LOGINJonas
Je m’arrête derrière elle. Je ne la touche pas. Mais je sens la chaleur de son corps. Je respire son odeur – le même shampooing, un parfum de peau changé, mûri. Un vertige me prend. Les années s’effacent. Nous sommes dans la cuisine de son ancien appartement, un matin d’été, et elle rit, le soleil dans les cheveux…
— Élise.
Elle ne répond pas. Son reflet dans la vitre est flou, un fantôme dans la nuit.
— Il a quel âge, Noé ?
Elle se fige. Ses épaules se soulèvent, retombent.
— Six ans.
Six ans. Le calcul est immédiat, brûlant. Sept ans depuis qu’elle est partie. Six ans depuis sa naissance. La fenêtre est trop étroite. La possibilité est là, énorme, monstrueuse, splendide.
— Élise… regarde-moi.
— Non.
Je pose une main sur son épaule. Elle sursaute comme si je l’avais brûlée, mais elle ne se dégage pas. Sous la laine du sweat, je sens l’os, la tension de chaque muscle.
— Est-ce qu’il est… ?
Elle se retourne d’un coup, les yeux brûlants, pleins d’une terreur et d’une colère qui me coupent la parole.
— Jamais. Pose-moi cette question, Jonas, et je te jure que tu ne remettras plus jamais les pieds ici. Tu ne le verras plus jamais.
Son souffle est court, chaud sur mon visage. Sa proximité est un électrochoc. Je vois les veines battre à la base de sa gorge. La cicatrice sur son sourcil. Le tremblement imperceptible de sa lèvre inférieure.
Je ne sais pas si c’est la menace, le désir, ou la simple folie de la situation, mais quelque chose en moi craque. La colère, le besoin, la frustration de toutes ces années sans réponse se mélangent en un cocktail explosif.
Mes mains remontent, saisissent son visage. Ce n’est pas doux. C’est une prise. Une revendication.
— Pourquoi ? soufflé-je contre ses lèvres. Pourquoi tu m’as fait ça ?
Elle ne résiste pas. Elle se laisse tenir. Ses yeux explorent les miens, cherchant quelque chose. Le garçon que j’étais ? L’homme que je suis devenu ? Le fiancé d’une autre ?
— Parce que je n’avais pas le choix, chuchote-t-elle, et sa voix se brise. Crois-moi, c’est la seule chose que je peux te dire.
C’est l’aveu de tout et de rien. C’est le fossé infranchissable. Et c’est aussi l’étincelle.
Je l’embrasse.
Ce n’est pas un baiser de retrouvailles. C’est une collision. Une bataille. Un règlement de comptes. Nos bouches se cherchent, se heurtent, s’approprient avec une brutalité désespérée. Le goût d’elle est exactement comme dans mes souvenirs, et pourtant différent. Plus amer. Plus profond. Un goût de larmes retenues et de secrets.
Elle gémit dans ma bouche, un son rauque, animal. Ses mains s’accrochent à mes avant-bras, les ongles enfonçant la laine de mon pull. Elle me tire contre elle. Il n’y a plus de raison. Plus de fiancée ailleurs. Plus d’enfant à l’étage. Plus de mensonge entre nous. Il n’y a que ce besoin viscéral, ancien, de fusionner, de nous dévorer l’un l’autre pour combler ce vide de sept ans.
Je la pousse contre l’évier, le métal froid heurtant ses hanches. Elle arque le dos, presse son corps contre le mien. Chaque courbe, chaque ligne, je m’en souviens. Je la redécouvre. Mes mains quittent son visage, parcourent ses côtes, sa taille, remontent sous son sweat-shirt. Sa peau est chaude, soyeuse, hérissée de chair de poule. Elle frémit à mon contact.
C’est alors qu’un bruit nous glace.
Un pas, au-dessus de nos têtes. Puis un autre. Un grincement de planche. Noé. Dans le couloir. Il va peut-être descendre.
Nous nous séparons d’une secousse, comme électrocutés. Le souffle court, les lèvres gonflées, les yeux dilatés par le choc et le désir inassouvi. La réalité nous revient en pleine face, laide, compliquée.
Les pas s’éloignent. Une porte de salle de bain qui se ferme. Le son de l’eau qui coule.
Nous restons là, à un mètre l’un de l’autre, pantelants. La culpabilité est un goût de fer dans ma bouche, plus fort encore que son goût. J’ai une fiancée. Elle a un fils qui pourrait être… Non. Elle a dit jamais.
Elle passe une main tremblante sur sa bouche, comme pour effacer ma trace. Son regard est perdu, terrifié.
— Il faut que tu partes, maintenant, dit-elle, d’une voix sans timbre.
— Élise…
— Pars. S’il te plaît. Avant que… avant que je ne fasse encore plus de dégâts.
Je vois la douleur sur son visage. Une douleur si profonde, si ancienne, qu’elle en est devenue une partie d’elle. Et je comprends, soudain, que ce n’est pas seulement de moi qu’elle a peur. C’est d’elle-même. De ce qu’elle pourrait révéler. De ce qu’elle pourrait faire.
Je recule. L’air de la cuisine, qui était étouffant il y a une minute, est maintenant glacial sur ma peau en feu.
— Demain… la neige sera peut-être dégagée, je dis, sans savoir pourquoi je dis ça. Une promesse ? Une menace ?
— Ne reviens pas, Jonas.
Elle ne me regarde pas. Elle regarde le sol, entre nous, cet espace qui est à la fois un abîme et le seul lieu où nous avons jamais été vrais.
Je tourne les talons. Je traverse le salon, où les braises du feu rougeoient encore. Je m’habille à la hâte dans l’entrée, la sensation de ses lèvres, de sa peau, brûlant encore sur la mienne. Comme une marque.
Je sors. La nuit est d’un froid mordant, silencieuse. La neige a cessé, laissant un monde immaculé, trompeur. Je ferme la porte derrière moi, doucement.
Je ne regarde pas la fenêtre éclairée de la cuisine. Je marche dans la neige fraîche, mes pas creusant des blessures noires dans le blanc parfait.
L’enfant a six ans.
Elle m’a dit jamais.
Et je l’ai embrassée comme si c’était la dernière fois, ou la première.
Dans ma poche, mon téléphone vibre. Un rappel. « Appeler Sophie. 21h. » Ma fiancée. Sa voix douce, sûre, prévisible. Un monde simple, rangé. Un monde sans cicatrices sur les sourcils, sans photos retournées, sans enfants aux yeux tristes qui ressemblent aux miens.
J’éteins le téléphone. Je rentre dans la nuit. Le seul son est le broiement de la neige sous mes bottes, et l’écho d’un mot, dans ma tête, qui bat en rythme avec mon cœur.
Jamais. Jamais. Jamais.
ÉliseNous restons ainsi, je ne sais combien de temps, chacun dans notre bulle de nuit glaciale, séparés par quelques centaines de mètres de neige et sept ans de mensonges. Deux points fixes dans l’obscurité, reliés par un fil invisible qui brûle.La lueur rouge s’éteint finalement. La silhouette bouge, s’éloigne, se fond dans l’ombre.Je reste. Je guette l’aube.---Le lendemain est un jour de plomb. Le ciel est bas, gris, promettant encore de la neige. Noé est surexcité par l’épaisseur du manteau blanc et réclame une bataille de boules de neige. Je m’exécute, riant de ses rires, feignant l’enthousiasme. Chaque geste est un effort. Je suis un pantin dont les fils sont tenus par l’attente.Va-t-il revenir ?Ai-je envie qu’il revienne ?La réponse, viscérale, immédiate, me fait honte. Oui. Même après le baiser. Même après la menace. Surtout après.Nous rentrons pour le déjeuner, les joues rougies, les doigts gourds. Au moment où je pose le plat de pâtes sur la table, on frappe à la por
ÉliseLa porte se referme. Le déclic du pêne est un coup de feu dans le silence de la maison.Je reste là, dans la cuisine, les mains agrippées au rebord de l’évier comme à une bouée. Le froid du granit traverse mes paumes. Mes lèvres sont brûlantes, tuméfiées. Je peux encore sentir le poids de ses mains sur mon visage, la pression impérieuse, désespérée, de sa bouche. La violence du besoin. Le goût de lui, mêlé à celui de ma propre trahison.J’ai failli.J’ai failli à la promesse que je m’étais faite le jour où j’ai vu le deuxième trait bleu sur le test. La promesse de les protéger tous les deux : lui, de la vérité ; moi, de son rejet.L’eau coule toujours à l’étage. Le bain. La normalité. Noé chante une chanson absurde, sa voix claire et fausse traverse le plafond. Cette petite mélodie innocente me transperce comme une lame. Je me redresse d’un coup, le cœur battant à tout rompre. Je monte l’escalier, les jambes flageolantes.La salle de bain est remplie de vapeur. Noé est dans l’ea
JonasJe m’arrête derrière elle. Je ne la touche pas. Mais je sens la chaleur de son corps. Je respire son odeur – le même shampooing, un parfum de peau changé, mûri. Un vertige me prend. Les années s’effacent. Nous sommes dans la cuisine de son ancien appartement, un matin d’été, et elle rit, le soleil dans les cheveux…— Élise.Elle ne répond pas. Son reflet dans la vitre est flou, un fantôme dans la nuit.— Il a quel âge, Noé ?Elle se fige. Ses épaules se soulèvent, retombent.— Six ans.Six ans. Le calcul est immédiat, brûlant. Sept ans depuis qu’elle est partie. Six ans depuis sa naissance. La fenêtre est trop étroite. La possibilité est là, énorme, monstrueuse, splendide.— Élise… regarde-moi.— Non.Je pose une main sur son épaule. Elle sursaute comme si je l’avais brûlée, mais elle ne se dégage pas. Sous la laine du sweat, je sens l’os, la tension de chaque muscle.— Est-ce qu’il est… ?Elle se retourne d’un coup, les yeux brûlants, pleins d’une terreur et d’une colère qui me
JonasLa chaleur du feu me brûle le visage, mais l’intérieur de ma poitrine est un bloc de glace. Je suis assis sur le tapis usé, trop grand, trop raide, dans cette maison qui sent le lilas et le bois sec. Le gamin : Noé , est blotti contre mon côté, pas par affection, mais par curiosité pure. Il me montre un caillou qu’il a trouvé dans le jardin, « un caillou de lave, monsieur, regarde ses trous ». Sa voix est un petit flux continu, assuré, rêveur.Je murmure une approbation, mais mes yeux ne quittent pas Élise.Elle est debout dans l’encadrement de la porte, immobile comme une biche surprise sur une route. Ses bras sont croisés, une main serrant le coude opposé si fort que les jointures sont blanches. Elle ne me regarde pas, elle fixe un point derrière moi, sur le mur. Son profil est toujours aussi net, aussi pur, mais creusé par les années. Une fine cicatrice, nouvelle, barre son sourcil droit. J’ai une envie violente, soudaine, de poser mon doigt dessus, de lui demander comment. D
ÉlisePuis son regard descend. Il voit Noé à côté de moi, concentré sur son renne. Je vois le processus sur son visage. La curiosité. L’examen. Le choc. Ses yeux passent de Noé à moi, puis de nouveau à Noé. Il scrute ses traits, sa posture, la manière dont il penche la tête. Je vois l’interrogation naître, violente, interdite. Ses sourcils se froncent légèrement. Ses lèvres s’entrouvrent.Non. Pas ça. Pas maintenant. Pas ici.Je saisis l’épaule de Noé, un peu trop brusquement.— On rentre, mon chéri. Il commence à faire vraiment froid.— Mais le renne… je ne l’ai pas payé.— Viens.Je jette des billets sur le comptoir, sans attendre la monnaie. Je tire Noé, je me faufile, je presse le pas. Je sens le regard de Jonas dans mon dos, un poids brûlant entre mes omoplates. Je n’ose pas me retourner. Pas avant d’avoir tourné au coin de la rue, à l’abri des lumières.Là, je m’arrête, le cœur battant la chamade, les jambes flageolantes. Je me penche, les mains sur les genoux, pour retrouver mo
ÉliseLa maison sent la cire et le vide. Je pousse la porte, une bouffée d’air froid entre avec nous, dérangeant la poussière qui danse dans la lumière d’hiver. Noé se serre contre ma jambe, son petit sac à dos sur les épaules, les yeux grands ouverts. Il observe tout : le vestibule sombre, l’escalier qui monte vers l’inconnu, le manteau de ma mère encore accroché à la patère.— C’est grand, murmure-t-il.Sa voix résonne, fragile. Je pose une main sur sa tête, mes doigts s’attardant dans ses cheveux si fins, si blonds. Comme les siens. Toujours cette pensée, lancinante. Elle revient à chaque battement de cœur, à chaque fois que je regarde mon fils.Je dépose les valises sur le carrelage froid. Le silence ici est différent de celui de la ville. Il est épais, chargé, comme si les murs retenaient leur souffle. Ma mère est partie depuis six mois, et personne n’a dérangé l’ordre qu’elle aimait tant. Les napperons sont bien droits sous les vases, le calendrier des postes est encore ouvert à







