Madame Riva m’a conduite à travers un long couloir aux murs blancs et nus, jusqu’à un vaste hall central, baigné d’une lumière froide filtrant à travers une verrière. Au centre, une sculpture moderne, métallique et tordue, trônait comme une énigme.
— Il vous attend, dit-elle simplement, avant de s’éclipser sans un mot de plus.
Je n’eus pas le temps de respirer qu’un homme apparut.
Grand, silhouette droite, costume noir parfaitement ajusté, cheveux plaqués en arrière. Son regard, couleur acier, ne m'accorda ni sourire ni curiosité. Il me détailla comme on évalue une recrue.
— Lina Morel ? Je suis Dario, l’assistant personnel de M. Valtenari.
Sa voix était nette, précise, chaque mot pesé. Il dégageait une autorité calme mais implacable.
— Je vais être clair. Il y a des règles ici. Et elles ne sont pas négociables.
Il me tendit une feuille imprimée, avec des consignes listées en caractères gras. Puis continua :
— Premièrement, vous ne devez jamais entrer dans les pièces marquées d’un symbole rouge. Elles sont strictement interdites.
— Deuxièmement, vous ne parlez à M. Valtenari que s’il vous y autorise. Il déteste qu’on lui adresse la parole sans y être invité.
— Troisièmement, vous suivrez un emploi du temps précis, que je vous remettrai chaque matin. Les retards ne sont pas tolérés.
Il tendit ensuite la main.
— Votre téléphone.
J’eus un instant d’hésitation. Il me regardait sans ciller.
— Clause de confidentialité. Aucune photo, aucun message. Rien ne sort d’ici. Et rien n’y entre sans notre contrôle.
Je sortis lentement mon portable de ma poche, et le lui remis. Il le glissa dans une pochette noire avec étiquette et verrou, comme une preuve scellée dans un procès.
— Vous pouvez maintenant commencer votre service, dit-il, sans émotion.
Puis il s’effaça pour me laisser passer, comme un gardien de prison bien élevé.
Je fis un pas en avant, puis m'arrêtai brusquement. Quelque chose en moi se révoltait. Je n’étais pas une subalterne silencieuse dans un théâtre de marionnettes figées. Je n’étais pas là pour me faire dicter des règles absurdes. J’étais infirmière. Leur patron avait besoin de moi. Et ils devaient le comprendre.
— Attendez, dis-je fermement, m’adressant à Dario qui s’apprêtait à tourner les talons. Si vous me dites que je ne dois pas lui parler sans sa permission… comment voulez-vous que je le soigne ? Un soin sans communication, c’est de la négligence. Il faut de la collaboration, du lien, un minimum d’échange humain.
Il se tourna à moitié, m’observa quelques secondes. Son regard était aussi vide qu’une porte close. Il ne répondit rien. Pas un mot. Puis il fit volte-face et s’éloigna d’un pas maîtrisé, sans me jeter un dernier regard.
Je restai seule, debout dans ce grand hall silencieux, mes mains crispées autour de mon sac. L’écho de ses pas disparut dans un couloir, me laissant face à cette maison glaciale… et à la mission presque impossible qui m’attendait.
Je ne savais pas où aller. Je commençais à guetter par ci par là pour voir s'il y a quelqu'un qui apparaît, mais personne.
Je commençais déjà à m'agacer, quel accueil médiocre !
Quelques minutes plus tard, j'entendis les pas se rapprocher, c'était Dario qui s'approcha et me fit signe de le suivre
Dario marchait devant moi, droit comme une lame. Nous traversâmes un couloir long, obscur, à peine éclairé par des appliques murales au verre dépoli. Chaque pas résonnait comme un rappel que je pénétrais plus profondément dans un territoire interdit.
Il s’arrêta au bout du couloir, devant une lourde porte en bois sombre. Il posa la main sur la poignée, mais ne l’ouvrit pas immédiatement. Il tourna simplement la tête vers moi.
— C’est ici que vous allez travailler, dit-il d’un ton neutre. Bonne chance.
Puis il ouvrit lentement la porte et referma derrière moi.
La n’était pas marquée d’un symbole rouge, pourtant tout, dans l’atmosphère, m’alertait qu’il s’agissait d’un territoire à ne pas franchir à la légère. La pièce était vaste, feutrée, et silencieuse comme une cathédrale abandonnée. Les rideaux mi-clos laissaient filtrer une lumière douce et poussiéreuse, presque irréelle. L’odeur était un mélange discret de bois ancien, de cuir vieilli… et de médicament.
Le salon ressemblait à une autre époque : tapis épais, meubles massifs, étagères remplies de livres en cuir sombre. Au centre, une grande baie vitrée ouvrait sur un jardin silencieux.
Et face à cette fenêtre, trônait un fauteuil roulant.
Un fauteuil luxueux, noir et chromé, aux lignes modernes. Il était tourné vers le dehors, comme s’il contemplait le monde sans y appartenir. Et dans ce fauteuil, une silhouette, immobile. Silencieuse. Fantomatique.
Mon cœur accéléra malgré moi.
Je savais que c’était lui. Ezio Valtenari.
Le fameux milliardaire invisible, le cerveau d’une génération, brisé par un accident que personne ne détaillait. On parlait de chute, de voiture, d’agression… mais les versions se contredisaient toutes. Seule certitude : depuis, il vivait reclus ici, refusant presque tout contact humain.
Et maintenant, j’étais là. Moi, la nouvelle intruse.
Je m’approchai doucement, mes pas étouffés par la moquette épaisse.
— Monsieur Valtenari… commençai-je d’une voix douce, presque un murmure.
Pas de réponse.
Juste ce dos droit, ce cou rigide, cette absence.
Un léger cliquetis métallique rompit le silence feutré.
Sous mes yeux, le fauteuil tourna lentement, presque avec défi. Je reculai d’un demi-pas, malgré moi.
Et puis je le vis. Ezio Valtenari.
Sa silhouette, d’abord dissimulée dans l’ombre, émergea lentement, sculptée par la lumière dorée filtrant à travers les lourds rideaux. Il ne portait pas de blouse, ni de plaids sur les genoux, comme certains patients alités. Il était vêtu d’une chemise noire impeccable, ouverte au col, et d’un pantalon sombre, qui soulignait plus sa prestance que sa fragilité.
Ses traits étaient durs, taillés dans le marbre. Une beauté froide, presque irréelle. Mais pas parfaite. Non… son visage portait les stigmates de ce qu’il avait traversé. Une fine cicatrice remontait depuis la base de sa mâchoire jusqu’à la tempe gauche. Une autre, plus discrète, barrait sa lèvre inférieure. Elles ne gâchaient pas son visage. Elles le rendaient presque plus fascinant. Plus réel.
Mais ce furent ses yeux qui m'immobilisèrent. Deux lames d’un bleu acier, vifs et cruels, luisant d’une intelligence redoutable. Il ne clignait pas. Il me fixait. Longuement. Comme un prédateur qui analyse si sa proie vaut la peine d’être chassée.
Il ne me tendit pas la main. Ne me salua pas.
Il se contenta de m’observer, muet, pendant de longues secondes. Le silence s’étira jusqu’à devenir inconfortable. Et alors que je m’apprêtais à parler, il prit les devants.
Sa voix fendit l’air, grave, rauque, éraflée par ce que j’imaginais être la douleur chronique ou la colère ancienne.
— Encore une infirmière. Il eut un ricanement bref, sans joie. On va voir combien de temps vous tiendrez.
Ma gorge se serra.
Le fauve venait de montrer les dents.
— As-tu signé pour soigner… ou pour supporter ?
Ses mots étaient simples, mais chargés d’une provocation presque violente.
Pas un bonjour. Pas un "je m'appelle". Juste un test.
Un premier coup de griffe.
Je restai droite face à lui, bien que tout en moi tremblait un peu. Pas de peur. Plutôt d’un mélange de fatigue, d’agacement, et d’une étrange forme de compassion mêlée à une colère froide. Il voulait me déstabiliser. Il avait l’habitude, sûrement. Mais aujourd’hui, il était tombé sur quelqu’un d’autre.— Bonjour, monsieur Valtenari. Je suis Lina Morel. Je suis infirmière clinicienne spécialisée. J’ai été mandatée par votre médecin référent pour…Il leva une main. Un simple geste. Suffisant pour me faire taire.— Inutile, articula-t-il, les dents serrées. Tu n’as pas besoin de réciter ton curriculum vitae.Il bascula légèrement son fauteuil vers moi, s’approchant d’un demi-mètre, ce qui fut suffisant pour sentir son regard m’étrangler. Il ne me regardait pas. Il me disséquait.— Tu crois pouvoir supporter mes douleurs ? Mes humeurs ? Mon silence ? Tu crois être différente des autres ? Mieux formée ? Plus patiente ? Tu penses que tu es extraordinaire ?Je pris une inspiration lente. Ce
Madame Riva m’a conduite à travers un long couloir aux murs blancs et nus, jusqu’à un vaste hall central, baigné d’une lumière froide filtrant à travers une verrière. Au centre, une sculpture moderne, métallique et tordue, trônait comme une énigme.— Il vous attend, dit-elle simplement, avant de s’éclipser sans un mot de plus.Je n’eus pas le temps de respirer qu’un homme apparut.Grand, silhouette droite, costume noir parfaitement ajusté, cheveux plaqués en arrière. Son regard, couleur acier, ne m'accorda ni sourire ni curiosité. Il me détailla comme on évalue une recrue.— Lina Morel ? Je suis Dario, l’assistant personnel de M. Valtenari.Sa voix était nette, précise, chaque mot pesé. Il dégageait une autorité calme mais implacable.— Je vais être clair. Il y a des règles ici. Et elles ne sont pas négociables.Il me tendit une feuille imprimée, avec des consignes listées en caractères gras. Puis continua :— Premièrement, vous ne devez jamais entrer dans les pièces marquées d’un sym
Mon téléphone venait de sonner et je pousse un soupir en voyant le nom de Marc, mon collègue apparaître. J'avais vraiment besoin de lui parler Marc est un homme calme, posé, avec cette douceur qui manque souvent aux urgences.Je lui ai tout raconté, de la demande étrange jusqu’à ma peur d’accepter.Il a écouté, sans rien dire, juste attentive à ma voix tremblante.Puis il a soupiré.— Lina, tu sais ce que je pense ? C’est un homme cassé.J’ai froncé les sourcils.— Cassé ? Comment ça ?— Ezio Valtenari… Je le connais de loin. J’ai entendu des bribes de son histoire à l’hôpital. Un génie, un self-made man, qui s’est retrouvé paraplégique à cause d’un accident… Il a tout perdu. Sa mobilité, son envie de vivre et la plupart de ses amis. Et surtout, il a fait fuir toutes ses infirmières.Je suis restée silencieuse. Cette image me hantait déjà : un homme seul, enfermé dans sa souffrance.— Elles n’ont pas tenu ? J’ai demandé, la gorge serrée.— Oui. Il est difficile, exigeant, peut-être m
Je m’appelle Lina. Vingt-huit ans, infirmière. Ni célèbre, ni exceptionnelle. Juste humaine. Et fatiguée.Ce matin-là, comme tant d’autres, je m’étais réveillée avec l’impression d’avoir dormi les yeux ouverts. Mon vieux réveil cliquetait sur la table de chevet, et la lumière grise filtrait à travers les rideaux jaunis. L’odeur du café froid stagnait dans la petite cuisine ouverte de mon appartement, à peine plus grand qu’un placard à balais. Je n’avais pas eu le temps de laver la vaisselle depuis trois jours. La plante sur le rebord de la fenêtre était morte. Moi, pas encore.Je vis dans un studio au quatrième étage sans ascenseur, dans une rue où les sirènes hurlent plus souvent que les oiseaux ne chantent. Et chaque matin, je passe la main sur la même photo, accrochée près de l’entrée : mon frère, Sacha, sourire trop grand pour un visage trop jeune. Il n’a pas eu la chance de vieillir. Cancer foudroyant. J’étais encore étudiante en soins infirmiers quand je l’ai vu partir. Depuis,