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Chapitre 8 – L'Orgueil et l'Écho

Author: Darkness
last update Last Updated: 2025-12-07 19:05:05

Élise

La neige du matin a tout recouvert. Un linceul propre, vierge. Elle efface la trace de ses pas sur le trottoir, l'empreinte de son corps contre le mien dans le couloir. Elle ensevelit tout, sauf la mémoire. Surtout pas la mémoire.

Je bois mon thé, trop chaud, en regardant par la fenêtre de la cuisine. Noé dessine à la table, ses petits pieds battant un rythme joyeux contre le bois de la chaise. Il chuchote pour ses personnages, une histoire de chevalier et de dragon. Sa vie est simple. Linéaire. Elle doit le rester.

Mais moi, je suis dans les méandres. Depuis qu’il est reparti cette nuit, je suis revenue sept ans en arrière. Le présent est une plaie ouverte ; le passé est le sel qu’on y frotte.

---

Je ne savais pas que j’étais enceinte.

C’est la première chose que je me dis, toujours. Une absolution que je me refuse, mais que mon cœur répète en boucle. Je ne savais pas.

Quand je suis partie, il y a sept ans, c’était une affaire de fierté. Une fierté sèche, cassante, qui crissait comme du verre sous la botte.

Jonas et moi, nous brûlions. Nous nous consumions. C’était trop jeune, trop fort, trop tout. Et puis il y a eu cette soirée, chez des amis. Une discussion devenue dispute, publique. Des mots jetés à la cantonade, sur ses rêves qu’il ne poursuivait pas, sur mon refus de voir la réalité en face. Des mots choisis pour faire mal. Il avait dit quelque chose sur ma photographie, sur mon « incapacité à saisir autre chose que des ombres ». Moi, j’avais touché à sa peur, sa peur de décevoir son père en ne reprenant pas l’entreprise familiale.

Nous étions devenus experts en coups bas.

Ce soir-là, dans la voiture, le silence était un bloc de glace. Je regardais sa mâchoire serrée, ses mains crispées sur le volant. Et j’ai senti une fissure, énorme, irrémédiable, se creuser dans ce qui nous unissait. Nous ne nous faisions plus de bien. Nous nous lacérions. L’amour était devenu une arme.

Alors j’ai prononcé la phrase. Celle qu’on ne devrait jamais dire sans le penser vraiment.

— Je ne pense pas que ça ait encore du sens, nous deux.

Il n’a pas freiné. Il a juste ralenti, les yeux rivés sur la route mouillée.

— C’est ce que tu veux ?

Ma fierté a pris le dessus. Cette fierté qui était le dernier rempart contre la terreur de le perdre.

— Oui. C’est ce que je veux.

Il a hoché la tête, une seule fois. Pas de larme. Pas de cri. Une capitulation lourde, épuisée.

— D’accord.

Il m’a raccompagnée chez moi. Il n’est pas descendu de voiture. Je suis sortie, j’ai claqué la portière, et je suis rentrée sans me retourner. Je me suis tenue derrière la porte, l’oreille collée au bois, espérant entendre le moteur tourner encore, espérant le voir débarquer, frapper, exiger qu’on se parle.

Le moteur a redémarré. Et il est parti.

La fierté a tenu trois jours. Trois jours de larmes rageuses, de nuits blanches à ressasser chaque mot. Puis la panique a commencé à grignoter l’orgueil. L’idée de la vie sans lui est devenue un gouffre. Je voulais l’appeler. Je composais son numéro et je raccrochais avant la première sonnerie.

Et puis… puis est venu le vertige. Les nausées. La fatigue qui me terrassait en plein après-midi. Je me suis dit que c’était le chagrin. Le corps qui lâche prise quand l’âme est trop meurtrie.

La petite barre bleue est apparue deux semaines après notre rupture. Seule, dans ma salle de bain, sous la lumière crue. Le monde a basculé sur son axe. La terreur. La stupeur. Une joie sauvage, immédiatement étouffée par une vague de panique.

Mon premier réflexe ? Lui courir après. Lui dire. Nous réparer avec cette nouvelle incroyable.

Et puis… l’orgueil est revenu. Cet orgueil tenace, vénéneux.

Il ne m’avait pas rappelée. Il ne s’était pas battu. Il avait dit « d’accord » et il était parti. Est-ce que je voulais être celle qui revient, le ventre offert comme un drapeau blanc ? Une raison de rester, par obligation ? Est-ce que je voulais enchaîner ce bébé – notre bébé – à des parents déjà brisés, à une relation faite de silences et de piques ?

J’avais vingt-quatre ans. J’étais brisée, terrifiée, et follement orgueilleuse.

Je me suis dit : Tu as choisi de partir. Assume.

Je me suis dit : S’il t’aimait vraiment, il serait déjà là.

Je me suis dit tant de bêtises. Tant de mensonges que je me racontais pour masquer la peur.

Alors j’ai fait mes valises. J’ai quitté la ville. J’ai pris le premier travail de photo qui m’éloignait. J’ai construit une vie autour du secret. Autour de Noé. Chaque sourire de lui était une bénédiction et un rappel de ma trahison. Envers Jonas. Envers mon fils.

Parfois, je regardais Jonas sur les réseaux. Je voyais sa vie se construire sans moi. Les études reprises. Les voyages. Puis Sophie. L’annonce des fiançailles. Chaque image était un clou dans le cercueil de ce qui aurait pu être.

Je me berçais de l’illusion du sacrifice. Je lui évite un piège. Je donne à Noé une mère stable, même si elle est seule. C’était mon récit. Ma prison dorée.

Et maintenant… maintenant il est revenu. Il a posé ses yeux, ses mêmes yeux que Noé, sur moi. Il a demandé. Et j’ai menti. De nouveau. Par orgueil ? Par amour ? La frontière est si mince qu’elle en est devenue invisible.

J’ai cru que le plus dur avait été de partir, il y a sept ans.

Je me trompais.

Le plus dur, c’est de le laisser repartir.

---

— Maman ?

La voix de Noé me fait sursauter. Mon thé est froid.

— Oui, mon cœur ?

— Pourquoi tu pleures ?

Je porte une main à ma joue. Elle est humide. Je n’avais même pas senti les larmes couler.

— Ce n’est rien, chéri. C’est… la neige. Elle est tellement belle qu’elle en fait pleurer.

Il me regarde, sceptique. Ses yeux, si clairs, si connaisseurs, me scrutent.

— Le monsieur d’hier… il est gentil ?

Mon cœur se serre à l’étouffer.

— Oui. Il est très gentil.

— Il reviendra ?

Je respire un grand coup. L’air est glacial, même à l’intérieur.

— Je ne sais pas, mon amour. Peut-être. Quand la neige reviendra.

Il hoche la tête, comme si cette réponse poétique avait un sens parfait. Il retourne à son dessin. Il ajoute un personnage à côté du chevalier. Un homme avec un chapeau.

Je me lève, je vide ma tasse dans l’évier. Je regarde l’eau brune tourbillonner, disparaître.

L’orgueil, aujourd’hui, a un goût de cendre. Il a le goût du thé froid et des mensonges répétés. Il a le visage de mon fils, qui dessine un père inconnu, et celui de l’homme que j’aime, qui marche dans la neige vers un autre destin.

J’ai choisi, il y a sept ans. Je choisis, aujourd’hui.

Et chaque choix me laisse un peu plus seule dans le silence blanc de l’hiver.

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