LOGINLe matin s’est levé dans un silence étrange, presque coupable.
La mer, d’ordinaire si bavarde, semblait s’être tue, étouffée par la honte d’avoir trop hurlé pendant la nuit. Un filet de lumière grise filtrait à travers les rideaux, pâle, vacillant, comme si le jour lui-même hésitait à revenir. Je me suis réveillée sur le canapé, encore enveloppée dans une couverture humide qui sentait le sel et la peur. Mes cheveux étaient collés à mon visage, ma gorge me brûlait, et j’avais cette impression absurde que la tempête n’était pas terminée — qu’elle s’était simplement réfugiée à l’intérieur de moi. La première chose que j’ai vue, c’est le sac. Posé sur la table basse, comme un témoin silencieux. Le plastique transparent était encore mouillé, les lettres à moitié effacées par le sel, mais le message restait lisible : “Pour Éléna – quand viendra minuit.” Je l’ai effleuré du bout des doigts. Le plastique collait à ma peau, froid, glacial. Et pourtant, j’ai senti un frisson de chaleur dans ma poitrine — un mélange impossible de soulagement et de panique. Gabriel avait écrit ça. Il avait prévu de me laisser ce dossier. Pourquoi à moi ? Pourquoi à minuit ? Je n’avais aucune réponse. Je me suis levée, chancelante. La maison semblait avoir souffert autant que moi : des éclats de verre au sol, des gouttes d’eau tombant du plafond, des traces de sable jusque sur les marches de l’escalier. J’ai ouvert la fenêtre : dehors, le monde portait encore les cicatrices de la nuit. Des branches arrachées pendaient des toits, des volets claquaient au vent, et la mer, redevenue docile, s’étirait comme un animal fatigué. Tout me semblait irréel. Et pourtant, le sac était bien là. Je pris mon téléphone : aucune nouvelle. Pas de message, pas d’appel, pas même une alerte des secours. J’espérais voir le nom de Gabriel s’afficher, ou même celui de la police, mais l’écran restait vide. Une seule notification : “Appel manqué – Sofia.” Je rappelai aussitôt. — Éléna ? Oh mon Dieu, enfin ! Je commençais à croire que tu… — Que j’étais morte ? dis-je, amère. — Ne dis pas ça. Tu as entendu les infos ? — Non. — Il y a eu un drame au port, cette nuit. Des témoins parlent d’un homme blessé et d’un coup de feu avant que la jetée ne s’effondre. Je sentis mon estomac se tordre. — Tu crois qu’ils ont retrouvé quelqu’un ? — Non. Les recherches sont en cours. Mais Éléna… — Quoi ? — Quelqu’un m’a envoyé un message anonyme, avec un fichier joint. Un dossier qui parle de ton père. Et ton nom y figure. Je restai figée, incapable de répondre. Sofia reprit, plus doucement : — Je préfère te le montrer en personne. Viens au journal avant midi. C’est important. Je raccrochai, le cœur battant. Le dossier. Encore lui. Partout, il revenait. Je pris une douche rapide, sans réussir à effacer la fatigue collée à ma peau. Chaque geste me paraissait mécanique. J’enfilai un jean, un pull beige, et attrapai une veste trempée dans l’entrée. En passant devant la table, mon regard s’accrocha une dernière fois au sac. Je le glissai dans mon tote bag. Juste au cas où. Les rues de Valmère portaient encore les marques de la tempête. Des volets pendus, des vitres brisées, des flaques boueuses où se reflétait un ciel lourd. L’odeur du sel se mêlait à celle du gasoil et du bois mouillé. Chaque pas résonnait étrangement, amplifié par le silence des habitants qui balayaient leurs trottoirs, têtes baissées. Quand je passai devant la boulangerie, la patronne m’adressa un signe discret, mais son regard glissa aussitôt sur mon sac, puis sur mes vêtements trempés. Un frisson me parcourut. Avait-elle entendu parler de ce qui s’était passé au port ? Le bureau du Courrier de Valmère se trouvait près de la mairie, un petit bâtiment beige coincé entre deux boutiques fermées. Je poussai la porte vitrée, et une cloche grinçante annonça mon entrée. — Éléna ! s’exclama Sofia en accourant. Ses cheveux châtains étaient tirés en chignon, et ses yeux rougis par la fatigue. Elle m’entraîna vers son bureau, couverts de feuilles, de tasses à café vides, et de coupures de journaux. — Regarde ça. Elle posa devant moi un dossier plastique, presque identique à celui que j’avais trouvé sur la plage. Même format, même calligraphie, la même phrase en couverture : “Pour Éléna – quand viendra minuit.” Mon sang se glaça. — Tu en as reçu un… toi aussi ? — Pas exactement. Il a été livré au journal par un coursier, sans expéditeur. Juste un mot : “À remettre à la journaliste Sofia Marin. Priorité.” Je pris une grande inspiration, puis sortis le sac de mon tote bag. Sofia resta bouche bée. — C’est… impossible. Nous comparâmes les deux dossiers. Le sien contenait des pages imprimées, des relevés de comptes, des plans de chantier ; le mien, je n’en savais encore rien — je n’avais pas eu le courage de l’ouvrir. — Regarde cette page, dit-elle en sortant une feuille. Des lignes de chiffres et de codes s’étalaient, griffonnées à la main : “Section D – Niveau 3 – fuite toxique confirmée.” “Caméras désactivées le 11 novembre, 23h47.” “Transfert de fonds – compte offshore : VLM Industrie.” Je sentis le sol vaciller sous mes pieds. La section D, c’était le chantier dont mon père avait la responsabilité avant l’explosion. — Ce n’était pas un accident, murmurai-je. Sofia hocha lentement la tête. — Et Gabriel ? — Il m’a laissé le sac hier soir. Juste avant que… Ma voix se brisa. — Avant que la vague ne nous emporte. Elle me regarda, bouleversée. — Tu veux dire qu’il est… — Je ne sais pas. J’espère que non. Je fermai les yeux un instant. L’image de Gabriel, debout sur la jetée, le visage éclairé par la foudre, me revint comme un coup de poignard. — Et maintenant ? demanda Sofia. — Je dois comprendre ce qu’il voulait me dire. Ce “minuit”... Elle s’assit en face de moi, soudain grave. — Tu ne devrais peut-être pas t’en mêler. Si ces documents sont réels, tu risques gros. Je relevai la tête, déterminée. — Si mon père est mort à cause de ça, alors j’ai déjà trop perdu pour reculer. Une sonnerie retentit soudain. Mon téléphone vibrait sur la table. Numéro inconnu. Je répondis, hésitante : — Allô ? Silence. Puis une voix d’homme, froide, mécanique : — Vous avez quelque chose qui ne vous appartient pas. Ne parlez à personne. Et souvenez-vous : minuit approche. La ligne se coupa. Je restai pétrifiée, le téléphone serré dans ma main tremblante. Sofia blêmit. — Qui c’était ? — Je… je ne sais pas. Elle attrapa son propre téléphone. — On devrait prévenir la police. — Non ! criai-je. Elle sursauta. — Si la corruption est aussi profonde que le dossier le laisse entendre, alors je ne peux faire confiance à personne ici. Je rangeai précipitamment les papiers dans le sac, le cœur battant à tout rompre. Sofia tenta de me retenir par le bras. — Éléna, ne fais pas ça seule ! — C’est déjà trop tard. Je sortis du bureau sans me retourner. Dehors, le vent s’était levé à nouveau. Un vent sec, chargé de sel et de poussière, qui me fouettait le visage comme pour m’empêcher d’avancer. Je traversai la rue, le sac serré contre moi, consciente que quelqu’un pouvait me suivre. Chaque bruit de pas derrière moi, chaque reflet dans une vitre me faisait sursauter. Arrivée à ma voiture, je pris une profonde inspiration. L’air sentait la rouille et la peur. Je mis le contact. La radio s’alluma toute seule, grésillante, puis une voix familière résonna : “Avis de forte houle sur la côte sud de Valmère. Évitez la zone portuaire jusqu’à nouvel ordre.” Je restai un moment immobile, les mains crispées sur le volant. Le port. La jetée. Le phare. Tout me ramenait là-bas. Je tournai brusquement le volant et pris la direction du littoral. Le ciel s’assombrissait, une nouvelle tempête se préparait. Les routes sinueuses menant au phare semblaient désertes. Les arbres ployaient sous le vent, des mouettes volaient en cercles au-dessus de la falaise. Au loin, la mer grondait à nouveau. Et pourtant, malgré la peur, malgré la fatigue, une certitude brûlait en moi : ce dossier détenait la clé de tout. De la mort de mon père. De la disparition de Gabriel. De tout ce que Valmère avait tenté d’oublier. Quand j’aperçus la silhouette du phare, dressé comme un spectre au-dessus de la mer, je sentis mes mains trembler. Je savais que j’étais sur le point d’ouvrir une porte qu’il me serait peut-être impossible de refermer. Je garai la voiture, le moteur encore allumé. Le vent hurlait autour de moi. Je sortis, le sac serré contre ma poitrine. Et dans le grondement des vagues, il me sembla entendre une voix — celle de Gabriel, lointaine, presque portée par le vent : “Ne laisse plus personne t’empêcher de savoir.” Un éclair zébra le ciel. Je levai la tête, le souffle coupé. Au sommet du phare, une lumière venait de s’allumer.Le cri métallique résonna dans la salle souterraine, si fort qu’Éléna en eut les oreilles bourdonnantes. Une fissure courait encore le long de la cuve brisée, et de la vapeur s’en échappait en gémissant. L’air empestait le fer, le sel et une odeur indéfinissable, presque animale. Dans la lumière rouge des alarmes, des silhouettes flottaient toujours dans les autres conteneurs. Mais celle qui venait de s’en extraire remuait. Lentement. Comme si elle respirait. Éléna fit un pas en arrière. Gabriel, lui, resta immobile. Ses yeux ne clignaient plus. La chose dans la cuve leva la tête. C’était un visage. Le sien. Le choc la traversa comme une décharge. Même bouche, même regard, les mêmes mèches collées sur le front. Mais la peau de l’autre Éléna était d’une pâleur presque translucide, veinée de bleuté. Ses mouvements étaient étranges, trop mesurés, comme si elle redécouvrait le geste humain. Éléna sentit un vertige la gagner. — Qu’est-ce que… qu’est-ce que c’est que ça ? Ga
L’explosion fut si violente que la barque se renversa sous le choc.L’eau s’engouffra dans la gorge d’Éléna, brûlante, salée, pleine de cendres.Elle perdit tout repère : le ciel, la rivière, la rive — tout n’était plus qu’un tumulte noir.Quelqu’un cria son nom. Sofia, sans doute. Puis plus rien.Quand elle émergea enfin, haletante, les oreilles sifflantes, le monde avait changé.Le ciel entier flamboyait d’un reflet orange.Des morceaux d’arbres flottaient à la surface.Un nuage de fumée montait au-dessus de la forêt, là où se trouvait la cabane.Elle nagea tant bien que mal jusqu’à la rive.Ses vêtements la collaient, lourds de boue.À genoux, elle toussa longuement, jusqu’à recracher l’eau qu’elle avait avalée.— Sofia ? cria-t-elle.Aucune réponse.Seulement le bruit du vent et le craquement lointain du bois en feu.Elle scruta la rivière : la barque dérivait, retournée, vide.La panique monta, mais elle la refoula.Sofia savait nager.Elle avait dû rejoindre l’autre rive, ou se
La pluie s’était remise à tomber, fine, oblique, presque invisible — comme une poussière d’eau suspendue au-dessus de la ville.Depuis la falaise, Valmère semblait se dissoudre dans une brume grise où se mêlaient la mer et le ciel.Les flammes de la veille, celles qui avaient englouti le hangar de VLM, ne laissaient plus qu’un panache de fumée noire au-dessus du port.Éléna n’avait pas dormi.Elle s’était réfugiée dans la vieille maison des Morel, au bout du chemin des Pins.Une cabane de pêcheur abandonnée, dont elle avait trouvé la clé dans le tiroir du bureau de Gabriel — avant que tout n’explose.Elle avait passé la nuit à lire les notes qu’il avait laissées.Des pages tachées, à moitié brûlées, mais assez claires pour qu’elle comprenne l’ampleur du mensonge.Ce n’était pas un simple accident industriel.C’était un programme.Un projet secret nommé “Aube”. « Aube : activation prévue quand Valmère sera nettoyée. »« Évacuation partielle autorisée – phase 2. »Elle relut ces mots e
Le jour se levait lentement sur Valmère, mais le ciel n’avait plus la même couleur.Il n’était ni bleu ni gris — seulement une teinte cendrée, presque métallique, qui semblait avaler la lumière avant même qu’elle ne touche la terre.Je restai longtemps assise sur la falaise, les yeux rivés sur la mer.Là où, quelques heures plus tôt, s’élevait la base souterraine de VLM, il ne restait qu’un remous sombre, une vaste cicatrice d’écume.Le vent portait encore une odeur d’ozone, mêlée de sel et de fer brûlé.Tout était fini.Et pourtant, rien ne l’était.Je serrai le disque dur contre moi.Mon seul héritage.Mon seul moyen de prouver que tout ce cauchemar avait existé.Mais à qui parler ?À qui confier cette vérité ?La police ? Ils avaient toujours fermé les yeux.Les médias ? Contrôlés depuis des années par VLM.Les réseaux ? Trop lents, trop étouffés par la désinformation.J’étais seule.Et dans cette solitude, il y avait un poids que je n’avais jamais ressenti avant.Celui de survivre
Le froid me mordait la peau.Je ne savais plus depuis combien de temps j’étais là, étendue sur ce sol de béton, les poignets liés, la tête bourdonnante.La lumière oscillait au-dessus de moi, tantôt crue, tantôt mourante, comme si elle hésitait à révéler ce qui m’entourait.Des bruits métalliques résonnaient au loin, peut-être des tuyaux, ou le ressac de la mer contre la structure.J’avais soif. Et peur.Puis cette voix.Douce. Lente.Une voix que j’aurais reconnue entre mille.— Tu aurais dû rester à ta place, Éléna.Je me redressai brusquement, le souffle court.Devant moi, Sofia.Vêtue d’un manteau sombre, les cheveux tirés, les traits tirés aussi — plus durs, plus fermés.— Sofia ? Qu’est-ce que tu…Elle s’approcha, un sourire presque triste aux lèvres.— J’aurais aimé que tu ne découvres jamais tout ça.Je la fixai, incrédule.— Tu travailles pour eux ? Pour VLM ?Elle haussa légèrement les épaules.— Travaille, c’est un mot un peu fort. Disons que… je collabore.— Collabores ?!
Il y a des instants où le temps se fige. Où le monde entier semble retenir son souffle. Où tout ce que l’on croyait savoir se fissure d’un seul coup.C’est ce qui m’est arrivé à cet instant précis, quand la porte s’est ouverte et qu’il est apparu.Gabriel. Vivante. Trempée. Épuisée. Mais bien là.Ses cheveux, collés à son front, gouttaient sur le seuil. Ses vêtements portaient les marques du sel et du sang. Ses yeux — ces yeux gris que je connaissais par cœur — semblaient pourtant différents, comme voilés d’une ombre que je ne lui avais jamais vue.Je restai pétrifiée, incapable de bouger.— Tu… tu es vivant…Il hocha lentement la tête, sans un mot. Puis il referma la porte derrière lui, doucement, comme pour ne pas réveiller la nuit.L’eau dégoulinait de ses manches, formant une flaque au sol. Il posa sur la table une vieille lampe de poche, un carnet détrempé, et un pistolet.— Ne crie pas, murmura-t-il.Sa voix était rauque, brisée.— Gabriel, qu’est-ce qui s’est passé ?! Tout







