pas.
Je me lève brusquement, renversant ma chaise en passant. Je sors du café, sans vraiment savoir où je vais. La rue me semble encore plus froide maintenant, le vent me coupant le visage comme une lame. Les gens continuent de marcher autour de moi, chacun perdu dans ses pensées, dans son quotidien. Mais je suis à l’écart. Comme une étrangère. Un être hors du monde, suspendu entre deux réalités. C’est étrange, cette sensation de n’appartenir à nulle part. À aucun moment. Et pourtant, il y a ce vide à l’intérieur de moi, un vide qui ne cesse de grandir, m’aspirant tout entière.
Je m’arrête à un carrefour. Les voitures passent devant moi sans s’arrêter. Le bruit m’étourdit. Et je me demande, une nouvelle fois : « Qu’est-ce que je suis prête à sacrifier ? » Je sais que je ne peux pas rester ainsi indéfiniment. Il faudra que je prenne ma décision. Et je sens que ce sera bientôt. Il me suffit de faire un seul pas, et tout changera. Mais ce pas… je n’arrive pas à le franchir.
Les minutes passent, puis des heures. Je continue à marcher sans but. Mon esprit est un champ de bataille, chaque pensée combattant la suivante. Je suis épuisée. Mais je sais qu’il faut que je fasse face à cette réalité, que je prenne la décision de mon destin. Le seul problème, c’est que je ne sais pas de quel côté je me trouve. Est-ce que je suis la victime ? Ou suis-je en train de devenir l’acteur principal de mon propre effondrement ?
Le soir tombe. La lumière déclinante de l’astre solaire me rappelle que la fin de la journée approche, mais aussi que la fin de mon choix approche. Et je sens, au fond de moi, que c’est le moment. Si je veux que ma vie change, il faut que je prenne ce dernier pas. Je n’ai pas de retour en arrière. Je n’en ai jamais eu.
Je sors mon téléphone, une dernière fois. Cette fois, mes doigts ne tremblent pas. Ils sont résolus. Je compose un message : « Je viens. »
Je l’envoie. La décision est prise. Il n’y a
plus de chemin de retour.
GraciellaIl n’a rien dit pendant tout le trajet.Ni un mot.Et moi, je n’ai pas cherché à en dire non plus.Le sang de Nikolai a été effacé de mes chaussures, mais pas de ma mémoire.Le miroir brisé me hante encore. Pas pour l’image. Mais pour ce que j’y ai laissé.Ma peur. Mon ancienne peau. Mon dernier mensonge.Ce n’est que lorsque nous fermons la porte de la suite que le silence devient autre chose.Pas une absence.Une attente.Comme une tension suspendue au-dessus de nos têtes, prête à tomber. Ou à éclater.Je pose mon sac. Lentement. Avec des gestes mécaniques. Mais mes nerfs sont à vif.Je sens son regard dans mon dos. Il me brûle. Il me lit. Il attend, lui aussi.— Tu veux un verre ? il demande, sa voix rauque, fêlée.— Tu veux fuir ? je rétorque sans me retourner.Un soupir. Léger. Presque un rire. Presque amer.— Tu veux te battre ? maintenant ?Je me retourne. Nos regards se percutent.Pas un mot. Mais tout est là. L’épuisement. L’électricité. L’envie. La peur. Le besoin.
GraciellaParis.Ville de masques. Ville de trahisons. Ville de premières fois, de dernières chances.Le théâtre est immense. Ancien. Chargé d’échos.Les dorures aux balcons ne parviennent pas à masquer l’odeur de poussière, d’attente, de peur.Je marche dans le dédale des coulisses.Tout a été vérifié. Trois fois. Chaque issue. Chaque trappe. Chaque projecteur.Mais je sais que ce ne sera pas suffisant. Pas contre lui.J’ai enfilé le tutu noir. Celui qu’on réserve aux nuits sans lumière.Mon regard est maquillé plus que d’ordinaire, mais il n’y a pas de coquetterie là-dedans.C’est une armure.Je sens sa présence comme on sent un orage avant la pluie : une tension sourde, suspendue dans l’air.Il est là. Pas encore visible. Mais là.Et moi, je suis prête à le faire sortir de l’ombre.SorenJ’ai pris position dans les cintres.Là-haut, entre les poulies et les câbles, je surveille. Jumelles. Oreillette. Arme.Graciella est en bas, seule, sous les projecteurs, mais elle n’est jamais se
GraciellaJe suis de retour sur scène.Sous les projecteurs, sous les applaudissements, sous les regards qui ne savent rien.Tout est lumière, or, et velours. Mais moi, je suis faite d’acier.On m’avait donné deux semaines de pause. Pour me « reposer », disaient-ils. Pour « reprendre des forces ».Ils ignoraient que j’avais utilisé chaque heure pour préparer une guerre.Une guerre silencieuse, invisible, mais bien réelle. Elle palpite sous ma peau, dans mes veines. Elle danse avec moi.Maintenant, je suis là. À nouveau la muse. L’étoile.Le corps qui vibre pour émouvoir.La danseuse qu’on admire, qu’on photographie, qu’on acclame…sans jamais deviner ce qu’elle cache sous le tulle et les perles.La scène me reconnaît. Et moi, je ne la reconnais plus. Elle n’est plus un refuge. Elle est une arme.Mes pointes frappent le sol avec précision. Mon dos se cambre avec une discipline rageuse.Mon regard effleure les balcons sans jamais s’y accrocher.Je suis là sans être là. Une illusion parf
GraciellaJe n’ai pas dormi. Pas plus cette nuit que les précédentes.Mais je ne suis plus fatiguée.Il y a quelque chose qui a pris le relais dans mes veines. Quelque chose de plus brûlant que l’adrénaline, plus tenace que la peur.Je suis lucide. Pour la première fois depuis longtemps.Je sais ce que j’ai réveillé en posant ce regard sur Nikolai Tesarov. Ce n’était pas une bravade. C’était une déclaration. Et il l’a entendue.Il va répondre. C’est inévitable.Mais ce qu’il ignore, c’est que je suis prête.Je suis dans la cuisine. L’aube griffe à peine les vitres. Élias me tourne autour sans rien dire. Il observe. Il capte mes gestes. Il mesure chaque silence.Enfin, il murmure :— Tu savais ce que tu faisais.Je lève les yeux. Il n’a pas besoin de poser la question. Il la connaît déjà. Et il connaît la réponse.— Oui.Un silence.— Et s’il t’avait tuée ?— Alors tu n’aurais plus rien à perdre. Et tu serais devenu l’arme qu’il redoute.Ses mâchoires se crispent. Il ferme les yeux.—
GraciellaJe n’ai pas dormi. Pas une seconde.Même quand il s’est allongé près de moi. Même quand ses bras ont trouvé les miens dans la pénombre, comme une promesse silencieuse.Mon corps est resté figé. Comme un arc bandé.Je l’ai regardé dormir. Élias. Le garçon que j’ai aimé. L’homme que je découvre. Celui que je refuse de perdre.Mais je sais ce que ça coûte d’aimer un monstre repenti.On n’aime pas un ancien tueur. On marche au bord d’un gouffre.On apprend à deviner les serpents dans l’ombre.Et cette fois, le serpent a un nom.Nikolai Tesarov.Je n’ai pas crié. Je n’ai pas tremblé. J’ai lu cette phrase, cette menace, et elle a réveillé quelque chose en moi.Pas la peur.Le feu.Et ce feu, je ne peux plus le cacher.Quand Élias s’est endormi, j’ai refermé la porte sans un bruit.Je suis descendue.À pied. Dans le noir.Les escaliers m’ont paru plus vivants que jamais.Chaque étage un soupçon de peur.Chaque marche un battement de cœur.Je suis entrée dans la rue comme on entre d
GraciellaDepuis qu’il est revenu, il ne m’a pas quittée des yeux.Il ne dit pas grand-chose. Il me frôle parfois du bout des doigts, comme s’il avait besoin de s’assurer que je suis réelle. Qu’il ne m’a pas perdue en chemin. J’ai voulu lui en vouloir. J’ai essayé. Mais il avait cette manière de me regarder… Ce calme nouveau. Cette détermination silencieuse.Il a changé.Ou peut-être… il s’est enfin choisi.Et c’est moi.Mais ce n’est pas la fin de l’histoire.C’est juste la veille de l’impact.On rentre tard. L’immeuble est calme, trop calme. L’ascenseur est hors service. Soren prend les devants, silencieux comme toujours. Il marche comme une ombre, sans bruit, les muscles tendus sous sa veste. Quelque chose flotte dans l’air. De l’électricité. Une tension souterraine que je n’arrive pas à nommer.Je sens une présence, sans pouvoir la localiser.Et ça me ronge.— Tu veux une douche ? me demande Élias dès qu’on entre.Je hoche la tête, incapable de parler. Comme si ma voix était resté