MasukSofia
Le soleil se lève, mais il n’éclaire rien. Il salit. Il étale la tache sur le tapis, la transformant d’une flaque noire en une carte géographique rouille, aux contours monstrueux. Mon regard est scellé dessus. C’est le dernier lieu où Luca a été vivant. Où il a respiré. Où il m’a regardée avec cet espoir brisé.
Les pas de Lorenzo ont disparu dans les profondeurs de la maison. Le silence qu’il a laissé derrière lui est pire qu’un hurlement. C’est une substance. Elle remplit mes poumons, alourdie de l’odeur du cigare éteint, du cuir du fauteuil, du sang séchant.
Un fantôme que seul je peux voir.
Ses mots résonnent, s’enroulent autour de mes poignets comme des liens invisibles. Je me lève. Mes jambes obéissent, mécaniques. Je marche jusqu’à la tache. Je m’accroupis. Le bout de mes doigts tremble, suspendu au-dessus de la texture encroûtée. Je ne la touche pas. C’est une relique. La seule preuve que je n’ai pas rêvé.
Je me redresse, le corps étrangement calme. Le choc, sans doute. Ce gel qui précède la douleur. Je tourne sur moi-même, regardant la pièce. Le bureau de Lorenzo. Son trône. Ses livres en cuir, ses objets d’art glacés, l’écran d’ordinateur maintenant noir. Tout est à sa place. Rien n’a bougé. Rien, sauf une vie.
Et moi.
Je passe la porte. Le couloir est désert. Les lumières tamisées. Je descends l’escalier en marbre, mes pas sans écho. La maison est un musée. Un mausolée. Je croise une domestique, Elena. Son regard glisse sur moi, puis fuit, fixant un point au-delà de mon épaule. Elle passe sans un mot, sans un signe. Un fantôme que seul je peux voir. Déjà, le décret est exécuté. Je n’existe plus pour eux. Je suis un vide qui se déplace, une ombre à éviter.
Je me dirige vers les grandes baies vitrées du salon donnant sur les jardins. La pelouse impeccable, les fontaines, la grille lointaine. Ma cage. Avant, je la voyais comme un écrin. Maintenant, je compte les barreaux invisibles. Mon front s’appuie contre la vitre froide.
Il vivra, a dit Lorenzo. Un mal de tête. Des points de suture. C’est tout ? Une simple leçon ? La nausée monte, brûlante. Ce n’était pas une leçon. C’était une démonstration. De pouvoir. De cruauté calculée. Il a mesuré la force du coup. Il a vérifié son pouls. Il a orchestré le nettoyage. Une mise en scène parfaite. Luca n’était qu’un accessoire, un moyen de me parler, à moi. Le message est clair : regarde ce que ton désir de liberté provoque. Regarde l’homme propre saigner. Regarde-le être emporté comme un déchet.
Et toi, tu restes.
Ma main se serre en poing contre le verre.
Je ne peux pas rester ici. Je ne peux pas devenir ce fantôme. Mais fuir ? Maintenant ? Les clés ont disparu. Marco et les autres sont partout, yeux et oreilles de Lorenzo. La grille est surveillée. Mon visage est connu. Je n’ai pas d’argent, pas de téléphone. Lorenzo a dû tout anticiper. Il a dû savourer, en montant l’escalier plus tôt, l’idée que je tenterais peut-être, pour mieux goûter ma défaite.
La peur est un vieux compagnon. Je connais son goût métallique, son étreinte froide dans la poitrine. Mais là, sous la peur, quelque chose d’autre couve. Une colère sourde, nouée, honteuse. Une colère contre moi. Pour avoir cru. Pour avoir pensé que je pouvais arracher une page de ce livre maudit et en commencer un nouveau, propre. Pour avoir entraîné Luca dans cette ombre. Pour n’avoir pas vu que mon désir était le piège même que Lorenzo avait disposé.
Et une colère contre lui. Une haine si pure, si soudaine, qu’elle me fait trembler. Ce n’est plus la peur du mari. C’est la haine du geôlier. Du menteur. De l’homme qui a transformé un amour oui, c’était un amour, aussi tordu fût-il en ce dispositif de contrôle glacial.
La journée s’écoule, étrangement normale et totalement grotesque. Le déjeuner est servi dans la petite salle à manger. Un couvert pour une personne. Le mien. Lorenzo n’est pas là. Je mange. Chaque bouchée a le goût de la cendre, mais je mange. Je bois. Je dois rester forte. Je ne sais pas pour quoi, mais je dois rester forte.
L’après-midi, je me réfugie dans la bibliothèque. Je prends un livre au hasard. Les mots dansent devant mes yeux, sans sens. Je pense à l’hôpital. Où est-il ? Comment va-t-il ? Croit-il à la « mauvaise chute » ? M’en veut-il ? Me maudit-il ? L’idée qu’il puisse penser que je faisais partie du piège,
que j’étais un appât, me déchire.
SofiaSon regard me transperce, cherchant une réaction. Une larme, peut-être. Un tremblement. Je ne lui offre que le reflet de la lampe dans mes yeux.— Oui, dis-je. Il est bon de renouveler.Je tourne les talons et m’en vais. Je sens son regard dans mon dos, lourd, perplexe.L’après-midi, j’ose une sortie. Non pas une fuite – impossible – mais une promenade dans les jardins, sous le prétexte de prendre l’air. Marco, comme une ombre discrète, se poste près de la terrasse, me surveillant du coin de l’œil tout en parlant à voix basse dans son téléphone.Je marche le long des haies de buis taillées au cordeau. L’air est vif. Je m’arrête près du bassin aux nymphéas, morts en cette saison, leurs tiges noires brisant la surface grise de l’eau. C’est ici, il y a des années, que Lorenzo m’avait demandé de l’épouser. Pas à genoux. Debout, à mes côtés, tenant ma main dans la sienne comme s’il prenait possession d’un territoire. « Avec moi, tu auras tout », avait-il dit. « Et sans moi, tu ne ser
SofiaLe fantôme apprend à marcher sans faire craquer les parquets.Il apprend les horaires de la maison. Marco part à 7h30 précises chercher le journal et les cornetti au bar de la piazza. Elena, la femme de ménage, fait les chambres entre 10h et midi, en fredonnant toujours la même aria traînante. Le cuisinier, Bruno, reçoit ses livraisons à 16h, et c’est là qu’il ouvre la porte de service, bavardant cinq minutes avec le livreur.Le fantôme apprend à se tenir dans les angles morts, derrière les portes entrouvertes du salon quand Lorenzo reçoit. Ces réunions ne sont plus des affaires bruyantes avec des hommes aux épaules larges. Ce sont des rencontres feutrées avec des hommes en costumes sombres et cravates discrètes, des portefeuilles en cuir fin, des voix basses qui parlent de zonings municipaux, de permis de construire, de participations majoritaires dans des sociétés écrans. La pègre se lave, se peigne, investit. Lorenzo en est l’architecte.Je m’imbibe de tout. Un nom : Moretti.
SofiaJe me dirige vers la cuisine, d’un pas de somnambule. Les couteaux sont là, rangés dans un bloc de bois. Ils brillent sous la veilleuse. Ma main se tend. Elle effleure le manche d’un grand couteau de chef, froid et lourd.La tentation est un vertige. Un moyen de briser le silence pour de bon. De faire un bruit que même Lorenzo ne pourrait pas effacer. Ou peut-être… peut-être de me tailler une issue. Littéralement.Mais l’image qui me vient n’est pas celle de ma propre chair se déchirant. C’est celle de Lorenzo, découvrant le corps. Son visage. Quel visage ferait-il ? Du chagrin ? De la colère ? Ou cette même froideur, suivie d’un nettoyage efficace, d’un enterrement discret, d’une histoire sur une dépression soudaine ? Serais-je, même dans la mort, juste un autre problème qu’il règle ? Un fantôme définitivement effacé ?Je retire ma main comme si le manche était brûlant. Non. Pas comme ça. Pas en lui laissant le dernier mot, le dernier contrôle.Je remonte, tremblante de tout mo
SofiaLe silence, les jours suivants, devient une entité vivante.Il marche avec moi dans les couloirs trop larges, s’assoit en face de moi pendant les repas que je prends seule, se glisse entre les draps de soie la nuit, épais et étouffant comme de la glu. Lorenzo est présent, mais c’est une présence de statue. Il me parle avec une courtoisie exquise, distante.— Tu as bien dormi, Sofia ?—La rose ‘Reine de la Nuit’ est en bouton, tu devrais la voir.—Marco a réglé l’affaire du chantier au port. Rien d’important.Des mots anodins, jetés sur le vide que je suis devenue. Il ne touche plus à la tache. Il ne mentionne plus Luca. Il ne fait plus référence à la nuit dans le bureau. C’est comme si elle n’avait jamais eu lieu. Et c’est cela, la vraie torture. Vivre dans le déni de ma propre trahison, de ma propre tentative d’existence. Je suis punie par l’effacement.Ma seule fenêtre sur le monde est le salon, et les journaux que Lorenzo laisse traîtreusement ouverts sur la table basse. Je l
SofiaLa nuit tombe. Lorenzo n’est toujours pas revenu. Son absence est un rappel constant. Il me laisse mariner dans le silence qu’il a ordonné. C’est la première phase de mon châtiment. La solitude au milieu des siens.Ce n’est que tard, bien après minuit, que j’entends la Ferrari gronder dans l’allée. Mon cœur, un dieu stupide, s’emballe. Un réflexe ancien. Le son du maître qui rentre. Je suis dans ma chambre – notre chambre – assise sur le bord du lit, en chemise de nuit. Je n’ai pas fermé l’œil.J’entends ses pas dans l’escalier. Lents. Mesurés. Ils s’arrêtent devant la porte. Un long moment de silence. Puis la poignée tourne.Il entre.Il a changé de costume. Un noir, plus sévère. Il sent le savon froid et le vent nocturne. Il ne me regarde pas tout de suite. Il défait ses boutons de manchette, les pose avec un léger clic sur la commode. Le rituel. Toujours le rituel.– Tu as passé une bonne journée, Sofia ?Sa voix est neutre. Conjugale. C’est insupportable.– Où est Luca ? – M
SofiaLe soleil se lève, mais il n’éclaire rien. Il salit. Il étale la tache sur le tapis, la transformant d’une flaque noire en une carte géographique rouille, aux contours monstrueux. Mon regard est scellé dessus. C’est le dernier lieu où Luca a été vivant. Où il a respiré. Où il m’a regardée avec cet espoir brisé.Les pas de Lorenzo ont disparu dans les profondeurs de la maison. Le silence qu’il a laissé derrière lui est pire qu’un hurlement. C’est une substance. Elle remplit mes poumons, alourdie de l’odeur du cigare éteint, du cuir du fauteuil, du sang séchant.Un fantôme que seul je peux voir.Ses mots résonnent, s’enroulent autour de mes poignets comme des liens invisibles. Je me lève. Mes jambes obéissent, mécaniques. Je marche jusqu’à la tache. Je m’accroupis. Le bout de mes doigts tremble, suspendu au-dessus de la texture encroûtée. Je ne la touche pas. C’est une relique. La seule preuve que je n’ai pas rêvé.Je me redresse, le corps étrangement calme. Le choc, sans doute. C







