Home / Romance / Un Noël parfait / Chapitre 7 - La Géométrie des Regards 3

Share

Chapitre 7 - La Géométrie des Regards 3

Author: Darkness
last update Last Updated: 2025-12-07 17:14:47

Élise

Je m’écarte. Il entre, referme la porte derrière lui. L’obscurité du hall nous engloutit. Je ne distingue que la lueur de ses yeux, la pâleur de son visage.

— Où est Noé ?

— Il dort.

Le nom de mon fils, dans sa bouche, dans l’intimité de cette nuit, est une caresse et un coup de poignard.

— Bien.

Il avance d’un pas. Je recule d’un pas. Nous jouons une danse silencieuse, prévisible, jusqu’à ce que mon dos rencontre le mur froid du couloir. Je suis coincée. Entre lui et le passé.

Il pose une main de chaque côté de ma tête, n’effleurant pas le mur. Sa présence m’enveloppe, m’écrase, me protège.

— Hier… commence-t-il.

— Ne parle pas d’hier non plus.

— Que veux-tu que je dise, Élise ? Que j’ai passé la nuit à marcher dans la neige en pensant à ton goût ? Que je suis allé voir ma mère ce matin et que je n’ai vu que ton visage ? Que ma fiancée m’a appelé et que sa voix m’a semblé venir d’un autre monde ?

Chaque phrase est un coup. Je ferme les yeux.

— Tu devrais partir. C’est de la folie.

— Sept ans sans toi, c’était de la folie. Ça, c’est… c’est la seule chose qui ait du sens depuis que tu es partie.

Il baisse la tête. Son front effleure le mien. Un contact brûlant dans l’obscurité. Son souffle est chaud sur ma bouche.

— Dis-moi une chose. Une seule. Et je te laisserai tranquille.

Je reste silencieuse. Mon corps entier crie de peur et de désir.

— Cet enfant… Est-ce que je… Est-ce que je dois m’inquiéter pour lui ?

La question est contournée, pleine d’une angoisse palpable. Elle ne demande pas « est-il à moi ? ». Elle demande « est-ce que je lui dois quelque chose ? ». « Est-ce que mon monde va s’écrouler ? »

La réponse est là, sur ma langue. Oui. Il est à toi. Il a tes yeux, ta fossette, ton cœur d’artiste. Il est tout ce qui reste de nous. Les mots brûlent, prêts à jaillir.

Mais je vois le visage de sa mère, malade. J’entends le nom de Sophie. Je vois le mariage au printemps. Une vie rangée. Une vie normale. Et je vois Noé, endormi, paisible. À quoi lui servirait un père pris au piège, déchiré, rongé par la culpabilité ? À quoi lui servirait de savoir qu’il est le fruit d’un secret, d’une trahison ?

La vérité serait un cadeau empoisonné. Pour eux tous.

Je place mes mains sur son torse, pour le repousser, mais mes doigts s’accrochent à la laine de son pull.

— Non, je murmure, la voix brisée. Tu n’as pas à t’inquiéter pour lui. Il va bien. Il est… il est à moi.

Le mensonge est amer. Il a le goût du renoncement.

Je sens tout son corps se relâcher contre le mien, dans un mélange de soulagement et de déception profonde. Comme s’il espérait, secrètement, que la bombe explose. Pour tout faire voler en éclats. Pour avoir une raison de tout recommencer.

— Alors pourquoi ? souffle-t-il contre ma peau. Pourquoi es-tu partie ? Pourquoi revenir maintenant, avec… avec cet écho de moi à tes côtés ?

— Je ne peux pas te le dire.

— Tu peux. Tu ne veux pas.

C’est vrai. Je ne veux pas. Parce que si je parle, c’est fini. Il partira, dégoûté, ou il restera, pris au piège. Et je ne supporterai ni l’un ni l’autre.

Alors, à la place des mots, j’agis.

Je l’attire à moi et je l’embrasse.

Ce baiser n’a rien de celui de la veille. Il n’y a plus de colère. Plus de bataille. Il y a de la douleur. De la mélancolie. Une adieu de quarante ans. Je lui donne tout ce que je ne peux pas dire : mon amour, mon regret, ma peur, mon désir inextinguible. Je le bois, je le dévore, je m’imprègne de lui comme si c’était la dernière fois. Car c’est sûrement la dernière fois.

Il gémit, un son rauque de défaite et d’abandon. Ses mains quittent le mur, s’enfoncent dans mes cheveux, sur mon dos, me pressant contre lui comme pour effacer l’espace, les années, les mensonges. Nous nous dévorons, là, dans le couloir sombre, avec la folle inconscience de ceux qui n’ont plus rien à perdre.

Ses lèvres quittent ma bouche, tracent un sillon brûlant le long de ma mâchoire, de mon cou. Il murmure mon nom, encore et encore, comme une incantation, une prière.

— Élise… mon Dieu, Élise…

C’est trop. C’est trop bon. C’est trop douloureux. Les larmes que je retenais depuis son retour jaillissent enfin, silencieuses, chaudes. Elles coulent sur mon visage, se mêlent à nos baisers.

Il sent la salée sur sa langue. Il s’immobilise, se redresse. Ses pouces essuient mes joues, dans l’obscurité.

— Tu pleures.

Je secoue la tête, incapable de parler.

— Je te fais du mal.

— Non. C’est moi. C’est moi qui me fais du mal. Depuis toujours.

Il me serre contre lui, son menton posé sur le sommet de mon crâne. Nous restons ainsi, enlacés dans le noir, deux ombres brisées qui tentent de se reconstituer l’une dans l’autre, pour une nuit.

Le grincement du plancher à l’étage nous sépare d’une secousse.

Noé.

Nous écoutons, le souffle suspendu. Rien. Un rêve, peut-être. Un changement de position.

La magie noire est rompue. La réalité, froide, dure, revient.

Il recule, passe une main tremblante dans ses cheveux.

— Je ne peux pas faire ça, murmure-t-il. Pas comme ça. Pas avec… elle. Pas avec lui, là-haut.

Je hoche la tête. Je le sais. Je l’ai toujours su.

— Pars, Jonas. S’il te plaît. Pars, et ne reviens pas.

Il me regarde, longuement. Ses yeux, dans la pénombre, cherchent une réponse, une lueur d’espoir qu’il ne trouvera pas.

— Est-ce que tu l’as aimé ? son père ?

La question me transperce. Je pense à Noé. À son rire. À ses petites mains potelées qui cherchaient les miennes quand il apprenait à marcher. À la façon dont il dit « Je t’aime, maman », avant de s’endormir.

— Je l’aime plus que ma propre vie, je dis. Et c’est la plus pure vérité que je lui aurai jamais dite.

Il ferme les yeux, comme sous un coup. Il comprend. Il comprend que c’est un adieu. Que l’enfant, quel qu’il soit, m’a prise tout entière. Qu’il n’y a plus de place pour lui. Plus de place pour nous.

Il tourne les talons, ouvre la porte. L’air glacé se rue à l’intérieur, nous lavant de notre chaleur coupable.

Il ne se retourne pas. Il marche dans la neige, cette fois d’un pas décidé.

Je referme la porte. Je m’adosse contre le bois, et je glisse lentement jusqu’au sol, les genoux contre ma poitrine.

En haut, une petite voix ensommeillée appelle :

— Maman ? Tu es là ?

Je mets une seconde à répondre, le temps de sécher mes larmes sur ma manche, de reprendre une voix normale.

— Oui, mon cœur. Je suis là. Dors.

Je l’entends se rendormir.

Moi, je reste sur le sol froid du couloir, jusqu’à ce que la première lueur grise de l’aube dessine les contours de la maison, de ma prison, de mon royaume.

Je suis seule.

Comme je l’ai choisi.

Comme je le choisirai, encore et encore, pour lui.

Continue to read this book for free
Scan code to download App

Latest chapter

  • Un Noël parfait    Chapitre 11 – L’Étreinte et l’Écart

    SophieLe silence dans la voiture est un bloc de glace entre nous. Il n’a pas fondu pendant le trajet de cinq minutes, il s’est épaissi, alourdi, jusqu’à devenir une présence physique. Jonas conduit, les mains crispées sur le volant à dix heures dix. Son profil est une falaise fermée. Il n’a pas dit un mot depuis que nous avons quitté la brasserie, après une discussion atrocement polie et vaine avec la serveuse pour régler l’addition.« Une vieille connaissance. » « Bizarre. »Les mots résonnent encore,creux et insultants. Pour elle, cette femme aux yeux de tempête. Pour moi. Pour ce que nous sommes censés être.Je regarde par la vitre. La ville défile, décor de carton-pâte sous son linceul de neige. Tout semble faux, soudain. Les guirlandes clinquantes, les vitrines illuminées, le sapin sur la place… une mise en scène pour une fête à laquelle je ne crois plus.Il se gare devant chez moi , chez nous, devrais-je dire, puisque j’ai passé les derniers mois à aménager cet appartement en p

  • Un Noël parfait    Chapitre 10 – La Tension

    JonasLa lumière crue du « Vieux Four » me frappe les yeux en même temps que la chaleur lourde, saturée d’odeurs de graisse et de sapin. Je tiens la porte à Sophie, un geste machinal. Son parfum léger, un nuage de pivoine et de coton propre, me suit. C’est l’odeur de ma vie actuelle. Saine, Apaisante.Je devrais être concentré sur elle, sur ce déjeuner de dernière minute avant les fêtes, sur le sourire qu’elle m’a adressé en sortant de la voiture, un peu timide, toujours. Mais mon esprit est ailleurs. Il est dans une maison froide, sur le parquet d’un salon, mêlé à l’odeur d’Élise , bois de santal et peau salée et à la mémoire cuisante d’un corps qui m’est à la fois étranger et plus familier que le mien.Sophie repère une table près de la fenêtre.—Là, Jonas, c’est parfait ?Je hoche la tête,un sourire automatique aux lèvres.—Parfait.Je l’aide à retirer son manteau. Mes doigts effleurent la laine fine de son pull. Elle frissonne, me sourit. Un petit frisson de bonheur domestique. Je

  • Un Noël parfait    Chapitre 9 – La Thermodynamique des Cœurs

    ÉliseL’amour ne disparaît pas. Il se transforme. C’est la première loi de la thermodynamique des cœurs brisés. Il ne s’évapore pas, il ne se dissout pas dans l’éther. Il change d’état. De la lave brûlante et destructrice, il se fige en une roche noire, lourde, au centre de la poitrine. Un noyau stable, indestructible, autour duquel tout le reste de ta vie gravite, en silence. Parfois, il entre en éruption. Souvent, il ne fait que peser.J’ai aimé Jonas hier. Je l’aime aujourd’hui. Je l’aimerai demain.Cette vérité est aussi simple et implacable que la rotation de la terre. Elle ne demande pas son avis. Elle ne se soucie pas de ses sentiments à lui, de Sophie, de l’alliance qu’il doit choisir au printemps. Elle EST.C’est un amour monolithique. Un amour orphelin.Et c’est cela, la torture. L’aimer, maintenant, dans cette cuisine où la lumière de midi est crue, alors qu’il est sûrement chez elle, ou chez sa mère, à reconstruire les morceaux de sa conscience après notre nuit volée. L’ai

  • Un Noël parfait    Chapitre 8 – L'Orgueil et l'Écho

    ÉliseLa neige du matin a tout recouvert. Un linceul propre, vierge. Elle efface la trace de ses pas sur le trottoir, l'empreinte de son corps contre le mien dans le couloir. Elle ensevelit tout, sauf la mémoire. Surtout pas la mémoire.Je bois mon thé, trop chaud, en regardant par la fenêtre de la cuisine. Noé dessine à la table, ses petits pieds battant un rythme joyeux contre le bois de la chaise. Il chuchote pour ses personnages, une histoire de chevalier et de dragon. Sa vie est simple. Linéaire. Elle doit le rester.Mais moi, je suis dans les méandres. Depuis qu’il est reparti cette nuit, je suis revenue sept ans en arrière. Le présent est une plaie ouverte ; le passé est le sel qu’on y frotte.---Je ne savais pas que j’étais enceinte.C’est la première chose que je me dis, toujours. Une absolution que je me refuse, mais que mon cœur répète en boucle. Je ne savais pas.Quand je suis partie, il y a sept ans, c’était une affaire de fierté. Une fierté sèche, cassante, qui crissait

  • Un Noël parfait    Chapitre 7 - La Géométrie des Regards 3

    ÉliseJe m’écarte. Il entre, referme la porte derrière lui. L’obscurité du hall nous engloutit. Je ne distingue que la lueur de ses yeux, la pâleur de son visage.— Où est Noé ?— Il dort.Le nom de mon fils, dans sa bouche, dans l’intimité de cette nuit, est une caresse et un coup de poignard.— Bien.Il avance d’un pas. Je recule d’un pas. Nous jouons une danse silencieuse, prévisible, jusqu’à ce que mon dos rencontre le mur froid du couloir. Je suis coincée. Entre lui et le passé.Il pose une main de chaque côté de ma tête, n’effleurant pas le mur. Sa présence m’enveloppe, m’écrase, me protège.— Hier… commence-t-il.— Ne parle pas d’hier non plus.— Que veux-tu que je dise, Élise ? Que j’ai passé la nuit à marcher dans la neige en pensant à ton goût ? Que je suis allé voir ma mère ce matin et que je n’ai vu que ton visage ? Que ma fiancée m’a appelé et que sa voix m’a semblé venir d’un autre monde ?Chaque phrase est un coup. Je ferme les yeux.— Tu devrais partir. C’est de la fol

  • Un Noël parfait    Chapitre 6 - La Géométrie des Regards 2

    ÉliseNous restons ainsi, je ne sais combien de temps, chacun dans notre bulle de nuit glaciale, séparés par quelques centaines de mètres de neige et sept ans de mensonges. Deux points fixes dans l’obscurité, reliés par un fil invisible qui brûle.La lueur rouge s’éteint finalement. La silhouette bouge, s’éloigne, se fond dans l’ombre.Je reste. Je guette l’aube.---Le lendemain est un jour de plomb. Le ciel est bas, gris, promettant encore de la neige. Noé est surexcité par l’épaisseur du manteau blanc et réclame une bataille de boules de neige. Je m’exécute, riant de ses rires, feignant l’enthousiasme. Chaque geste est un effort. Je suis un pantin dont les fils sont tenus par l’attente.Va-t-il revenir ?Ai-je envie qu’il revienne ?La réponse, viscérale, immédiate, me fait honte. Oui. Même après le baiser. Même après la menace. Surtout après.Nous rentrons pour le déjeuner, les joues rougies, les doigts gourds. Au moment où je pose le plat de pâtes sur la table, on frappe à la por

More Chapters
Explore and read good novels for free
Free access to a vast number of good novels on GoodNovel app. Download the books you like and read anywhere & anytime.
Read books for free on the app
SCAN CODE TO READ ON APP
DMCA.com Protection Status