LOGINLeïla
L’ultimatum est resté suspendu dans l’air de l’appartement, comme une odeur de poudre après un coup de feu qui n’a pas trouvé sa cible. Les jours qui ont suivi ont été d’un silence de cathédrale, peuplé de regards fuyants et de bruits feutrés. Youssef m’évite. Il part tôt, rentre tard, s’enferme dans le bureau qu’il n’utilisait jamais. Mon courage du dimanche s’est émoussé, rongé par la peur habituelle et une lassitude ossifiante. Mais quelque chose a changé. Une faille. Je ne suis plus tout à fait la victime consentante. Je suis une prisonnière qui a montré les dents, et son geôlier ne sait plus comment la tenir.
C’est dans cette atmosphère électrique que la sonnerie du téléphone fixe déchire le silence un jeudi après-midi. Je décroche, le cœur léger pour une fois , peut-être une amie perdue de vue.
— Allô ?
— Leïla ? C’est Fathia.
La voix de ma belle-mère, rauque, autoritaire, sans préambule. Toute ma légèreté s’envole.
— Bonjour, maman.
— Écoute-moi bien. J’ai parlé à la guérisseuse. Celle de la campagne dont je t’ai parlé. Elle a un créneau la semaine prochaine. Elle veut te voir. Toi seule. Pas Youssef. C’est le corps de la femme qu’elle soigne, l’utérus qu’elle débloque.
Chaque mot est un clou enfoncé dans mon crâne. La honte, brûlante, immédiate. Elle a pris les choses en main. Elle organise mon humiliation, mon « traitement », comme on ferait déboucher un évier.
— Maman, je… je ne pense pas que ce soit nécessaire. Les médecins ont dit…
— Les médecins ! crache-t-elle au téléphone. Qu’est-ce qu’ils savent, ces imbéciles avec leurs machines ? Celle-là, elle a des dons. Elle lit dans les mains, dans le marc de café. Elle voit les blocages. Et ton blocage, à toi, il est évident. Tu es nouée, Leïla. Tu n’acceptes pas ton rôle de femme, de mère. Tu as peur. Cette peur, elle se transmet à ton ventre, et ton ventre se ferme. C’est aussi simple que ça.
Les larmes me montent aux yeux, mais cette fois, c’est de rage. Une rage froide et noire qui serre ma gorge.
— Ce n’est pas de la peur, maman. Et je n’irai pas voir cette femme.
Il y a un silence à l’autre bout du fil, chargé de surprise et de colère rentrée.
— Tu refuses ? Tu refuses de faire un effort pour ton mariage ? Pour donner un fils à Youssef ? Mais de quoi te crois-tu ? Tu es son épouse, c’est ton devoir !
— Mon devoir n’est pas de me faire tripoter par une sorcière de campagne pour une cause perdue d’avance ! m’écri-je, la voix tremblante de fureur.
Le silence, cette fois, est glacial.
— Une cause perdue d’avance ? C’est ainsi que tu vois ta vie avec mon fils ? Comme une cause perdue ? Mon Dieu, Youssef a épousé une femme de peu de foi et de moins de cœur. Écoute-moi bien, ma fille. Tant que tu n’auras pas rempli ton ventre, tu ne seras rien dans cette famille. Rien ! Tu es un objet vide, une coquille. Et les coquilles vides, on finit par les jeter.
Le claquement sec de la ligne qui se coupe résonne dans mon oreille comme une gifle. Je reste là, le combiné glacé contre la joue, les jambes flageolantes. Un objet vide. Une coquille. On finit par les jeter. Ses mots tournent dans ma tête, tranchants, définitifs. Ils ne font que mettre en son la chanson silencieuse que je m’étais chantée pendant quatre ans.
Je ne sais pas combien de temps je suis restée plantée là. Les ombres de l’après-midi s’allongent dans le salon quand la clé tourne dans la serrure. Youssef. Il entre, le visage fermé, dépose son attaché-case. Il sent la tension immédiatement.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Ta mère a appelé. Elle a pris rendez-vous pour moi avec sa guérisseuse.
Son visage se ferme encore davantage, se murant dans la honte.
— Et alors ?
— Et alors ? JE NE VEUX PAS Y ALLER, Youssef ! Elle m’a traitée de coquille vide ! Elle a dit qu’on me jetterait ! Tu entends ça ? Ta mère parle de me JETER !
Je hurle presque, les poings serrés, toute la tension de la journée, des années, qui explose.
Il ne répond pas tout de suite. Il passe une main lasse sur son visage.
— Elle exagère. Elle ne le pense pas.
— Elle le pense ! Et toi, tu le penses aussi ! Sinon, tu lui aurais dit ! Tu lui aurais ordonné de se taire ! Mais non. Tu préfères me laisser subir ça. Parce que c’est plus facile. Parce que tant que c’est moi qu’on insulte, ce n’est pas toi qu’on méprise !
— Arrête, Leïla.
— Je n’arrêterai pas ! Tu vas l’appeler. Tout de suite. Et tu vas lui dire que je n’irai pas. Que c’est fini, les insultes.
Il me regarde, et dans ses yeux, je ne vois pas de remords, pas de colère protectrice. Je vois de la peur. De la panique. La peur du scandale, de la vérité qui éclate. C’est plus fort que tout.
— Non.
Le mot est simple, net, et il me transperce de part en part.
— Quoi ?
— Non, je ne l’appellerai pas. Si tu ne veux pas y aller, ne va pas. Mais je n’affronterai pas ma mère pour ça.
Un rire hystérique monte dans ma gorge, un son rauque et laid.
— Pour ça ? Pour ça ? Pour la dignité de ta femme ? Pour arrêter le harcèlement que je subis à cause de TOI ?
— C’est toi qui as menacé de tout révéler, lance-t-il soudain, les yeux étincelants d’une colère rentrée. Tu veux une guerre ? Tu l’auras. Mais ne compte pas sur moi pour te couvrir. Tu assumes tes menaces, tu assumes les conséquences.
C’est un renversement total. C’est lui, maintenant, qui me met au défi. Qui me dit que si le bateau coule, je coulerai avec lui, mais que lui, il n’aidera pas à écoper. Je le dévisage, incrédule. L’homme que j’ai épousé n’existe pas. A sa place, il y a cet étranger lâche et cruel.
— Bien, dis-je, ma voix redevenue étrangement calme, métallique. Bien, Youssef.
LeïlaLe jour s’impose, brutal et gris, derrière les vitres. Je me suis préparée comme un automate. Douche trop chaude qui brûle la peau, habits choisis sans voir : un pantalon beige, un pull sobre. Une armure de coton. Dans le miroir de la salle de bains, une étrangère me regarde, les yeux cernés d’un bleu violacé, la bouche trop pâle. Je passe du fond de teint pour masquer les stigmates de la nuit, une poudre qui étouffe tout. Je mets du rouge à lèvres, une couleur neutre. C’est le masque de Leïla, l’épouse. Je le fixe avec un mépris glacial.La cuisine sent le café. Une odeur normale, rassurante, qui me donne la nausée. Youssef est déjà là, assis à la table, le journal ouvert devant lui. Il ne lit pas. Il fixe une page, les épaules légèrement voûtées. Il sent ma présence, lève les yeux. Son regard, rapide, inquiet, balaie mon visage à la recherche d’indices. Je lui tends un visage lisse, poli comme une pierre tombale.— Tu as dormi ? demande-t-il. Sa voix est rauque, matinale.— No
LeïlaLa nuit est un mur de pierre contre lequel je me cogne, encore et encore. Les larmes séchées sur ma peau me picotent, une carapace salée. À côté de moi, Youssef respire, un rythme régulier et profond qui ressemble à de l’indifférence, même dans le sommeil. Mon esprit est une roue en feu, tournant sans cesse autour des mêmes images : le visage effondré de Youssef lors de la lune de miel, les sourires en coin de sa mère, le poids des regards dans le salon familial, et… les bras de Karim sur la terrasse.Cette étreinte. Ce n’était rien, et c’était tout. Un geste humain dans une maison devenue inhumaine. Mais dans ma peau affamée, dans mon cœur vidé, ce geste a pris la dimension d’un séisme. La chaleur de ses mains à travers le tissu de mon peignoir, le battement calme de son cœur contre mon oreille, l’odeur de sommeil et de propreté. Des détails infimes qui se sont gravés en moi avec la force d’une révélation.Je me retourne brutalement, tirant les draps. La colère revient, mordant
Leïla Il a bondi, instinctif, et ses bras se sont refermés autour de moi avant que je ne m’écroule sur le sol froid.Ce ne fut pas un geste calculé, pas une séduction. Ce fut un sauvetage. Un réflexe humain devant une détresse évidente. Et moi, dans ce naufrage, je me suis accrochée à lui comme à la seule bouée en vue. J’ai enfoui mon visage dans son t-shirt, respirant son odeur d’homme endormi, de coton propre et de sécurité simple. Les sanglots sont revenus, violents, incontrôlables, secouant tout mon corps. Je pleurais toutes les larmes que je n’avais jamais osé verser devant quiconque.— Chut… a-t-il murmuré contre mes cheveux, ses mains traçant de lents cercles apaisants sur mon dos. Chut, Leïla. Laisse couler. Tu es en sécurité ici.En sécurité. Ces mots. Dans les bras du frère de mon mari. L’ironie était si amère qu’elle aurait dû me faire rire. Mais je n’avais plus la force de l’ironie. J’avais seulement la force de pleurer. Et de sentir, pour la première fois depuis une éter
Leïla La nuit était épaisse, un linceul étouffant posé sur la maison endormie. Le silence entre Youssef et moi n’était plus seulement un vide, c’était une entité palpable, lourde des aveux non-dits et des récriminations gelées. Les murs eux-mêmes semblaient avoir absorbé notre poison et le renvoyaient en ondes silencieuses.Je ne pouvais pas rester allongée à côté de lui. Sa respiration régulière, signe d’un sommeil que je ne connaissais plus, était une insulte. Je me suis glissée hors du lit, pieds nus sur le sol froid, et j’ai traversé l’appartement obscur comme une ombre. La chambre d’amis, avec son lit toujours fait, ressemblait à une cellule. Je ne la supportais pas non plus.Je me suis dirigée vers la petite terrasse, cet espace de béton suspendu dans le noir, ouvert sur le ciel et les lumières lointaines de la ville. Là, au moins, l’air n’était pas vicié par notre mensonge.La porte-fenêtre a coulissé sans un bruit. L’air nocturne, frais et léger, a caressé mon visage brûlant.
LeïlaIl s’était tourné vers moi alors. Dans la pénombre, je voyais la lueur humide de ses yeux.— Il y a des traitements. Des médecins. On essayera. Sinon… il y a d’autres moyens. La science avance.C’était flou, vague, désespéré. C’était son plan : l’espoir et le secret. Me prendre dans son naufrage et m’ordonner de ramer en souriant.Je m’étais levée, en proie à une crise de nerfs silencieuse. J’avais arpenté la chambre, serrant mon peignoir autour de moi comme une armure.— Je veux rentrer. Je ne peux pas rester ici.— Leïla, s’il te plaît… Ne fais pas de scandale. Pense à nos familles. À la honte.LA HONTE. Déjà, ce mot. Son leitmotiv. Sa prison. Et il voulait m’y enfermer avec lui.— C’est toi qui devrais avoir honte ! De m’avoir piégée !La suite de la lune de miel avait été un cauchemar éveillé. Deux spectres se croisant dans un décor de carte postale. Je pleurais en cachette. Lui se renfermait, buvait, évitait mon regard. Le mensonge était scellé. Et avec lui, ma condamnation
LeïlaPuis vint la nuit de noces. Dans une suite luxueuse d’un hôtel de la ville. Je tremblais, d’excitation, de peur, de désir contenu. J’attendais. Lui était étrangement silencieux. Il avait bu un whisky, puis un autre. Il tournait dans la pièce, évitant mon regard.— Tu es fatiguée ? avais-je fini par demander, la voix mal assurée.— Un peu, oui. C’était… éprouvant, ces jours de fête.Il était venu s’asseoir près de moi sur le lit. Il avait pris ma main. Ses doigts étaient glacés.— Leïla, il y a quelque chose… Je ne suis pas… très expérimenté.J’avais souri, rassurée. Moi non plus. C’était normal.— Ça ne fait rien. On apprendra ensemble.Il avait hoché la tête, l’air sinistre. Puis il avait tenté de m’embrasser. Un baiser maladroit, fuyant. Ses mains sur mes épaules étaient rigides. Il avait éteint la lumière. Dans le noir, ses gestes étaient hésitants, presque craintifs. Il se concentrait, je le sentais. Trop. Il retenait son souffle. Rien ne se passait. Rien. Après de longues,







