GabrielleLa maison est silencieuse quand je rentre.Une paix étrange, presque déroutante, m’enveloppe dès que je passe la porte. Elle n’est pas vide, cette paix. Elle est pleine de chaleur, de détails minuscules qui disent « tu peux poser tes armes ici ».L’odeur est familière.Un mélange de café froid oublié sur la table, de bois ciré, de lessive chaude, et cette senteur de cèdre qui imprègne les murs depuis toujours. Rien de spectaculaire. Mais ici, je peux respirer. Ici, je redeviens quelque chose d’humain.Pas un symbole. Pas une victime. Pas un témoin.Juste moi.Les clés glissent de mes doigts, tombent dans la corbeille à l’entrée dans un tintement doux.Je ferme les yeux.J’inspire.Je suis là.Alexandre est là aussi.Je l’entends avant de le voir. Les pas feutrés dans le couloir, le craquement du parquet sous son poids, le bruissement d’un livre qu’on referme, lentement. Il ne se précipite pas. Il m’attend.À sa manière.Il sait que je reviens de loin.Et il sait comment m’ac
GabrielleLes jours qui suivent sont d’une lenteur cinglante.Rien ne va vite dans la justice.Surtout pas la vérité.Elle n’arrive jamais comme une illumination. Non. Elle s’installe par strates, par ratures, par témoignages partiels, souvent douloureux, parfois hésitants. Elle se faufile entre les convocations, les regards froids des magistrats, les délais administratifs, les visages fermés. La vérité, celle que j’ai portée seule pendant si longtemps, doit maintenant se plier aux exigences du droit.Elle devient dossier.Elle devient preuve.Elle devient sujet d’État.Chaque mot que je prononce est enregistré. Chaque silence que je garde est noté.On me demande de raconter. Encore.De répéter. Encore.De revivre. Encore.Je m’y attendais. Mais savoir ne protège pas.Je ressens une fatigue immense, une usure lente qui me ronge de l’intérieur. Parfois je tremble sans raison. Parfois je serre les poings jusqu’à m’enfoncer les ongles dans la peau.Mais je reste debout.Parce qu’il le fa
GabrielleLe couloir résonne d’un écho mat, chaque pas martèle mon esprit comme le rappel d’un battement de cœur qui refuse de se calmer. Les murs sont lisses, glacés, couverts d’une peinture blanche trop fraîche, trop clinique. Une odeur âcre flotte dans l’air désinfectant, métal, tension.Tout a été pensé pour neutraliser la moindre trace de vie, de chaleur, d’humanité. Rien ne doit filtrer ici, pas même les émotions. Mais moi, je transpire de l’intérieur. Pas de peur. De tension maîtrisée. De cette conscience aiguë que l’instant qui arrive ne sera pas une simple déposition.Je serre le dossier contre ma poitrine. À l’intérieur, une liasse de feuilles : procès-verbaux, rapports médicaux, extraits de journaux intimes, coupures de presse, fragments de poèmes arrachés à ses carnets ou griffonnés pendant ses premières gardes à vue, il y a des années. Le fruit d’années de douleur, de survie, de reconstruction. Mais aussi… de traque.Devant moi, Laurence marche d’un pas rapide, sans hésit
GabrielleLe lendemain, le silence est partout.Pas celui de la paix.Celui… de l’après. Celui qui laisse la tête bourdonnante, et la peau trop froide.Le Poète est en cellule. Séparé du monde. Enfermé dans un endroit sans nom, sous un protocole discret, hors du circuit traditionnel. Pas encore officiellement arrêté, pas encore jugé.Mais contenu.Et moi ?Moi, je suis dans mon lit, le regard planté dans le plafond, incapable de cligner des yeux. Alexandre dort à côté, la main posée sur mon ventre, comme une ancre. Comme s’il voulait m’empêcher de me perdre de nouveau.Mais ce n’est pas moi qui me perds.C’est lui, le monstre, qui rôde encore dans ma mémoire.Il est enfermé.Et pourtant, c’est ici qu’il me parle.Dans ma tête. « Tu m’as toujours appartenu un peu. »Je ferme les yeux. Mais l’image revient. Son regard. Ce vert faux, presque fluorescent. Son souffle maîtrisé. La manière dont il est entré dans cette pièce, comme s’il pénétrait dans un souvenir sacré.Il m’a vue. Il m’a r
GabrielleIl est 23h02.La salle du sous-sol est vide, mais chaque mur respire. Chaque surface exhale un silence chargé. La lumière est tamisée, choisie avec soin : ni trop crue, ni trop obscure. Juste ce qu’il faut pour évoquer un espace fragile, un sanctuaire fissuré.Je suis assise sur une chaise simple, droite, sans accoudoirs. Une autre, vide, lui fait face. La table entre nous est nue, volontairement impersonnelle, comme un champ neutre sur lequel pourraient éclore des vérités ou s’écraser des mensonges.Tout est prêt. Et pourtant, je sens que rien ne peut vraiment nous préparer à ça.J’ai coupé les caméras visibles. À ses yeux, il n’y a rien. Pas de témoin. Pas de menace.Mais dans les coins les plus sombres, là où le regard glisse sans s’attarder, des capteurs minuscules enregistrent tout : l’image, le son, le mouvement de ses yeux, la moindre tension dans sa voix.Laurence est là, à l’étage. Alexandre aussi, dans une pièce mitoyenne. Mais personne ne doit surgir trop tôt. Ce
GabrielleLe centre est silencieux.Il est 5h47 quand j’y entre. Pas de voix, pas de pas dans les couloirs. Juste le craquement du parquet ancien, le cliquetis de la serrure qui se referme derrière moi.C’est ici que ça doit se jouer. Dans ce lieu qui a été construit pour réparer, pour écouter, pour parler. Et c’est précisément ce qu’il veut réduire au silence.Je le sais, maintenant. Le Poète ne veut pas simplement me briser. Il veut briser tout ce que je représente. Ce que j’ai osé créer après lui.Je descends au sous-sol. La salle est prête.Caméras invisibles. Micro dans les murs. Deux capteurs thermiques dissimulés dans les coins. Je passe en revue tout le dispositif. Chaque branche du piège. Ce n’est pas de la paranoïa. C’est de la survie.Je m’installe sur la chaise, au centre. Celle qu’il verra en premier, s’il entre.Je ferme les yeux. Je respire lentement.Il faut qu’il croit que je suis seule.Il faut qu’il sente l’écho de mon ancienne peur.Alors je parle à voix haute. Pou