Je restai droite face à lui, bien que tout en moi tremblait un peu. Pas de peur. Plutôt d’un mélange de fatigue, d’agacement, et d’une étrange forme de compassion mêlée à une colère froide. Il voulait me déstabiliser. Il avait l’habitude, sûrement. Mais aujourd’hui, il était tombé sur quelqu’un d’autre.
— Bonjour, monsieur Valtenari. Je suis Lina Morel. Je suis infirmière clinicienne spécialisée. J’ai été mandatée par votre médecin référent pour…
Il leva une main. Un simple geste. Suffisant pour me faire taire.
— Inutile, articula-t-il, les dents serrées. Tu n’as pas besoin de réciter ton curriculum vitae.
Il bascula légèrement son fauteuil vers moi, s’approchant d’un demi-mètre, ce qui fut suffisant pour sentir son regard m’étrangler. Il ne me regardait pas. Il me disséquait.
— Tu crois pouvoir supporter mes douleurs ? Mes humeurs ? Mon silence ? Tu crois être différente des autres ? Mieux formée ? Plus patiente ? Tu penses que tu es extraordinaire ?
Je pris une inspiration lente. Ce n’était pas un patient, c’était un fauve en cage. Blessé, mais toujours prêt à mordre. Il avait la langue d’un homme cultivé, et la cruauté de quelqu’un qui avait trop souffert pour encore croire à la douceur.
— Je suis ici parce que vous êtes un patient, répondis-je calmement. Et que les patients, même arrogants, ont besoin d’être soignés.
Il haussa un sourcil. Une étincelle. Comme si ma réponse le déroutait un peu. Mais très vite, il reprit son masque.
— Soigner ? Tu ne fais pas ça pour moi. Tu fais ça pour l’argent. Comme toutes les autres.
— L’argent, dis-je, permet de vivre. Mais il n’achète ni ma patience, ni mon respect. Ça, vous devrez le mériter, monsieur Valtenari.
Sa main se crispa sur l’accoudoir. Un tic nerveux que je notai immédiatement.
Il me jaugea encore. Son regard était devenu plus lent, presque plus lourd. J’y lisais autre chose, cette fois. Peut-être… un éclat de fatigue ?
— Et si je te dis que je ne veux pas de toi ? Que je ne veux de personne ? Et que si tu t’approches de moi, je te vire moi-même de cette maison ?
— Alors je ferai mon travail en silence, répondis-je. Et vous serez libre de me rejeter chaque jour… jusqu’à ce que vous acceptiez que vous n’êtes pas invincible.
Un long silence s’abattit dans la pièce. La lumière du jour filtrait à peine à travers les voilages épais. Le monde semblait suspendu. Il me regardait. Je soutenais son regard.
Ezio ne bougea pas d’un millimètre. Assis dans son fauteuil, il semblait trôner au milieu du salon comme un roi déchu, l’air las mais dangereux. Le silence dans la pièce était presque une arme. Lina sentit le poids de son regard sur elle, acéré comme une lame invisible.
— Tu peux partir maintenant, lança-t-il soudain, d’un ton nonchalant. Ils ont tous fui, tu sais. Trois en un mois. Deux ont claqué la porte, la troisième a pleuré dans le hall pendant dix minutes avant de supplier qu’on appelle un taxi.
Il se tut un instant, avant d’ajouter, plus bas, comme un murmure venimeux :
— Tu ne feras pas mieux.
Lina inspira longuement, retenant son agacement. Elle sentit son cœur battre un peu plus vite, mais son visage resta impassible. Elle avança d’un pas, doucement, sans détourner les yeux.
— Peut-être qu’elles ont fui, dit-elle calmement. Peut-être qu’elles n’ont pas eu la patience, ou la force. Mais je ne suis pas les autres.
Il émit un rire sec, sans joie, presque amer.
— Toutes disent ça au début. Vous arrivez avec vos beaux principes, votre foi en l’humain, vos grands discours. Et puis, un mot de travers, un geste brusque, et vous fondez comme neige au soleil. On vous forme à tout… sauf à moi.
— Vous vous donnez trop d’importance, répliqua Lina avec douceur. Je vous observe depuis cinq minutes et je vois surtout un homme en colère, prisonnier d’un corps qui ne lui obéit plus. Vous croyez effrayer le monde entier avec votre silence et vos piques… mais ce que vous inspirez surtout, monsieur Valtenari, c’est de la peine.
Un silence. Brutal. Lourd.
Ezio la fixa, les mâchoires serrées, les narines légèrement dilatées. Elle venait de le toucher là où ça faisait mal.
— Tu as du courage, souffla-t-il enfin. Ou de l’orgueil.
— Peut-être les deux. Mais je sais une chose : vous n’êtes pas invincible. Et je ne suis pas ici pour vous plaire. Je suis ici pour faire mon travail.
Il détourna le regard, serrant les accoudoirs de son fauteuil. Une veine battait à sa tempe.
— Très bien. Reste. Tu comprendras bientôt pourquoi personne ne reste.
Alors qu’il faisait tourner lentement son fauteuil, prêt à quitter la pièce, je l’ai vu. Juste une seconde. Un éclat dans son regard.
Ce n’était pas de la haine. Pas seulement.
Il y avait autre chose. Une lueur fugace. Un mélange de douleur profonde et… de surprise ? Comme s’il ne s’attendait pas à ma réponse. Comme si, pendant une fraction de seconde, il avait oublié le rôle qu’il jouait.
Mon souffle s’est bloqué.
Je venais de voir l’homme derrière les murs. Pas le milliardaire inaccessible. Pas l’ombre tyrannique qu’on m’avait décrite. Mais un être humain. Abîmé. Fier. Et profondément seul.
Il a détourné les yeux, vite. Comme pris sur le fait.
Et puis, il a murmuré. Une phrase, presque inaudible, presque brisée.
— On verra combien de temps tu tiens…
Pas de provocation cette fois. Juste une sorte de lassitude résignée. Comme s’il testait moins ma patience que son propre espoir.
Il s’est éloigné, et le silence a repris sa place. Froid. Absolu.
Je suis restée là, droite, les bras croisés contre moi, le cœur battant. Cette phrase tournait dans ma tête. Mais ce n’était pas elle qui me marquait le plus. Non.
Ce qui m’habitait, c’était ce regard.
Cette brèche.
Minuscule, mais réelle.
Et sans savoir pourquoi, je me suis promis une chose :
Je ne partirai pas sans comprendre ce qu’il cache là, derrière ce regard glacial.
Je ne partirai pas avant d’avoir touché cette douleur.
Je restais figée au milieu du grand salon, le cœur battant encore sous le choc de notre échange. La lumière de la fin d’après-midi perçait à peine à travers les lourds rideaux, dessinant des ombres mouvantes sur les murs chargés d’histoire.
Des pas feutrés derrière moi. Dario.
Il s'arrêta net, les mains croisées derrière le dos, comme un majordome sorti d’un autre siècle.
— Le maître vous a acceptée, dit-il d’un ton neutre, presque détaché. C’est rare.
Ses mots résonnèrent comme une sentence. "Acceptée." Ce mot me heurta. J’avais l’impression d’être un objet qu’on tolérait, une présence qu’on jaugeait à distance. Je ne voulais pas être "acceptée". Je ne voulais pas qu’on me laisse juste rester dans un coin, comme une plante qu’on n’arrose pas mais qu’on ne jette pas non plus.
Mon regard glissa lentement vers la baie vitrée où Ezio Valtenari avait disparu quelques instants plus tôt. La pièce semblait plus sombre maintenant, plus froide encore. Mais son empreinte était partout. Dans le silence. Dans la tension des murs. Dans la brûlure laissée par ses paroles.
Je baissai les yeux, inspirai profondément.
Il me testait. C’était évident. Comme un animal blessé qui mord pour empêcher qu’on le touche. Et pourtant, dans ce regard glacé, j’avais vu autre chose. Une fêlure. Un cri étouffé.
Je n’étais pas là pour obéir. Ni pour m’écraser.
Je relevai les yeux, posai un regard calme sur Dario.
— Je ne suis pas là pour être acceptée, dis-je doucement.
Il arqua un sourcil, surpris de ma voix ferme.
— Je suis là pour comprendre pourquoi il se cache derrière sa douleur.
Il ne répondit rien. Il me dévisagea une seconde, puis tourna les talons.
Je restai seule, à nouveau.
Mais cette fois, quelque chose avait changé.
J’étais entrée ici comme une infirmière.
Je restais comme une femme qui allait chercher plus loin que les blessures visibles.
Je restai droite face à lui, bien que tout en moi tremblait un peu. Pas de peur. Plutôt d’un mélange de fatigue, d’agacement, et d’une étrange forme de compassion mêlée à une colère froide. Il voulait me déstabiliser. Il avait l’habitude, sûrement. Mais aujourd’hui, il était tombé sur quelqu’un d’autre.— Bonjour, monsieur Valtenari. Je suis Lina Morel. Je suis infirmière clinicienne spécialisée. J’ai été mandatée par votre médecin référent pour…Il leva une main. Un simple geste. Suffisant pour me faire taire.— Inutile, articula-t-il, les dents serrées. Tu n’as pas besoin de réciter ton curriculum vitae.Il bascula légèrement son fauteuil vers moi, s’approchant d’un demi-mètre, ce qui fut suffisant pour sentir son regard m’étrangler. Il ne me regardait pas. Il me disséquait.— Tu crois pouvoir supporter mes douleurs ? Mes humeurs ? Mon silence ? Tu crois être différente des autres ? Mieux formée ? Plus patiente ? Tu penses que tu es extraordinaire ?Je pris une inspiration lente. Ce
Madame Riva m’a conduite à travers un long couloir aux murs blancs et nus, jusqu’à un vaste hall central, baigné d’une lumière froide filtrant à travers une verrière. Au centre, une sculpture moderne, métallique et tordue, trônait comme une énigme.— Il vous attend, dit-elle simplement, avant de s’éclipser sans un mot de plus.Je n’eus pas le temps de respirer qu’un homme apparut.Grand, silhouette droite, costume noir parfaitement ajusté, cheveux plaqués en arrière. Son regard, couleur acier, ne m'accorda ni sourire ni curiosité. Il me détailla comme on évalue une recrue.— Lina Morel ? Je suis Dario, l’assistant personnel de M. Valtenari.Sa voix était nette, précise, chaque mot pesé. Il dégageait une autorité calme mais implacable.— Je vais être clair. Il y a des règles ici. Et elles ne sont pas négociables.Il me tendit une feuille imprimée, avec des consignes listées en caractères gras. Puis continua :— Premièrement, vous ne devez jamais entrer dans les pièces marquées d’un sym
Mon téléphone venait de sonner et je pousse un soupir en voyant le nom de Marc, mon collègue apparaître. J'avais vraiment besoin de lui parler Marc est un homme calme, posé, avec cette douceur qui manque souvent aux urgences.Je lui ai tout raconté, de la demande étrange jusqu’à ma peur d’accepter.Il a écouté, sans rien dire, juste attentive à ma voix tremblante.Puis il a soupiré.— Lina, tu sais ce que je pense ? C’est un homme cassé.J’ai froncé les sourcils.— Cassé ? Comment ça ?— Ezio Valtenari… Je le connais de loin. J’ai entendu des bribes de son histoire à l’hôpital. Un génie, un self-made man, qui s’est retrouvé paraplégique à cause d’un accident… Il a tout perdu. Sa mobilité, son envie de vivre et la plupart de ses amis. Et surtout, il a fait fuir toutes ses infirmières.Je suis restée silencieuse. Cette image me hantait déjà : un homme seul, enfermé dans sa souffrance.— Elles n’ont pas tenu ? J’ai demandé, la gorge serrée.— Oui. Il est difficile, exigeant, peut-être m
Je m’appelle Lina. Vingt-huit ans, infirmière. Ni célèbre, ni exceptionnelle. Juste humaine. Et fatiguée.Ce matin-là, comme tant d’autres, je m’étais réveillée avec l’impression d’avoir dormi les yeux ouverts. Mon vieux réveil cliquetait sur la table de chevet, et la lumière grise filtrait à travers les rideaux jaunis. L’odeur du café froid stagnait dans la petite cuisine ouverte de mon appartement, à peine plus grand qu’un placard à balais. Je n’avais pas eu le temps de laver la vaisselle depuis trois jours. La plante sur le rebord de la fenêtre était morte. Moi, pas encore.Je vis dans un studio au quatrième étage sans ascenseur, dans une rue où les sirènes hurlent plus souvent que les oiseaux ne chantent. Et chaque matin, je passe la main sur la même photo, accrochée près de l’entrée : mon frère, Sacha, sourire trop grand pour un visage trop jeune. Il n’a pas eu la chance de vieillir. Cancer foudroyant. J’étais encore étudiante en soins infirmiers quand je l’ai vu partir. Depuis,