L'écho des pas s'éteignit progressivement dans le couloir, comme une vague s'éloignant du rivage, laissant Alma seule dans l'immense salle de conférence, face à Leonard Moretti. Le silence qui s'installa n'était plus le respect feutré de l'assemblée, ni le bourdonnement lointain de la ville. C'était un silence lourd, presque palpable, chargé d'une attente tendue, d'une émotion contenue. Le regard de Madame Dubois, un avertissement muet de fureur et de jalousie, semblait encore brûler sur sa rétine, même si elle n'était plus là. Alma sentit une boule se former dans son estomac, un mélange d'appréhension glacée et d'une étrange excitation qui la tirait vers l'inconnu. Elle inspira profondément, le parfum indéfinissable de l'air conditionné et du cuir luxueux emplissant ses poumons, tentant désespérément de calmer les battements frénétiques de son cœur.
Leonard, lui, ne bougeait pas de sa place à la tête de la table. Il la regardait, ses yeux noirs, des abysses sans fond, la perçant de part en part. Ce n'était pas le regard scrutateur du PDG évaluant un subordonné, ni le regard furtif, presque honteux, de l'homme du parc. C'était un regard d'une intensité différente, une curiosité non dissimulée, qui semblait vouloir percer au-delà de sa façade professionnelle, au-delà de sa beauté évidente, pour atteindre l'essence même de son être. Il se leva finalement, d'un mouvement lent, mesuré, comme si chaque geste était délibéré, et s'approcha du centre de la table, réduisant la distance entre eux. « Mademoiselle Roustin, » commença-t-il, sa voix grave brisant le silence, son timbre d'une douceur inattendue dans ce cadre austère. « Vos analyses sur le dossier Aether… elles étaient bien plus éclairantes que ce à quoi je m'attendais. Et bien plus honnêtes. » Alma déglutit. La franchise de ses mots la surprit. Elle s’attendait à une question technique, une reprise des points de la réunion, peut-être une critique ou un test. Pas à un tel compliment, et encore moins à une reconnaissance implicite de l'incompétence de sa supérieure, qui flottait encore comme une ombre dans l'air. Elle sentit ses muscles se détendre légèrement, un signe de soulagement qu'elle s'efforça de cacher. « Merci, Monsieur Moretti, » répondit-elle, sa voix plus ferme qu'elle ne l'aurait cru, un vestige de son professionnalisme qu'elle agrippait désespérément. « Je pense qu'il est crucial d'affronter la réalité des chiffres pour pouvoir agir efficacement. » Elle se reprocha mentalement cette phrase, trop banale, trop scolaire. Mais qu'aurait-elle pu dire d'autre face à cet homme qui semblait lire à travers elle ? Il fit un pas de plus, son regard toujours rivé au sien, une intensité brûlante. « Crucial, en effet. Une qualité rare, même dans ce milieu, où les faits sont souvent… arrangés. » Il s'arrêta. Ses yeux la fixaient, sondant les siens. « Je dois admettre que votre intervention a été… percutante. » Un léger sourire, presque un effleurement de ses lèvres, une courbe discrète qui ne parvenait pas tout à fait à atteindre ses yeux, effleura son visage. « Surtout après une journée qui semblait déjà bien engagée. » Le cœur d'Alma manqua un battement, puis s'emballa furieusement. La chaleur monta à ses joues, une vague de rouge trahissant son trouble. Il faisait référence au parc. Il se souvenait, et il le disait. La confession silencieuse était là, suspendue entre eux, rendant l'air plus dense, presque irrespirable. Son mouchoir. Les larmes. Le souvenir de sa propre vulnérabilité exposée à cet inconnu puissant la submergea. La dignité qu'elle s'était efforcée de maintenir s'effritait légèrement sous la force de son souvenir et de sa présence écrasante. Elle ne savait pas quoi répondre. Comment aborder ce moment intime et étrange dans ce contexte formel, où chaque mot pouvait être mal interprété ? L'humiliation d'être vue dans cet état de faiblesse la piquait, même si le souvenir de sa gentillesse l'apaisait en même temps. Leonard sembla comprendre son trouble. Il ne la pressa pas. Au lieu de cela, il reprit un ton plus professionnel, mais l'intensité de son regard ne diminua pas, un fil invisible les reliant toujours. « Revenons au dossier Aether. Vos propositions de restructuration… Comment comptez-vous gérer la résistance interne dont vous parliez ? C'est souvent le point le plus délicat dans ce genre d'opération. Les chiffres, aussi précis soient-ils, ne sont rien sans l'adhésion des hommes. » Alma saisit l'occasion de se raccrocher à son rôle, à ce qui lui donnait un semblant de contrôle. Elle expliqua, avec précision et logique, les stratégies de communication, les mesures d'accompagnement qu'elle avait envisagées pour minimiser l'impact social, les programmes de formation. Elle parlait avec conviction, animée par le désir sincère de sauver ce client, de prouver sa valeur non seulement à Morvest Holdings, mais aussi à elle-même. Elle était dans son élément, oubliant presque l'homme fascinant et terrifiant face à elle pour se concentrer sur le problème complexe à résoudre. Leonard l'écoutait attentivement, acquiesçant parfois, un léger froncement de sourcils indiquant sa concentration. Il l'interrompait pour poser des questions pertinentes, des questions qui montraient qu'il avait non seulement compris ses propositions en profondeur, mais qu'il en testait les limites, la profondeur de sa réflexion. Chaque réponse d'Alma semblait alimenter sa curiosité, non seulement pour le dossier, mais pour elle-même. Il voyait au-delà de la présentation bien rodée, au-delà des mots techniques. Il voyait la persévérance, la résilience, une force de caractère qu'il reconnaissait et respectait. Il se demanda quel genre de parcours avait pu forger une telle détermination chez une si jeune femme. « Vous avez une vision très claire, Mademoiselle Roustin, » dit-il, après qu'elle eut fini, un silence s'installant où seul le souffle d'Alma pouvait être entendu. Il s'appuya contre la table, croisant les bras sur sa poitrine, son attitude devenant plus détendue, moins formelle, presque intime. « Ce n'est pas votre premier dossier difficile, j'imagine. Vous avez une expérience qui dépasse votre jeune âge. » Alma hésita. C'était une question personnelle, une invitation explicite à se dévoiler. Mais son instinct, affûté par des années de survie et d'observation, lui disait qu'il n'était pas un homme à qui l'on mentait, surtout après avoir fait preuve d'une honnêteté brutale. Et il y avait dans ses yeux une curiosité qui la touchait, une compréhension tacite qu'elle n'avait pas l'habitude de rencontrer. « Non, Monsieur Moretti, » répondit-elle, baissant légèrement les yeux, son regard se posant sur le grain du bois précieux de la table. « La vie m'a appris à gérer les situations complexes et à ne pas fuir la réalité, quelle qu'elle soit. » Ce n'était pas une plainte, mais une simple constatation, un sous-entendu, à peine voilé, de son histoire personnelle, de toutes les batailles silencieuses qu'elle avait menées. Leonard ne dit rien pendant un long moment. Le silence était tendu, chargé. Il la regardait, ses yeux parcourant son visage, comme s'il cherchait à lire les marques invisibles de cette vie difficile, les cicatrices qui avaient forgé sa force. Il y avait une intensité dans son regard qui la mettait mal à l'aise et la fascinait tout à la fois, une profondeur qui semblait la déshabiller de toutes ses défenses. Il semblait absorber chaque détail de son expression, de sa posture, chaque nuance de son être. « Les larmes ne doivent jamais couler seules, » répéta-t-il finalement, sa voix à peine un murmure, reprenant les mots du parc, ceux qui l'avaient déjà tant marquée. Cette fois, ce n'était pas un conseil donné à une inconnue croisée au hasard, mais une affirmation, une reconnaissance tacite de leur première rencontre, et un avertissement, peut-être, d'une implication plus profonde. Il fit un pas vers elle, la distance entre eux se réduisant dangereusement. « Vous n'êtes pas seule, Mademoiselle Roustin. » Le cœur d'Alma manqua un battement, puis recommença à tambouriner contre ses côtes, un rythme fou, presque douloureux. Elle le regarda, les yeux écarquillés, incapable de masquer l'onde de choc qui la traversait. L'air entre eux devint électrique, palpable, chargé de milliers de questions sans réponse. L'homme puissant, froid en apparence, le titan impénétrable, venait de briser la barrière. Il venait de se montrer, ne serait-ce que pour un instant, l'homme derrière le mythe, celui capable d'une compassion inattendue. Il tendit la main, un geste simple, direct, mais chargé d'une signification profonde. « Leonard Moretti. » Elle hésita, un instant trop long, son esprit luttant entre la raison et l'attraction irrépressible. Puis, elle tendit la sienne. Sa paume était douce, chaude, malgré le froid qui l'avait glacée il y a peu. La sienne, plus froide, un peu moite de trac. Ses doigts se refermèrent autour des siens, un contact bref, mais qui prolongea l'instant, envoyant un frisson le long de son bras, une décharge électrique qui la fit frissonner. Il ne la lâcha pas tout de suite. Son pouce caressa doucement le dos de sa main, un geste infime, presque imperceptible, mais qui disait tant, une promesse tacite d'attention, une revendication subtile. « Alma Roustin, » répondit-elle, sa voix à peine audible, un souffle emprisonné dans sa gorge. Il hocha la tête, un sourire infime aux lèvres, cette fois atteignant ses yeux, illuminant un instant son regard sombre. C'était le sourire d'un homme qui venait de gagner une partie d'échecs complexe, qui avait obtenu ce qu'il voulait. « Je crois que nous allons être amenés à travailler très étroitement sur le dossier Aether, Mademoiselle Roustin, » dit-il, sa voix redevenue professionnelle, mais avec une résonance nouvelle, une intention claire. « Je souhaite que vous soyez mon contact principal pour votre équipe. Toutes les communications passeront désormais par vous. » Alma retira sa main, le cœur battant à tout rompre. L'implication de cette décision était colossale. Cela signifiait plus de responsabilités, plus de visibilité, et surtout, un contact direct et constant avec lui. Et la fureur inévitable de Madame Dubois. « Oui, Monsieur Moretti. Bien sûr. Je ferai de mon mieux. » Leonard hocha la tête, son sourire s'évanouissant pour laisser place à son expression habituelle de froide détermination. Il se retourna et s'apprêtait à quitter la pièce, son aura de puissance emplissant l'espace. « Monsieur Moretti, » l'appela-t-elle, un élan inattendu, une impulsion irrépressible la poussant. Il s'arrêta, se retourna, son regard l'interrogeant. Elle tendit l'autre main, celle qui avait serré le mouchoir froissé pendant des jours. « Merci. Pour… pour l'autre jour. Le mouchoir. » Elle sentit une chaleur honteuse lui monter au visage, mais elle ne pouvait pas ne pas le dire. Il la regarda. Son regard s'adoucit légèrement, un instant fugace où l'homme laissa entrevoir une faille dans sa carapace. « N'ayez pas l'habitude de pleurer seule, Mademoiselle Roustin. » Puis il s'en alla, le silence se refermant derrière lui, la laissant seule dans le vaste silence de la salle de conférence, un mélange vertigineux d'appréhension et d'une étrange promesse flottant dans l'air, une corde désormais tendue entre leurs deux mondes.Le baiser de Leonard fut une déflagration silencieuse, mais Alma le sentit résonner jusqu'à la moelle de ses os. Ce n'était plus un simple contact, mais une invasion, un abandon total que son corps, malgré toutes ses résistances, acceptait avec une faim inavouée. Ses lèvres, chaudes et insistantes, ne scellaient pas seulement leur évasion, mais gravaient une promesse interdite au plus profond d'elle. Quand il se recula, leurs souffles courts se mêlaient dans l'air épais de la suite, chargés d'un mélange de désir ardent et d'une culpabilité lancinante. Les larmes d'Alma avaient cessé de couler, laissant des traces humides sur ses joues rougies, mais ses yeux restaient embués alors qu'elle cherchait les siens. Pour la première fois, au-delà du désir vorace, elle y décela une pointe d'urgence, une vulnérabilité brute qui la saisit au dépourvu."Tu ne me feras pas fuir, Alma," avait-il murmuré, et la possessivité dans sa voix résonnait comme une promesse gravée dans le marbre et une mena
L'Alfa Romeo de Leonard dévora l'asphalte, fendant la nuit comme une flèche. À chaque kilomètre avalé, Genève s'éloignait, et avec elle, la suffocante réalité, les regards pesants, les chuchotements de Madame Smith. Alma était assise, silencieuse, le regard perdu dans les lumières qui défilaient, mais à l'intérieur, un tourbillon d'émotions la submergeait. La colère, l'indignation face à l'arrogance de Leonard, le disputaient à une euphorie coupable. Elle avait cédé. Encore une fois. Mais cette fois, c'était pour Milan, pour une évasion imprévue, pour la promesse d'un instant loin de tout.Leonard conduisait avec une décontraction déconcertante, sa main posée sur le volant, l'autre détendue, de temps à autre effleurant sa cuisse. Chaque contact, aussi fugace soit-il, envoyait des décharges électriques à travers Alma. Elle sentait son corps réagir malgré elle, trahissant la guerre intérieure qu'elle menait. Il n'avait pas prononcé un mot sur Isabella depuis qu'ils avaient quitté l'imm
Le matin suivant la confrontation dans la rue, Alma se réveilla avec la sensation d'avoir été prise dans une tempête. Le repas avec Leonard avait été un duel silencieux, une joute verbale où chaque bouchée, chaque regard, était chargé de sens. Il avait parlé de son travail, de ses ambitions, de la complexité de son monde, sans jamais aborder directement l'éléphant dans la pièce – Isabella, ses fiançailles. Alma avait écouté, fascinée malgré elle par l'intelligence acérée de cet homme, par la façon dont son esprit fonctionnait, par la vision quasi prophétique qu'il avait des marchés. Mais au fond d'elle, une alarme retentissait. Il était dangereux. Pas seulement pour son cœur, mais pour sa vie, pour ses principes. Il était le piège dont sa mère l'avait inconsciemment mise en garde, le monde qui broyait les faibles.Elle avait capitulé cette nuit-là, pas devant ses arguments, mais devant sa persistance implacable. Il l'avait raccompagnée jusqu'à sa porte, ses yeux noirs fixés sur elle,
Le lendemain matin, le réveil d'Alma fut un calvaire. Chaque muscle de son corps semblait peser une tonne, et son esprit était un champ de bataille où les souvenirs de la veille s'entrechoquaient avec les lambeaux de son cœur. La scène de la galerie, le sourire d'Isabella, le regard de Leonard, tout cela tournait en boucle, une boucle infernale. Elle avait pleuré jusqu'à l'épuisement, ses draps humides de larmes et de sueur froide. La honte la dévorait, une honte qu'elle connaissait trop bien, celle d'être rejetée, de ne pas être assez bien, d'être reléguée à l'ombre. Elle avait dit qu'elle ne revivrait jamais ça, et pourtant, elle y était, en plein dedans.Se lever fut un acte de pure volonté. Elle se força à prendre une douche froide, espérant que l'eau glacée emporterait une partie de la douleur, mais elle ne fit qu'amplifier le frisson qui parcourait son âme. Devant le miroir, ses yeux étaient cernés, rouges, mais sa mâchoire était serrée, signe de la résolution qui commençait à
Le monde d'Alma s'était brisé en mille éclats. Chaque pas hors de la galerie était une lame qui se plantait plus profondément dans sa chair. Le sourire d'Isabella, son élégance ostentatoire, le mot "fiancée" prononcé par Leonard, tout cela s'était gravé dans sa rétine, dans son cœur, dans son âme. C'était donc cela, la vérité. La voilà, l'humiliation suprême. Elle, la femme de l'ombre, le secret honteux, tandis qu'une autre s'affichait au grand jour, au bras de l'homme qu'elle avait naïvement cru pouvoir toucher.Elle marcha sans but, le vent glacial de Genève fouettant son visage, mais elle ne sentait rien d'autre que la brûlure intérieure. Les larmes, elle les refusait obstinément. Pas dehors. Pas devant ce monde cruel qui semblait se délecter de sa chute. Elle pressa le pas, ses talons claquant sur les pavés comme le rythme frénétique de son cœur. L'air manquait, ses poumons se serraient, et l'envie de hurler, de tout briser, la submergeait. La douleur était si intense qu'elle en
Le quotidien d'Alma était devenu une toile tissée de fils contradictoires : l'éclat enivrant des nuits passées dans les bras de Leonard, et la grisaille oppressante des journées où elle devait jongler avec le secret. Chaque sourire de Leonard, chaque baiser volé, était une ancre qui la retenait à lui, mais aussi une chaîne qui la liait à un avenir incertain, à une position qu'elle n'avait jamais désirée. La tension était une compagne constante, un nœud à l'estomac qui se serrait à chaque appel discret, à chaque rendez-vous dérobé. Elle se surprenait à guetter son téléphone, à espérer son message, tout en se maudissant de cette dépendance grandissante. Leonard, lui, jonglait avec une facilité déconcertante entre ses obligations professionnelles à l'international et leurs rencontres secrètes. Sa possessivité s'affirmait, se traduisant par des gestes, des mots, des cadeaux discrets qui accentuaient le décalage entre leurs deux mondes. Il la traitait comme sa propriété la plus précieuse,