LOGINLeïla
Je tourne les talons et je vais m’enfermer dans la chambre d’amis, la seule pièce qui semble encore pouvoir m’appartenir un peu. Je m’assois sur le lit, le regard vide, sec. Plus de larmes. Juste un froid immense, un désert à l’intérieur. Les injures de Fathia résonnent, se mêlent au silence complice de Youssef. Coquille vide. Objet inutile. On te jettera.
Les jours suivants sont un jeu macabre. Fathia rappelle, tous les jours, à des heures différentes. Elle ne parle plus de guérisseuse. Maintenant, c’est direct, brut, sans le vernis des convenances.
— Tu as tes règles, cette fois-ci ? La déception dans sa voix est un poison.
—As-tu au moins essayé les tisanes que je t’ai envoyées ? Tu les bois ou tu les jettes ?
—J’ai rêvé d’un ruisseau à sec. C’est mauvais signe, Leïla. Très mauvais signe pour toi.
—La femme de ton cousin, elle, a accouché. D’un garçon. Ils étaient mariés après vous. Tu vois ? Quand Dieu le veut…
Chaque appel est une piqûre. Youssef est là, parfois, il entend des bribes. Il serre les mâchoires, il sort de la pièce. Il ne dit jamais rien. Son silence est devenu une arme. Il me laisse en première ligne, délibérément.
Puis viennent les visites « de soutien ». Zahra, la tante, débarque un après-midi avec une amie à elle, une femme aux yeux perçants que je n’avais jamais vue.
— Leïla, je te présente Fatima. Elle a eu le même… problème que toi. Pendant sept ans. Et puis elle a fait le pèlerinage. Elle a prié à la Pierre Noire. Et neuf mois après… des jumeaux !
Fatima me sourit, d’un sourire doux et supérieur.
— Il faut avoir la foi, ma chère. Le corps obéit à l’esprit. Si tu doutes, ton utérus doute aussi. C’est un muscle, il se contracte. Il faut l’ouvrir avec la prière.
Je les sers, le sourire figé, les mains qui tremblent en portant le plateau. Elles parlent de moi comme d’un cas d’école, d’un objet défectueux qu’il faut réparer par la spiritualité. Je suis un utérus qui doute. Un muscle qui se contracte mal. Je ne suis plus une personne.
— Et ton mari, il supporte bien ? demande Zahra, faussement concernée. Un homme, c’est dur pour son orgueil, une maison sans enfants. Il faut être douce avec lui. Très douce. Le choyer. Lui montrer que tu es désolée.
Que tu es désolée. La culpabilité, toujours. Elle doit venir de moi. Je dois m’excuser d’exister, d’occuper la place d’une femme fertile.
— Youssef va bien, dis-je d’une voix blanche.
— Il est fort, cet homme, soupire Fatima. Patient. Un vrai saint. Tu as de la chance, malgré tout. Beaucoup d’hommes auraient déjà pris une seconde femme.
La menace, à peine voilée, suspendue dans l’air avec la vapeur du thé. La polygamie. La solution légale, religieuse, pour les hommes dont les épouses sont « stériles ». Je regarde le visage de Zahra, qui baisse les yeux sur sa tasse, un petit sourire satisfait aux lèvres. C’était le but de la visite. Me rappeler l’épée de Damoclès. Sois fertile, ou on te remplacera.
Après leur départ, je reste prostrée sur le canapé. L’ombre de la seconde femme plane sur l’appartement. Je la vois, imaginée par eux, plus jeune, plus ronde, plus docile, peuplant ces pièces de rires d’enfants que je n’aurai pas donnés. Je vais vomir dans les toilettes, des vomissements secs et douloureux, le corps rejetant cette torture psychique.
Le soir, Youssef rentre. Je suis dans le noir du salon.
— Elles sont revenues, les furies ? demande-t-il d’un ton neutre en allumant la lumière.
Je cligne des yeux dans la lumière crue.
— Ta tante est venue. Avec une amie. Elles m’ont expliqué que mon utérus doutait. Et elles ont parlé de la possibilité… d’une seconde femme.
Il se fige. Je vois une émotion fugace traverser son regard : de la gêne ? De l’intérêt ?
— Elles exagèrent, dit-il, sans conviction.
— Elles exagèrent ? C’est tout ce que tu trouves à dire ? Elles parlent de me remplacer, Youssef ! Dans ma propre maison !
— Personne ne te remplacera, Leïla. Arrête de dramatiser.
— Dramatiser ? Je vis un cauchemar ! Et toi, tu es mon bourreau en chef ! Tu les laisses faire ! Tu les encourages même ! Tu préfères qu’on me torture plutôt que d’avouer la vérité !
Je me lève, je marche vers lui, folle de douleur.
— Regarde-moi ! Regarde dans quel état ils me mettent ! Est-ce que tu m’aimes encore ? Est-ce que tu as seulement déjà aimé quelque chose d’autre que ton orgueil ?
Il recule d’un pas, comme si ma douleur était contagieuse.
— Arrête, Leïla. Je suis fatigué.
— FATIGUÉ ? hurle-je. MOI AUSSI JE SUIS FATIGUÉE ! JE SUIS MORTE DE FATIGUE, YOUSSEF ! JE SUIS UN CADAVRE QUI SE TRAÎNE ET QUI REÇOIT DES COUPS !
LeïlaLe jour s’impose, brutal et gris, derrière les vitres. Je me suis préparée comme un automate. Douche trop chaude qui brûle la peau, habits choisis sans voir : un pantalon beige, un pull sobre. Une armure de coton. Dans le miroir de la salle de bains, une étrangère me regarde, les yeux cernés d’un bleu violacé, la bouche trop pâle. Je passe du fond de teint pour masquer les stigmates de la nuit, une poudre qui étouffe tout. Je mets du rouge à lèvres, une couleur neutre. C’est le masque de Leïla, l’épouse. Je le fixe avec un mépris glacial.La cuisine sent le café. Une odeur normale, rassurante, qui me donne la nausée. Youssef est déjà là, assis à la table, le journal ouvert devant lui. Il ne lit pas. Il fixe une page, les épaules légèrement voûtées. Il sent ma présence, lève les yeux. Son regard, rapide, inquiet, balaie mon visage à la recherche d’indices. Je lui tends un visage lisse, poli comme une pierre tombale.— Tu as dormi ? demande-t-il. Sa voix est rauque, matinale.— No
LeïlaLa nuit est un mur de pierre contre lequel je me cogne, encore et encore. Les larmes séchées sur ma peau me picotent, une carapace salée. À côté de moi, Youssef respire, un rythme régulier et profond qui ressemble à de l’indifférence, même dans le sommeil. Mon esprit est une roue en feu, tournant sans cesse autour des mêmes images : le visage effondré de Youssef lors de la lune de miel, les sourires en coin de sa mère, le poids des regards dans le salon familial, et… les bras de Karim sur la terrasse.Cette étreinte. Ce n’était rien, et c’était tout. Un geste humain dans une maison devenue inhumaine. Mais dans ma peau affamée, dans mon cœur vidé, ce geste a pris la dimension d’un séisme. La chaleur de ses mains à travers le tissu de mon peignoir, le battement calme de son cœur contre mon oreille, l’odeur de sommeil et de propreté. Des détails infimes qui se sont gravés en moi avec la force d’une révélation.Je me retourne brutalement, tirant les draps. La colère revient, mordant
Leïla Il a bondi, instinctif, et ses bras se sont refermés autour de moi avant que je ne m’écroule sur le sol froid.Ce ne fut pas un geste calculé, pas une séduction. Ce fut un sauvetage. Un réflexe humain devant une détresse évidente. Et moi, dans ce naufrage, je me suis accrochée à lui comme à la seule bouée en vue. J’ai enfoui mon visage dans son t-shirt, respirant son odeur d’homme endormi, de coton propre et de sécurité simple. Les sanglots sont revenus, violents, incontrôlables, secouant tout mon corps. Je pleurais toutes les larmes que je n’avais jamais osé verser devant quiconque.— Chut… a-t-il murmuré contre mes cheveux, ses mains traçant de lents cercles apaisants sur mon dos. Chut, Leïla. Laisse couler. Tu es en sécurité ici.En sécurité. Ces mots. Dans les bras du frère de mon mari. L’ironie était si amère qu’elle aurait dû me faire rire. Mais je n’avais plus la force de l’ironie. J’avais seulement la force de pleurer. Et de sentir, pour la première fois depuis une éter
Leïla La nuit était épaisse, un linceul étouffant posé sur la maison endormie. Le silence entre Youssef et moi n’était plus seulement un vide, c’était une entité palpable, lourde des aveux non-dits et des récriminations gelées. Les murs eux-mêmes semblaient avoir absorbé notre poison et le renvoyaient en ondes silencieuses.Je ne pouvais pas rester allongée à côté de lui. Sa respiration régulière, signe d’un sommeil que je ne connaissais plus, était une insulte. Je me suis glissée hors du lit, pieds nus sur le sol froid, et j’ai traversé l’appartement obscur comme une ombre. La chambre d’amis, avec son lit toujours fait, ressemblait à une cellule. Je ne la supportais pas non plus.Je me suis dirigée vers la petite terrasse, cet espace de béton suspendu dans le noir, ouvert sur le ciel et les lumières lointaines de la ville. Là, au moins, l’air n’était pas vicié par notre mensonge.La porte-fenêtre a coulissé sans un bruit. L’air nocturne, frais et léger, a caressé mon visage brûlant.
LeïlaIl s’était tourné vers moi alors. Dans la pénombre, je voyais la lueur humide de ses yeux.— Il y a des traitements. Des médecins. On essayera. Sinon… il y a d’autres moyens. La science avance.C’était flou, vague, désespéré. C’était son plan : l’espoir et le secret. Me prendre dans son naufrage et m’ordonner de ramer en souriant.Je m’étais levée, en proie à une crise de nerfs silencieuse. J’avais arpenté la chambre, serrant mon peignoir autour de moi comme une armure.— Je veux rentrer. Je ne peux pas rester ici.— Leïla, s’il te plaît… Ne fais pas de scandale. Pense à nos familles. À la honte.LA HONTE. Déjà, ce mot. Son leitmotiv. Sa prison. Et il voulait m’y enfermer avec lui.— C’est toi qui devrais avoir honte ! De m’avoir piégée !La suite de la lune de miel avait été un cauchemar éveillé. Deux spectres se croisant dans un décor de carte postale. Je pleurais en cachette. Lui se renfermait, buvait, évitait mon regard. Le mensonge était scellé. Et avec lui, ma condamnation
LeïlaPuis vint la nuit de noces. Dans une suite luxueuse d’un hôtel de la ville. Je tremblais, d’excitation, de peur, de désir contenu. J’attendais. Lui était étrangement silencieux. Il avait bu un whisky, puis un autre. Il tournait dans la pièce, évitant mon regard.— Tu es fatiguée ? avais-je fini par demander, la voix mal assurée.— Un peu, oui. C’était… éprouvant, ces jours de fête.Il était venu s’asseoir près de moi sur le lit. Il avait pris ma main. Ses doigts étaient glacés.— Leïla, il y a quelque chose… Je ne suis pas… très expérimenté.J’avais souri, rassurée. Moi non plus. C’était normal.— Ça ne fait rien. On apprendra ensemble.Il avait hoché la tête, l’air sinistre. Puis il avait tenté de m’embrasser. Un baiser maladroit, fuyant. Ses mains sur mes épaules étaient rigides. Il avait éteint la lumière. Dans le noir, ses gestes étaient hésitants, presque craintifs. Il se concentrait, je le sentais. Trop. Il retenait son souffle. Rien ne se passait. Rien. Après de longues,







