LOGINJonas
La chaleur du feu me brûle le visage, mais l’intérieur de ma poitrine est un bloc de glace. Je suis assis sur le tapis usé, trop grand, trop raide, dans cette maison qui sent le lilas et le bois sec. Le gamin : Noé , est blotti contre mon côté, pas par affection, mais par curiosité pure. Il me montre un caillou qu’il a trouvé dans le jardin, « un caillou de lave, monsieur, regarde ses trous ». Sa voix est un petit flux continu, assuré, rêveur.
Je murmure une approbation, mais mes yeux ne quittent pas Élise.
Elle est debout dans l’encadrement de la porte, immobile comme une biche surprise sur une route. Ses bras sont croisés, une main serrant le coude opposé si fort que les jointures sont blanches. Elle ne me regarde pas, elle fixe un point derrière moi, sur le mur. Son profil est toujours aussi net, aussi pur, mais creusé par les années. Une fine cicatrice, nouvelle, barre son sourcil droit. J’ai une envie violente, soudaine, de poser mon doigt dessus, de lui demander comment. De savoir tout ce que j’ai manqué.
Et en même temps, une colère sourde gronde en moi. Elle est partie. Sans un mot. Un matin, le lit vide, l’appartement vidé de sa moitié. Plus de trace. Plus d’explication. Sept ans de silence. Et maintenant, ceci. Cet enfant.
Mes yeux reviennent à Noé. Il a levé la tête vers moi, son caillou oublié dans sa paume. Il plisse les yeux, exactement comme je le fais quand je réfléchis. Pas comme sa mère. Comme moi.
— Pourquoi tu as les yeux tristes ? il demande, sans préambule.
Le souffle me manque. Élise fait un mouvement imperceptible, un resserrement des épaules.
— Je ne les ai pas tristes, je dis, la voix rauque.
— Si. Comme maman, parfois. Quand elle regarde la photo dans le salon, celle qu’elle a retournée.
Le silence qui suit est électrique. Je vois le visage d’Élise se décomposer, une seconde, avant qu’elle ne le recompose en un masque lisse. Mais j’ai vu. La photo. Retournée. Mon cœur cogne contre mes côtes, une pulsation sourde et chaude. Preuve. Soupçon. Poison.
— Noé, viens, il est l’heure du bain, dit-elle, et sa voix est douce mais tendue comme un fil à couper le beurre.
— Mais il est tôt ! Et le monsieur…
— Maintenant.
Elle ne crie pas. Elle n’a jamais crié. C’est cette fermeté basse, définitive, qui est bien pire. Noé baisse la tête, rassemble son trésor de cailloux. Il me jette un dernier regard, mi-excusant, mi-conspirateur.
— À tout à l’heure, monsieur.
— À tout à l’heure, Noé.
Son nom, dans ma bouche, a un goût étrange. Familier. Interdit. Je le regarde disparaître dans le couloir, sa petite main glissant sur la rampe de l’escalier.
Nous sommes seuls.
Le crépitement du feu est le seul son. Elle ne bouge toujours pas. Moi non plus. L’attraction est une force physique, un aimant tordu entre nos deux corps immobiles. C’est malsain. C’est nécessaire. C’est tout ce que j’ai ressenti il y a sept ans, amplifié par la trahison, par l’absence, par cet enfant qui est là-haut et dont chaque geste me crie une vérité qu’elle refuse.
— Tu ne m’avais pas dit que tu avais un fils, je finis par dire. Ma voix est trop basse, trop grave.
— Tu ne m’as pas laissé le temps.
— Sept ans, Élise. Sept ans, c’est tout le temps du monde.
Elle ferme les yeux. Un long moment. Quand elle les rouvre, ils brillent d’une lueur humide qu’elle ne laissera pas tomber. Je la connais.
— Pourquoi es-tu revenu ici ? Je pensais que tu étais parti pour de bon. À Paris, ou ailleurs.
— Ma mère est malade. Je suis là pour Noël. Et toi ? Pourquoi maintenant ?
— La maison. Il fallait que je m’en occupe. Que je la vide.
— Seule ?
Le sous-entendu est laid. Je le regrette aussitôt. Mais c’est trop tard. Elle se redresse, les bras tombant le long de son corps. Elle a un vieux sweat-shirt trop large, un jean usé. Elle n’a jamais été aussi belle. Dévastée. Réelle.
— Je suis toujours seule, Jonas.
Ces mots, prononcés sans pitié, sans appel, me frappent en plein sternum. Je me lève. Je ne peux pas rester assis. L’espace entre nous se réduit, chargé de toute l’histoire non dite, de toutes les nuits où j’ai rêvé de ça, de son goût, de sa peau sous mes paumes.
— Pourquoi es-tu partie ?
Elle secoue la tête, un mouvement infime.
— Je ne peux pas.
— Tu me le dois.
— Je ne te dois rien. Tu n’as aucune idée…
Elle s’interrompt, serre les mâchoires. Ses yeux parcourent mon visage, comme si elle cherchait des traces de quelque chose. De quelqu’un d’autre.
— Tu es avec quelqu’un ? elle demande soudain, et la question est un couteau.
Je pourrais mentir. Je devrais. Mais je ne peux pas. Pas sous ce regard.
— Oui. Je… je vais me marier. Au printemps.
Le choc passe sur ses traits, rapide, brutal, avant d’être enseveli sous une froideur de glace. Elle hoche la tête, comme si elle venait de recevoir une confirmation attendue.
— Félicitations.
Ce mot est le plus froid que j’aie jamais entendu. Elle tourne les talons, se dirige vers la cuisine.
— Il va se faire tard. La neige a dû cesser. Tu devrais…
Je la suis. Je n’ai pas le choix. Mon corps obéit à une loi plus ancienne, plus forte. Dans la cuisine étroite, elle se tient près de l’évier, les mains posées sur le rebord, regardant par la fenêtre la nuit noire et le manteau blanc infini.
ÉliseNous restons ainsi, je ne sais combien de temps, chacun dans notre bulle de nuit glaciale, séparés par quelques centaines de mètres de neige et sept ans de mensonges. Deux points fixes dans l’obscurité, reliés par un fil invisible qui brûle.La lueur rouge s’éteint finalement. La silhouette bouge, s’éloigne, se fond dans l’ombre.Je reste. Je guette l’aube.---Le lendemain est un jour de plomb. Le ciel est bas, gris, promettant encore de la neige. Noé est surexcité par l’épaisseur du manteau blanc et réclame une bataille de boules de neige. Je m’exécute, riant de ses rires, feignant l’enthousiasme. Chaque geste est un effort. Je suis un pantin dont les fils sont tenus par l’attente.Va-t-il revenir ?Ai-je envie qu’il revienne ?La réponse, viscérale, immédiate, me fait honte. Oui. Même après le baiser. Même après la menace. Surtout après.Nous rentrons pour le déjeuner, les joues rougies, les doigts gourds. Au moment où je pose le plat de pâtes sur la table, on frappe à la por
ÉliseLa porte se referme. Le déclic du pêne est un coup de feu dans le silence de la maison.Je reste là, dans la cuisine, les mains agrippées au rebord de l’évier comme à une bouée. Le froid du granit traverse mes paumes. Mes lèvres sont brûlantes, tuméfiées. Je peux encore sentir le poids de ses mains sur mon visage, la pression impérieuse, désespérée, de sa bouche. La violence du besoin. Le goût de lui, mêlé à celui de ma propre trahison.J’ai failli.J’ai failli à la promesse que je m’étais faite le jour où j’ai vu le deuxième trait bleu sur le test. La promesse de les protéger tous les deux : lui, de la vérité ; moi, de son rejet.L’eau coule toujours à l’étage. Le bain. La normalité. Noé chante une chanson absurde, sa voix claire et fausse traverse le plafond. Cette petite mélodie innocente me transperce comme une lame. Je me redresse d’un coup, le cœur battant à tout rompre. Je monte l’escalier, les jambes flageolantes.La salle de bain est remplie de vapeur. Noé est dans l’ea
JonasJe m’arrête derrière elle. Je ne la touche pas. Mais je sens la chaleur de son corps. Je respire son odeur – le même shampooing, un parfum de peau changé, mûri. Un vertige me prend. Les années s’effacent. Nous sommes dans la cuisine de son ancien appartement, un matin d’été, et elle rit, le soleil dans les cheveux…— Élise.Elle ne répond pas. Son reflet dans la vitre est flou, un fantôme dans la nuit.— Il a quel âge, Noé ?Elle se fige. Ses épaules se soulèvent, retombent.— Six ans.Six ans. Le calcul est immédiat, brûlant. Sept ans depuis qu’elle est partie. Six ans depuis sa naissance. La fenêtre est trop étroite. La possibilité est là, énorme, monstrueuse, splendide.— Élise… regarde-moi.— Non.Je pose une main sur son épaule. Elle sursaute comme si je l’avais brûlée, mais elle ne se dégage pas. Sous la laine du sweat, je sens l’os, la tension de chaque muscle.— Est-ce qu’il est… ?Elle se retourne d’un coup, les yeux brûlants, pleins d’une terreur et d’une colère qui me
JonasLa chaleur du feu me brûle le visage, mais l’intérieur de ma poitrine est un bloc de glace. Je suis assis sur le tapis usé, trop grand, trop raide, dans cette maison qui sent le lilas et le bois sec. Le gamin : Noé , est blotti contre mon côté, pas par affection, mais par curiosité pure. Il me montre un caillou qu’il a trouvé dans le jardin, « un caillou de lave, monsieur, regarde ses trous ». Sa voix est un petit flux continu, assuré, rêveur.Je murmure une approbation, mais mes yeux ne quittent pas Élise.Elle est debout dans l’encadrement de la porte, immobile comme une biche surprise sur une route. Ses bras sont croisés, une main serrant le coude opposé si fort que les jointures sont blanches. Elle ne me regarde pas, elle fixe un point derrière moi, sur le mur. Son profil est toujours aussi net, aussi pur, mais creusé par les années. Une fine cicatrice, nouvelle, barre son sourcil droit. J’ai une envie violente, soudaine, de poser mon doigt dessus, de lui demander comment. D
ÉlisePuis son regard descend. Il voit Noé à côté de moi, concentré sur son renne. Je vois le processus sur son visage. La curiosité. L’examen. Le choc. Ses yeux passent de Noé à moi, puis de nouveau à Noé. Il scrute ses traits, sa posture, la manière dont il penche la tête. Je vois l’interrogation naître, violente, interdite. Ses sourcils se froncent légèrement. Ses lèvres s’entrouvrent.Non. Pas ça. Pas maintenant. Pas ici.Je saisis l’épaule de Noé, un peu trop brusquement.— On rentre, mon chéri. Il commence à faire vraiment froid.— Mais le renne… je ne l’ai pas payé.— Viens.Je jette des billets sur le comptoir, sans attendre la monnaie. Je tire Noé, je me faufile, je presse le pas. Je sens le regard de Jonas dans mon dos, un poids brûlant entre mes omoplates. Je n’ose pas me retourner. Pas avant d’avoir tourné au coin de la rue, à l’abri des lumières.Là, je m’arrête, le cœur battant la chamade, les jambes flageolantes. Je me penche, les mains sur les genoux, pour retrouver mo
ÉliseLa maison sent la cire et le vide. Je pousse la porte, une bouffée d’air froid entre avec nous, dérangeant la poussière qui danse dans la lumière d’hiver. Noé se serre contre ma jambe, son petit sac à dos sur les épaules, les yeux grands ouverts. Il observe tout : le vestibule sombre, l’escalier qui monte vers l’inconnu, le manteau de ma mère encore accroché à la patère.— C’est grand, murmure-t-il.Sa voix résonne, fragile. Je pose une main sur sa tête, mes doigts s’attardant dans ses cheveux si fins, si blonds. Comme les siens. Toujours cette pensée, lancinante. Elle revient à chaque battement de cœur, à chaque fois que je regarde mon fils.Je dépose les valises sur le carrelage froid. Le silence ici est différent de celui de la ville. Il est épais, chargé, comme si les murs retenaient leur souffle. Ma mère est partie depuis six mois, et personne n’a dérangé l’ordre qu’elle aimait tant. Les napperons sont bien droits sous les vases, le calendrier des postes est encore ouvert à







