MasukÉlise
Nous restons ainsi, je ne sais combien de temps, chacun dans notre bulle de nuit glaciale, séparés par quelques centaines de mètres de neige et sept ans de mensonges. Deux points fixes dans l’obscurité, reliés par un fil invisible qui brûle.
La lueur rouge s’éteint finalement. La silhouette bouge, s’éloigne, se fond dans l’ombre.
Je reste. Je guette l’aube.
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Le lendemain est un jour de plomb. Le ciel est bas, gris, promettant encore de la neige. Noé est surexcité par l’épaisseur du manteau blanc et réclame une bataille de boules de neige. Je m’exécute, riant de ses rires, feignant l’enthousiasme. Chaque geste est un effort. Je suis un pantin dont les fils sont tenus par l’attente.
Va-t-il revenir ?
Ai-je envie qu’il revienne ?
La réponse, viscérale, immédiate, me fait honte. Oui. Même après le baiser. Même après la menace. Surtout après.
Nous rentrons pour le déjeuner, les joues rougies, les doigts gourds. Au moment où je pose le plat de pâtes sur la table, on frappe à la porte.
Noé lève la tête, ses yeux s’illuminent.
— C’est lui !
Je me fige. Ne va pas ouvrir. Dis que tu es malade. Dis que tu n’es pas là.
Mais mes pieds me portent déjà vers l’entrée. Comme aimantés.
Je ouvre.
Ce n’est pas Jonas.
C’est une femme. La soixantaine, visage bienveillent et ridé, un bonnet de laine tricoté main sur la tête. Madame Leblanc, la voisine d’en face. Elle tient un Tupperware.
— Ma pauvre Élise, je vous ai vus rentrer de la neige. Je me suis dit qu’un bon gratin vous ferait du bien, à vous et au petit. Le froid, ça creuse !
Je la fais entrer, le sourire figé aux lèvres, le cœur battant la chamade de déception. Je l’installe à la cuisine, sers du thé. Noé, déçu lui aussi, joue sagement avec ses figurines dans le salon.
— Et comment va votre maman ? demande-t-elle, les yeux pleins d’une compassion sincère.
— Elle… elle est partie. L’été dernier.
— Oh, mon enfant. Je suis désolée. Une si belle femme. Et si seule, ces dernières années.
Elle sirote son thé, son regard errant sur la pièce. Il s’arrête sur la photo, sur la cheminée. Face visible.
— Tiens, dit-elle, un sourire nostalgique aux lèvres. Le petit Jonas. Ça me rajeunit pas. Il était souvent ici, avec vous, avant… avant que vous ne partiez.
Je hoche la tête, incapable de parler.
— Il est revenu en ville, vous savez ? Pour sa mère. La pauvre, elle n’en a plus pour longtemps. Et puis pour son mariage, bien sûr.
Les mots « son mariage » tombent comme des pierres dans mon estomac.
— Oui, je… je savais.
— Une belle fille, paraît-il. Sophie, je crois. Une Parisienne. Ils doivent se marier au printemps, à Paris. Finies les amours de jeunesse, hein ?
Elle rit, un petit rire complice et un peu triste. Elle ne sait pas. Elle ne voit pas le gouffre qui s’ouvre sous ses pieds.
— Vous l’avez croisé ? reprend-elle. Je l’ai vu rôder dans le quartier hier soir, bien tard. Je me suis dit qu’il venait peut-être voir la maison de son enfance. Les souvenirs, avant de tourner la page…
Rôder. Hier soir. La cigarette rouge dans la nuit.
— Non, je dis, ma voix est un filet. Je ne l’ai pas croisé.
Le mensonge sort trop facilement. Il a le goût de la cendre.
Elle finit son thé, prend congé. Je referme la porte sur elle, le Tupperware inutile à la main. Je m’adosse au bois, les yeux fermés.
Une Parisienne. Sophie. Le printemps. Finies les amours de jeunesse.
Et sa mère, malade. Mourante. Je l’aimais bien, sa mère. Elle me traitait comme sa fille. Avant.
La douleur est soudain multiforme, elle vient de partout. La jalousie, absurde, indécente. La peine pour cette femme que j’estimais. La terreur qu’elle apprenne l’existence de Noé. Qu’elle le voie. Qu’elle comprenne.
La journée s’étire, lente, torturante. La nuit tombe tôt. Noé s’endort, épuisé par l’air vif. Je nettoie la maison, sans but, nerveusement. Je passe et repasse devant la fenêtre.
Il ne viendra pas. Il a compris. Il a une vie, une fiancée, une mère à veiller. C’est mieux ainsi.
C’est un mensonge de plus.
Quand le deuxième coup frappe, plus tard, plus discret que la veille, je suis dans le noir du salon, assise dans le fauteuil de ma mère.
Je ne bouge pas. Je compte dans ma tête. Un. Deux. Trois.
Le coup frappe à nouveau. Insistant.
Je me lève. Mes pas sont silencieux sur le parquet. Je n’allume pas la lumière. J’ouvre.
Il est là, encadré par la nuit. Il a l’air encore plus dévasté que la veille. Des cernes sombres sous les yeux, la barbe naissante. Il sent le froid et la nicotine.
— Tu es revenu, je murmure.
— Je n’ai jamais vraiment parti.
Nous nous regardons. L’attraction est immédiate, physique, comme une vague qui renverse tout sur son passage. Elle balaie la culpabilité, la raison, les promesses. Il n’y a que cette tension, tangible, dangereuse, dans l’embrasure de la porte.
— Ta fiancée… commence-je.
— Ne parle pas d’elle. Pas ici. Pas maintenant.
— Ta mère… Madame Leblanc est venue. Elle m’a dit…
— Je sais ce qu’elle t’a dit. Entre.
Ce n’est pas une question. C’est un ordre doux, plein de lassitude et de défi.
ÉliseNous restons ainsi, je ne sais combien de temps, chacun dans notre bulle de nuit glaciale, séparés par quelques centaines de mètres de neige et sept ans de mensonges. Deux points fixes dans l’obscurité, reliés par un fil invisible qui brûle.La lueur rouge s’éteint finalement. La silhouette bouge, s’éloigne, se fond dans l’ombre.Je reste. Je guette l’aube.---Le lendemain est un jour de plomb. Le ciel est bas, gris, promettant encore de la neige. Noé est surexcité par l’épaisseur du manteau blanc et réclame une bataille de boules de neige. Je m’exécute, riant de ses rires, feignant l’enthousiasme. Chaque geste est un effort. Je suis un pantin dont les fils sont tenus par l’attente.Va-t-il revenir ?Ai-je envie qu’il revienne ?La réponse, viscérale, immédiate, me fait honte. Oui. Même après le baiser. Même après la menace. Surtout après.Nous rentrons pour le déjeuner, les joues rougies, les doigts gourds. Au moment où je pose le plat de pâtes sur la table, on frappe à la por
ÉliseLa porte se referme. Le déclic du pêne est un coup de feu dans le silence de la maison.Je reste là, dans la cuisine, les mains agrippées au rebord de l’évier comme à une bouée. Le froid du granit traverse mes paumes. Mes lèvres sont brûlantes, tuméfiées. Je peux encore sentir le poids de ses mains sur mon visage, la pression impérieuse, désespérée, de sa bouche. La violence du besoin. Le goût de lui, mêlé à celui de ma propre trahison.J’ai failli.J’ai failli à la promesse que je m’étais faite le jour où j’ai vu le deuxième trait bleu sur le test. La promesse de les protéger tous les deux : lui, de la vérité ; moi, de son rejet.L’eau coule toujours à l’étage. Le bain. La normalité. Noé chante une chanson absurde, sa voix claire et fausse traverse le plafond. Cette petite mélodie innocente me transperce comme une lame. Je me redresse d’un coup, le cœur battant à tout rompre. Je monte l’escalier, les jambes flageolantes.La salle de bain est remplie de vapeur. Noé est dans l’ea
JonasJe m’arrête derrière elle. Je ne la touche pas. Mais je sens la chaleur de son corps. Je respire son odeur – le même shampooing, un parfum de peau changé, mûri. Un vertige me prend. Les années s’effacent. Nous sommes dans la cuisine de son ancien appartement, un matin d’été, et elle rit, le soleil dans les cheveux…— Élise.Elle ne répond pas. Son reflet dans la vitre est flou, un fantôme dans la nuit.— Il a quel âge, Noé ?Elle se fige. Ses épaules se soulèvent, retombent.— Six ans.Six ans. Le calcul est immédiat, brûlant. Sept ans depuis qu’elle est partie. Six ans depuis sa naissance. La fenêtre est trop étroite. La possibilité est là, énorme, monstrueuse, splendide.— Élise… regarde-moi.— Non.Je pose une main sur son épaule. Elle sursaute comme si je l’avais brûlée, mais elle ne se dégage pas. Sous la laine du sweat, je sens l’os, la tension de chaque muscle.— Est-ce qu’il est… ?Elle se retourne d’un coup, les yeux brûlants, pleins d’une terreur et d’une colère qui me
JonasLa chaleur du feu me brûle le visage, mais l’intérieur de ma poitrine est un bloc de glace. Je suis assis sur le tapis usé, trop grand, trop raide, dans cette maison qui sent le lilas et le bois sec. Le gamin : Noé , est blotti contre mon côté, pas par affection, mais par curiosité pure. Il me montre un caillou qu’il a trouvé dans le jardin, « un caillou de lave, monsieur, regarde ses trous ». Sa voix est un petit flux continu, assuré, rêveur.Je murmure une approbation, mais mes yeux ne quittent pas Élise.Elle est debout dans l’encadrement de la porte, immobile comme une biche surprise sur une route. Ses bras sont croisés, une main serrant le coude opposé si fort que les jointures sont blanches. Elle ne me regarde pas, elle fixe un point derrière moi, sur le mur. Son profil est toujours aussi net, aussi pur, mais creusé par les années. Une fine cicatrice, nouvelle, barre son sourcil droit. J’ai une envie violente, soudaine, de poser mon doigt dessus, de lui demander comment. D
ÉlisePuis son regard descend. Il voit Noé à côté de moi, concentré sur son renne. Je vois le processus sur son visage. La curiosité. L’examen. Le choc. Ses yeux passent de Noé à moi, puis de nouveau à Noé. Il scrute ses traits, sa posture, la manière dont il penche la tête. Je vois l’interrogation naître, violente, interdite. Ses sourcils se froncent légèrement. Ses lèvres s’entrouvrent.Non. Pas ça. Pas maintenant. Pas ici.Je saisis l’épaule de Noé, un peu trop brusquement.— On rentre, mon chéri. Il commence à faire vraiment froid.— Mais le renne… je ne l’ai pas payé.— Viens.Je jette des billets sur le comptoir, sans attendre la monnaie. Je tire Noé, je me faufile, je presse le pas. Je sens le regard de Jonas dans mon dos, un poids brûlant entre mes omoplates. Je n’ose pas me retourner. Pas avant d’avoir tourné au coin de la rue, à l’abri des lumières.Là, je m’arrête, le cœur battant la chamade, les jambes flageolantes. Je me penche, les mains sur les genoux, pour retrouver mo
ÉliseLa maison sent la cire et le vide. Je pousse la porte, une bouffée d’air froid entre avec nous, dérangeant la poussière qui danse dans la lumière d’hiver. Noé se serre contre ma jambe, son petit sac à dos sur les épaules, les yeux grands ouverts. Il observe tout : le vestibule sombre, l’escalier qui monte vers l’inconnu, le manteau de ma mère encore accroché à la patère.— C’est grand, murmure-t-il.Sa voix résonne, fragile. Je pose une main sur sa tête, mes doigts s’attardant dans ses cheveux si fins, si blonds. Comme les siens. Toujours cette pensée, lancinante. Elle revient à chaque battement de cœur, à chaque fois que je regarde mon fils.Je dépose les valises sur le carrelage froid. Le silence ici est différent de celui de la ville. Il est épais, chargé, comme si les murs retenaient leur souffle. Ma mère est partie depuis six mois, et personne n’a dérangé l’ordre qu’elle aimait tant. Les napperons sont bien droits sous les vases, le calendrier des postes est encore ouvert à







