MasukRomy n’avait presque pas fermé l’œil. La phrase d’Emmelyne, glissée la veille entre deux dossiers, lui brûlait encore l’esprit : « Monsieur Wright veut un enfant. Il est prêt à tout. » Un sourire en coin, une intonation légère, et voilà : une bombe à retardement logée entre ses côtes.
À 7 h 42, elle poussa la lourde porte vitrée du cabinet.
L’odeur familière — parquet ciré, café brûlé, vieux cuirs juridiques — l’enveloppa comme une seconde peau. Emmelyne, déjà installée, tailleur anthracite impeccable, chignon tiré à la perfection, ne leva même pas les yeux de son écran. Juste un hochement de tête en guise de bonjour.
Romy, elle, remarqua tout de suite que Wright avait sorti l’artillerie lourde. Costume trois-pièces bleu nuit, chemise d’un blanc aveuglant, pochette rouge sang pliée au millimètre. Assis derrière son bureau en acajou, les doigts joints, il feignait la concentration. Mais ses yeux, trop mobiles, trop brillants, trahissaient une nervosité rare.
Elle n’eut pas le temps de poser son sac. La porte s’ouvrit à la volée, et Maître Cillars fit son entrée, costume rayé, mallette en crocodile, démarche de prédateur. L’avocat personnel de Wright. Quand il débarquait, c’était jamais pour un contrat de bail.
Emelyne, sans un mot, fit un petit geste discret vers la kitchenette : « Café. Tout de suite. » Romy fila, talons claquant sur le marbre, attrapa la cafetière italienne encore tiède, six gobelets en plastique (les vraies tasses, c’était pour les clients qui comptaient), et revint en vitesse.
En passant devant la salle d’attente, elle les vit.
Quatre filles. Vingt-cinq ans max. Alignées sur les fauteuils en cuir noir comme des candidates à un casting sordide. La brune aux cheveux de sirène et son tatouage cœur brisé, veines saillantes, encre encore rougeâtre. La blonde aux lèvres gonflées comme des saucisses, la rousse avec un piercing nasal, et la châtain au regard déjà usé jusqu’à la moelle. Toutes noyées sous des nuages de parfum sucré, celui qu’on vaporise quand on veut marquer les esprits — ou les estomacs.
Romy entra dans le bureau sans frapper, déposa le plateau sur la table basse.
Personne ne broncha. Ni Wright, ni Cillars, ni même la femme qui avait dû se glisser dans la pièce pendant qu’elle remplissait les tasses de café.
Tous trois étaient installés dans le coin “salon” du bureau, celui réservé aux clients importants : canapé en cuir pleine fleur, table basse en verre, dossiers empilés avec soin. Ils formaient un petit cercle fermé, compact, hermétique, un monde où elle n’existait pas.
Wright parlait à voix basse, penché légèrement vers Cillars, l’air concentré. Cillars prenait des notes dans son carnet en crocodile comme si chaque syllabe valait de l’or. Quant à la femme, une brune tirée à quatre épingles, elle observait la scène les jambes croisées, visage impassible, la posture de quelqu’un habitué à fréquenter le pouvoir.
Aucun d’eux ne leva les yeux vers Romy. Pas un battement de cils. Pas un signe qu’ils avaient remarqué sa présence.
Elle déposa le plateau sur la table basse. Le claquement léger du plastique sur le verre ne provoqua même pas un sursaut.
On aurait dit qu’elle était invisible.
Comme si elle n’était là que pour remplir l’air autour d’eux.
Elle faisait déjà demi-tour quand la voix de Wright, grave et tranchante, la cloua sur place :
— Romy.
Son prénom. Prononcé lentement, comme s’il le pesait.
— Dites à Mademoiselle Chevalier de venir.
Son cœur fit un bond. Il savait son nom.
Elle hocha la tête, incapable d’articuler un mot, et ressortit.
Pas un merci. Pas un regard. Rien.
Juste l’ordre sec, lancé comme on claque un doigt.
Dans le couloir, elle respira un bon coup. Ses mains tremblaient. Elle se força à sourire en poussant la porte de la salle d’attente.
Les quatre jeunes filles levèrent la tête vers elle en même temps, comme un seul mouvement synchronisé.
Romy se força à sourire, mais ses lèvres tremblaient légèrement, et elle sentit son sourire se figer avant même d’avoir vraiment commencé.
Leurs regards , celui de la brune, défiant et calculateur ; celui de la blonde, vide et las ; celui de la rousse, amusé et moqueur ; et celui de la châtain, presque compatissant la transpercèrent.
— Mademoiselle Chevalier ?
La tatouée se leva, théâtrale, menton relevé, regard noir. Elle passa devant Romy sans un merci, sans un regard, comme si elle était de l’air. Ses talons claquèrent jusqu’au bureau. La porte claqua.
ROMYJe restai encore quelques secondes immobile, incapable de bouger.Comme si mes jambes avaient décidé de me lâcher sans prévenir.Mon cœur battait trop vite. Beaucoup trop vite pour une situation qui, en théorie, ne me concernait pas vraiment.Ne me concernait pas…Quelle blague.Je finis par me redresser et m’éloignai du bureau de Caleb, mes pas un peu trop rapides, presque fuyants. J’avais l’impression que tout le couloir pouvait lire sur mon visage ce qui se passait dans ma tête. Comme si c’était écrit en gros : elle hésite.— Alors ? lança Émeline dès qu’elle m’aperçut.Sa voix me ramena brutalement à la réalité. Elle était appuyée contre le comptoir, les bras croisés, ce sourire en coin que je connaissais trop bien. Celui qui voulait dire je sais… même quand elle ne savait rien.— Alors quoi ? répondis-je en haussant les épaules.Mauvaise idée. Très mauvaise idée.Elle me détailla de la tête aux pieds, lentement, comme si elle analysait une scène invisible.— T’as cette tête-
Le couloir désert s’étendait comme une faille entre deux mondes.Romy y resta adossée, le dos collé au mur froid, les doigts agrippés à la bouteille d’eau qu’Émelyne lui avait tendue. Elle ne l’avait même pas ouverte. Elle ne pouvait pas. Pas encore. Pas avant d’avoir digéré ce qui venait de se passer.Il m’a vraiment demandé ça ?La question tournait en boucle dans sa tête, obsédante, étouffante. Elle revoyait Caleb, assis derrière son bureau, les avant-bras posés sur l’acajou noir, le regard aussi froid que calculateur. Est-ce que vous accepteriez ? Pas une question. Un défi. Une provocation. Comme s’il savait déjà qu’elle était en train de se fissurer, de se laisser envahir par une idée qui n’aurait jamais dû germer.Émelyne la dévisageait, un sourcil levé, les bras croisés.— T’es écarlate. Qu’est-ce qu’il t’a fait ?Romy détourna les yeux, fixant un point invisible sur le sol.— Rien.— Ouaiiiis.Émelyne lui tendit la bouteille d’eau, mais Romy ne la prit pas tout de suite. Elle
Il soutint son regard sans la moindre hésitation, sans fléchir d’un iota. Son expression restait impassible, sérieuse, presque austère. Il ne sourit pas, ne chercha pas à adoucir l’instant par une quelconque légèreté. Il ne recula pas d’un millimètre, comme si cette conversation était la chose la plus naturelle du monde.— Pourquoi pas vous ? répondit-il enfin, en haussant très légèrement les épaules, dans un geste qui semblait dire que la réponse était évidente, presque banale. Je vous observe depuis un certain temps déjà, Romy. Je vous connais suffisamment pour savoir quel genre de femme vous êtes.Il marqua une pause délibérée, pesant chaque mot comme s’il les déposait un à un sur une balance invisible.— Équilibrée. Discrète. Intelligente. Honnête. Tout précisément ce que je recherche chez la personne qui porterait mon enfant.Elle sentit son cœur s’emballer davantage, cognant si fort contre sa poitrine qu’elle craignit un instant qu’il puisse l’entendre. Était-ce un compliment si
Caleb désigna le notaire d’un geste négligent de la main, sans même daigner le regarder directement.— J’ai ici mon ami qui me répète sans cesse que je suis complètement stupide de vouloir recourir à une mère porteuse pour avoir un enfant.Un silence lourd, presque palpable, s’installa alors dans la pièce. Romy sentit son souffle se bloquer dans sa gorge. Le notaire, visiblement surpris par cette formulation abrupte, tourna la tête vers Caleb, attendant manifestement une explication ou une précision. Mais Caleb, lui, ne quittait pas Romy des yeux. Il y avait dans son regard une intensité particulière, profonde, qui la fit frissonner malgré elle.Elle se raidit sur sa chaise, consciente que son cœur battait maintenant plus vite, plus fort. Pourquoi la fixait-il avec une telle insistance ? Qu’attendait-il d’elle exactement ?— Et vous ? demanda-t-il soudain, baissant légèrement la voix, la rendant presque intime, comme un murmure destiné à elle seule.Romy cligna des paupières, déstabil
Romy traversa le couloir d’un pas mesuré, le plateau en équilibre dans ses mains, tout en se répétant intérieurement que ce café accompagné de lait ne changerait absolument rien à la situation. Pourtant, quand le patron exprimait un désir, aussi anodin soit-il, il obtenait toujours satisfaction. C’était une règle implicite dans cette entreprise, une de ces lois non écrites que tout le monde respectait sans discuter. Elle ajusta légèrement le broc chaud contre sa paume, sentant la chaleur se diffuser à travers la porcelaine, et frappa trois coups rapides à la porte du bureau.Sans attendre une réponse explicite, elle poussa la poignée et entra. L’atmosphère de la pièce était chargée, lourde d’une conversation sérieuse. Ni Caleb ni son notaire ne relevèrent la tête à son arrivée. Ils étaient plongés dans leurs échanges, les voix basses et concentrées.— Tu es vraiment certain, Caleb, que c’est bien ce que tu souhaites ? demanda le notaire d’un ton prudent, presque hésitant.— Absolument
Emelyne haussa les épaules, l’air de dire que tout était déjà joué.— Monsieur Wright choisira la mère porteuse comme il choisit une pierre précieuse : à la loupe, en scrutant la moindre imperfection. Et il attendra d’elle la même perfection. Même s’il ne compte pas la garder… du moins, c’est ce qu’il croit.Romy sentit un frisson lui traverser la colonne.Une pierre précieuse.Un ventre à louer.Elle, dans tout ça ?Comment elle pourrait O-S-E-R aller lui proposer ça ?Se présenter devant lui en mode : Bonjour monsieur Wright, je vous ai préparé un café… et au passage, si vous cherchez un utérus, j’en ai un disponible ?Elle aurait préféré mourir de honte.Littéralement.Rien que l’idée lui donnait la nausée : franchir cette porte, soutenir son regard, imaginer prononcer ces mots absurdes, obscènes, humiliants.Elle n’était pas une pierre.Pas un objet.Pas qu’un ventre.Pas une option sur catalogue.Et jamais — jamais — elle n’irait frapper à sa porte pour ça.La seconde fille sorti







