Le silence retomba lourdement dans la salle de conférence après le simple « Bonjour à tous » de Leonard Moretti. Un silence de respect, d’attention forcée, où chaque participant se redressait, ajustait ses notes, prêt à absorber chaque mot du titan qui présidait l’assemblée. Pour Alma, le silence était un amplificateur. Il répercutait le battement frénétique de son propre cœur, le bruit du sang qui pulsait à ses tempes. Elle sentait le regard de Madame Dubois posé sur elle, un mélange habituel d'attente et de méfiance, mais Alma était trop préoccupée à contrôler sa propre façade pour y prêter attention.
Leonard commença. Sa voix, grave et assurée, emplissait la pièce. Il exposa les enjeux du projet Aether avec une clarté redoutable, détaillant les chiffres, les pertes abyssales, et le plan audacieux de restructuration proposé par Morvest Holdings. Il parlait de milliards avec la même aisance qu'on parlerait de la météo. Chaque mot était pesé, chaque chiffre maîtrisé, chaque stratégie implacable. Alma luttait pour rester concentrée sur les données, pour ne pas laisser son esprit dériver vers l'homme derrière la voix, l'homme du parc. Pourtant, malgré tous ses efforts, ses yeux, de temps à autre, se posaient sur lui. Leonard ne la regardait pas directement, du moins pas avec un signe de reconnaissance. Ses yeux, des lacs sombres de concentration, balayaient la pièce, s’arrêtaient sur les présentations PowerPoint projetées, ou se posaient sur les visages des autres participants. Mais Alma sentait, intuitivement, qu'il était conscient de sa présence. Un frisson imperceptible la parcourait à chaque fois qu'elle captait l'éclat de son regard dans sa direction, un éclat aussi furtif qu'un éclair, mais qui disait : Je vous ai vue. Ce fut au tour de Madame Dubois de prendre la parole, la voix un peu trop aiguë, le sourire forcé. Elle présenta le bilan de leur département concernant le client Aether, noyant les problèmes dans un flot d'euphémismes et de chiffres maquillées. Alma, qui connaissait la situation de l'intérieur, sentait la bile lui monter. Elle avait préparé des données précises, des analyses brutes, consciente que seule la vérité pouvait sauver le client. Elle sentait le malaise grandir dans la salle à mesure que Madame Dubois s'enlisait dans des explications évasives. « Madame Dubois, » interrompit Leonard d'une voix calme, mais dont le ton tranchant fit frissonner l'assemblée. « Soyons clairs. Nous ne sommes pas ici pour des projections fantaisistes. Les pertes sont réelles. L'inefficacité est avérée. Quels sont les points de friction concrets et les propositions réalisables de votre équipe pour les résoudre ? » Le sang d'Alma ne fit qu'un tour. C'était la question qu'elle attendait. Madame Dubois balbutia, le visage empourpré. Elle tourna son regard vers Alma, un signal clair, un ordre silencieux de prendre la relève. C'était l'humiliation habituelle, celle où elle la mettait en avant pour gérer les situations délicates, s'attribuant le mérite en cas de succès et la blâmant en cas d'échec. Alma respira profondément. Elle prit la parole, sa voix claire et posée, malgré le tremblement qui habitait son corps. Elle ne regarda pas Madame Dubois, mais fixa l'écran de présentation, puis les visages attentifs des autres directeurs. Et enfin, son regard rencontra celui de Leonard. « Monsieur Moretti, » commença-t-elle, son éducation et sa force de caractère prenant le dessus. « Les chiffres présentés par ma supérieure sont, à bien des égards, des projections optimistes. La réalité du terrain est plus critique. » Elle ne mâcha pas ses mots, exposant avec une précision chirurgicale les dysfonctionnements, les gaspillages et les résistances internes qui minaient le client Aether. Elle présenta ensuite, avec une assurance grandissante, les solutions qu'elle et son équipe avaient identifiées : des restructurations ciblées, des investissements technologiques précis et une révision complète du processus de gestion de la clientèle. La salle était silencieuse, suspendue à ses lèvres. Leonard l'écoutait, son visage impassible, mais ses yeux noirs ne la quittaient plus. Pour la première fois depuis qu'il avait franchi la porte, il la regardait vraiment. Ce n'était plus le regard fuyant du parc, ni l'éclair rapide d'une reconnaissance professionnelle. C'était un examen minutieux, une évaluation, mais aussi quelque chose d'autre, une curiosité qui semblait percer la glace. Il voyait la beauté, oui, mais aussi l'intelligence acérée, le courage de dire la vérité, même face à son propre supérieur, dans une salle remplie de requins. La femme sur le banc, fragile et digne, était aussi une professionnelle aguerrie, capable de se tenir tête à lui, Leonard Moretti. Madame Dubois, à côté d'elle, paraissait de plus en plus mal à l'aise, son sourire figé se transformant en une grimace. Elle tenta d'intervenir, de minimiser les propos d'Alma, mais Leonard leva une main, signe qu'il voulait écouter. « Des analyses très précises, Mademoiselle Roustin, » dit-il, sa voix grave, une pointe d'approbation à peine perceptible. « Vos propositions sont ambitieuses. Ont-elles été étayées par des études de faisabilité sérieuses ? » Alma répondit avec assurance, citant des chiffres, des sources, des projections. Elle avait travaillé des nuits entières sur ce dossier, et sa préparation était irréprochable. À chaque réponse, Leonard acquiesçait imperceptiblement, son regard intense, comme s'il tentait de décrypter chaque fibre de son être. La réunion se poursuivit, mais la dynamique avait changé. Alma, d'abord simple subordonnée, avait gagné une place d'interlocutrice privilégiée. Leonard la sollicitait directement, ignorait de plus en plus Madame Dubois, qui se recroquevillait sur sa chaise. Alma répondait avec professionnalisme, mais elle sentait la chaleur monter à ses joues chaque fois qu'elle croisait le regard de Leonard. C'était un jeu dangereux, un équilibre précaire entre le rôle qu'elle devait tenir et la conscience de cet homme mystérieux assis en face d'elle, l'homme de la larme et du mouchoir brodé. Quand la réunion s'acheva, Leonard se leva, sa voix ferme. « Je crois que nous avons une base de travail solide. Mademoiselle Roustin, je vous demanderai de rester quelques instants. J'aimerais discuter de certains points avec vous. » La phrase résonna dans la salle comme un coup de tonnerre. Les regards se tournèrent vers Alma, ceux de surprise, d'envie, et de jalousie. Madame Dubois lança un regard noir à Alma, un avertissement silencieux. Alma sentit son sang se glacer. Elle hocha la tête, tentant de paraître sereine. Le fil invisible entre eux venait de se transformer en une corde, visible et dangereuse.Le baiser de Leonard fut une déflagration silencieuse, mais Alma le sentit résonner jusqu'à la moelle de ses os. Ce n'était plus un simple contact, mais une invasion, un abandon total que son corps, malgré toutes ses résistances, acceptait avec une faim inavouée. Ses lèvres, chaudes et insistantes, ne scellaient pas seulement leur évasion, mais gravaient une promesse interdite au plus profond d'elle. Quand il se recula, leurs souffles courts se mêlaient dans l'air épais de la suite, chargés d'un mélange de désir ardent et d'une culpabilité lancinante. Les larmes d'Alma avaient cessé de couler, laissant des traces humides sur ses joues rougies, mais ses yeux restaient embués alors qu'elle cherchait les siens. Pour la première fois, au-delà du désir vorace, elle y décela une pointe d'urgence, une vulnérabilité brute qui la saisit au dépourvu."Tu ne me feras pas fuir, Alma," avait-il murmuré, et la possessivité dans sa voix résonnait comme une promesse gravée dans le marbre et une mena
L'Alfa Romeo de Leonard dévora l'asphalte, fendant la nuit comme une flèche. À chaque kilomètre avalé, Genève s'éloignait, et avec elle, la suffocante réalité, les regards pesants, les chuchotements de Madame Smith. Alma était assise, silencieuse, le regard perdu dans les lumières qui défilaient, mais à l'intérieur, un tourbillon d'émotions la submergeait. La colère, l'indignation face à l'arrogance de Leonard, le disputaient à une euphorie coupable. Elle avait cédé. Encore une fois. Mais cette fois, c'était pour Milan, pour une évasion imprévue, pour la promesse d'un instant loin de tout.Leonard conduisait avec une décontraction déconcertante, sa main posée sur le volant, l'autre détendue, de temps à autre effleurant sa cuisse. Chaque contact, aussi fugace soit-il, envoyait des décharges électriques à travers Alma. Elle sentait son corps réagir malgré elle, trahissant la guerre intérieure qu'elle menait. Il n'avait pas prononcé un mot sur Isabella depuis qu'ils avaient quitté l'imm
Le matin suivant la confrontation dans la rue, Alma se réveilla avec la sensation d'avoir été prise dans une tempête. Le repas avec Leonard avait été un duel silencieux, une joute verbale où chaque bouchée, chaque regard, était chargé de sens. Il avait parlé de son travail, de ses ambitions, de la complexité de son monde, sans jamais aborder directement l'éléphant dans la pièce – Isabella, ses fiançailles. Alma avait écouté, fascinée malgré elle par l'intelligence acérée de cet homme, par la façon dont son esprit fonctionnait, par la vision quasi prophétique qu'il avait des marchés. Mais au fond d'elle, une alarme retentissait. Il était dangereux. Pas seulement pour son cœur, mais pour sa vie, pour ses principes. Il était le piège dont sa mère l'avait inconsciemment mise en garde, le monde qui broyait les faibles.Elle avait capitulé cette nuit-là, pas devant ses arguments, mais devant sa persistance implacable. Il l'avait raccompagnée jusqu'à sa porte, ses yeux noirs fixés sur elle,
Le lendemain matin, le réveil d'Alma fut un calvaire. Chaque muscle de son corps semblait peser une tonne, et son esprit était un champ de bataille où les souvenirs de la veille s'entrechoquaient avec les lambeaux de son cœur. La scène de la galerie, le sourire d'Isabella, le regard de Leonard, tout cela tournait en boucle, une boucle infernale. Elle avait pleuré jusqu'à l'épuisement, ses draps humides de larmes et de sueur froide. La honte la dévorait, une honte qu'elle connaissait trop bien, celle d'être rejetée, de ne pas être assez bien, d'être reléguée à l'ombre. Elle avait dit qu'elle ne revivrait jamais ça, et pourtant, elle y était, en plein dedans.Se lever fut un acte de pure volonté. Elle se força à prendre une douche froide, espérant que l'eau glacée emporterait une partie de la douleur, mais elle ne fit qu'amplifier le frisson qui parcourait son âme. Devant le miroir, ses yeux étaient cernés, rouges, mais sa mâchoire était serrée, signe de la résolution qui commençait à
Le monde d'Alma s'était brisé en mille éclats. Chaque pas hors de la galerie était une lame qui se plantait plus profondément dans sa chair. Le sourire d'Isabella, son élégance ostentatoire, le mot "fiancée" prononcé par Leonard, tout cela s'était gravé dans sa rétine, dans son cœur, dans son âme. C'était donc cela, la vérité. La voilà, l'humiliation suprême. Elle, la femme de l'ombre, le secret honteux, tandis qu'une autre s'affichait au grand jour, au bras de l'homme qu'elle avait naïvement cru pouvoir toucher.Elle marcha sans but, le vent glacial de Genève fouettant son visage, mais elle ne sentait rien d'autre que la brûlure intérieure. Les larmes, elle les refusait obstinément. Pas dehors. Pas devant ce monde cruel qui semblait se délecter de sa chute. Elle pressa le pas, ses talons claquant sur les pavés comme le rythme frénétique de son cœur. L'air manquait, ses poumons se serraient, et l'envie de hurler, de tout briser, la submergeait. La douleur était si intense qu'elle en
Le quotidien d'Alma était devenu une toile tissée de fils contradictoires : l'éclat enivrant des nuits passées dans les bras de Leonard, et la grisaille oppressante des journées où elle devait jongler avec le secret. Chaque sourire de Leonard, chaque baiser volé, était une ancre qui la retenait à lui, mais aussi une chaîne qui la liait à un avenir incertain, à une position qu'elle n'avait jamais désirée. La tension était une compagne constante, un nœud à l'estomac qui se serrait à chaque appel discret, à chaque rendez-vous dérobé. Elle se surprenait à guetter son téléphone, à espérer son message, tout en se maudissant de cette dépendance grandissante. Leonard, lui, jonglait avec une facilité déconcertante entre ses obligations professionnelles à l'international et leurs rencontres secrètes. Sa possessivité s'affirmait, se traduisant par des gestes, des mots, des cadeaux discrets qui accentuaient le décalage entre leurs deux mondes. Il la traitait comme sa propriété la plus précieuse,