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Chapitre 9 : L'Heure du Corbeau

Author: Darkness
last update Last Updated: 2025-11-28 20:51:36

Sofia

Lorenzo se lève avec une grâce d'animal. Il écrase son cigare dans le cendrier, méticuleusement.

— Le public est arrivé, murmure-t-il.

Ses pas résonnent alors qu'il se dirige vers la porte. Il ne me jette pas un regard. Je ne suis plus sa femme, son trophée, son unique faiblesse. Je suis un spectateur. Un témoin. Le prix de la trahison.

La porte d'entrée claque en bas. Des voix étouffées montent. Deux. Celle, grave et contrôlée, de Lorenzo. Et une autre, que je reconnais trop bien, malgré la distance et les murs. Luca. Elle est crispée, tendue. Il ne sait pas. Mon Dieu, il ne sait pas qu'il marche dans une gueule de loup.

Les pas approchent dans l'escalier. Lourds. Déterminés. Lorenzo entre le premier, reprenant sa place face à moi. Il a ce petit sourire en coin, celui qui précède toujours la tempête.

Et puis Luca franchit le seuil.

Son regard me trouve immédiatement, plantée dans ce fauteuil qui n'est pas le mien, sous la lumière crue de l'écran d'ordinateur. Ses yeux, ces yeux honnêtes qui m'ont promise à une autre vie, s'écarquillent. De la surprise, de l'incompréhension, puis une lueur d'alerte immédiate. Il voit ma pâleur, ma rigidité, la terreur que je ne peux plus dissimuler.

— Sofia ? Qu'est-ce qui se passe ?

Lorenzo l'interrompt, d'une voix douce comme un poison.

— Procureur Conti. Quelle ponctualité. Ma femme a eu… une envie soudaine de consulter mes dossiers. Elle pensait que certains pourraient vous intéresser.

Il fait un geste élégant vers la clé USB, posée bien en évidence sur la table basse.

Le visage de Luca se fige. Son regard passe de la clé à moi, cherchant une confirmation, un signe. Je ne peux que fermer les yeux un instant, un imperceptible mouvement de tête. Fuis. C'est le seul message que je puisse lui envoyer. Fuis tout de suite.

— Je ne sais pas de quoi vous parlez, Rossi, dit Luca, la voix durcie, retrouvant son ton de procureur. Je suis ici parce que votre homme m'a appelé, disant que vous aviez des informations cruciales.

— Mais j'en ai, effectivement, rétorque Lorenzo. Une information cruciale. La voici.

Il se lève, prend la clé USB et la tend à Luca. Non, il ne la tend pas. Il la lui présente, comme on offre un cadeau empoisonné.

— Ma femme, poussée par un sentiment… confus, a tenté de copier des données sensibles ce soir. Pour vous les remettre, je présume. Elle a échoué, bien sûr. Mes systèmes sont… robustes. Mais l'intention était là. La trahison est consommée.

Luca ne prend pas la clé. Ses poings se serrent. Je vois les muscles de sa mâchoire se contracter.

— Qu'est-ce que vous lui avez fait ?

— Moi ? Rien. Je l'ai surprise. Je l'ai regardée. Et maintenant, je vous regarde, tous les deux. C'est un moment d'une rare clarté, vous ne trouvez pas ?

La voix de Lorenzo devient plus froide, tranchante comme une lame.

— Vous voyez, Conti, vous pensiez jouer au plus fin. Utiliser ma femme comme un levier. Vous pensiez qu'elle était votre faille. Mais vous n'avez jamais compris. Elle n'est pas une faille. Elle est un test. Et vous venez d'échouer, tous les deux.

Il se tourne vers moi, et son regard est enfin plein de cette chose que je redoutais : une colère si absolue qu'elle en est devenue calme.

— Tu voulais un héros, Sofia ? Un homme propre, qui ne sente pas le sang ? Regarde-le. Regarde le héros qui t'a poussée à détruire ton foyer, puis qui est venu, seul, naïf, se jeter dans la gueule du loup pour toi. C'est pathétique.

Luca fait un pas en avant.

— Laissez-la tranquille, Rossi. C'est moi que vous voulez.

— Je vous veux ? Non. Je veux que vous regardiez.

D'un mouvement trop rapide pour que quiconque puisse réagir, Lorenzo attrape le lourd cendrier en cristal sur son bureau et le fracasse sur le crâne de Luca.

Le bruit est atroce, un craquement sourd et humide. Luca s'effondre comme une masse, sans un cri, sur le tapis épais. Du sang coule déjà de sa tempe, une marée sombre et rapide.

Un hurlement se coince dans ma gorge. Je me lève, les jambes flageolantes, mais la voix de Lorenzo gèle mon sang.

— Assieds-toi.

Ce n'est pas un cri. C'est un ordre. Bas, glacial, chargé de toute l'autorité de son monde. Je me rassois, les mains tremblantes sur les accoudoirs, les yeux rivés sur le corps inerte de Luca.

Lorenzo se penche, vérifie le pouls de Luca avec une déconcertante précision médicale.

— Il vivra. Un mal de tête sévère, quelques points de suture. Une leçon, surtout.

Il se redresse et sonne un petit timbre sur son bureau. Marco apparaît dans l'encadrement de la porte, son visage de pierre ne trahissant aucune surprise.

— Le procureur Conti a fait une mauvaise chute en quittant la maison, annonce Lorenzo, en essuyant ses doigts tachés de sang avec un mouchoir immaculé. Conduis-le à l'hôpital. Loin d'ici. Et reste discret.

Marco hoche la tête, se penche et soulève le corps de Luca avec une force qui impressionne, le jetant sur son épaule comme un sac de grain. Il disparaît dans l'escalier.

Le silence retombe, plus lourd, plus épais, maintenant que le parfum du sang se mêle à celui du cigare.

Lorenzo se tourne vers moi. La pièce est redevenue notre royaume. Un royaume de cendres et de mensonges.

— Tu vois, mia Vita ? murmure-t-il en se rapprochant, son ombre m'engloutissant. Les héros tombent. Les princes charmants saignent. Ils sont fragiles. Moi…

Il pose une main sur mon épaule. Un geste de possession. De marquage.

— Moi, je reste.

Il se penche, ses lèvres effleurant mon oreille, dans un murmume qui est une promesse et un arrêt de mort.

— Et toi, tu restes avec moi. Jusqu'à la mort. Tu m'appartiens. Tu as essayé de voler, et tu as échoué. Maintenant, tu vas apprendre. Tu vas apprendre le vrai prix de la trahison. Pas dans la violence, Sofia. Dans le silence.

Il se redresse, son visage est un masque de douleur froide.

— À partir de maintenant, tu es un fantôme dans cette maison. Un fantôme que seul je peux voir.

Il sort, refermant la porte derrière lui. Je n'entends pas la clé tourner dans la serrure. Il n'en a pas besoin.

Je reste assise, le regard vide, fixant la tache de sang sombre sur le tapis beige. La tache est la seule preuve que Luca était vraiment là. Que ma rédemption a bien existé, un bref instant, avant de s'écraser sur le sol.

Le soleil commence à se lever, teintant la pièce d'une lueur orangée, maladive. La clé USB a disparu. Le corps de Luca a disparu. Ma liberté a disparu.

Il ne reste que moi. Et le silence.

Le vrai poids des clés n'était pas dans le métal. Il était dans le bruit qu'elles ne feraient plus jamais.

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