LOGINLys
Il y a des matins où le monde semble suspendu entre deux respirations. Où tout est calme, trop calme, comme si l’univers lui-même retenait son souffle, attendant qu’un événement vienne rompre le silence. Ce matin-là en faisait partie. Le ciel était d’un gris perle, immobile, la lumière diffuse filtrait à peine à travers la grande verrière de l’atelier. J’étais assise en tailleur sur le vieux tabouret en bois qui grinçait doucement sous mes mouvements lents. Une tasse de café tiède, oubliée depuis longtemps, tenait encore dans mes mains tremblantes, tandis que mes yeux fatigués scrutaient la surface terne du ciel. Le silence, ce silence épais, pesant, presque palpable, m’enveloppait, comme un cocon étouffant. J’avais appris à l’apprivoiser, à y trouver un semblant de paix.
Je m’appelle Lysandre, mais tout le monde m’appelle Lys. C’est plus court. Plus simple. Moins encombrant. Je suis restauratrice d’art, une passeuse entre les époques, spécialisée dans les reliures anciennes et les manuscrits oubliés, ceux que le temps a ensevelis sous la poussière et les décombres. Mon travail est un dialogue muet avec l’histoire, un lent et méticuleux combat contre l’usure des siècles. Redonner vie à ce que l’oubli menace d’engloutir, voilà ma tâche quotidienne. C’est un métier d’ombre, de patience et de respect, une délicate chorégraphie entre la fragilité du passé et la rigueur du présent. Parfois, je me dis que c’est tout ce que je mérite : travailler avec des fragments d’histoires qui ne parlent plus, des pages effacées, des mots tus à jamais.
Je ne suis pas quelqu’un qu’on remarque. Je ne cherche pas à l’être. C’est un choix, une stratégie, un refuge. Je me fonds dans les décors, je disparais volontairement, j’observe silencieusement. Ce n’est pas de la timidité, ni de la peur. C’est un besoin vital. La solitude est ma langue maternelle, et la compagnie des ombres me convient mieux que celle des vivants.
Pourtant, depuis quelques jours, quelque chose vacille. Depuis que je l’ai croisé, lui.
Léo.
Il est arrivé dans ma routine comme un ouragan insensé, un chaos élégant et désordonné. Il parle trop fort, rit trop vite, s’agite nerveusement, comme s’il cherchait à combler un vide qu’il refuse de nommer à voix haute. Il ne vient pas de mon monde, il ne parle pas la même langue. Et pourtant, il m’intrigue, me dérange, me trouble profondément.
Je me répète chaque matin qu’il faut que j’arrête de penser à lui. Ce serait plus simple de l’ignorer, de refermer la porte sur ce qu’il a fait naître en moi. Mais il y a quelque chose dans ses yeux, une étincelle insaisissable, une manière qu’il a de me regarder comme si j’étais un secret qu’il brûle de découvrir. Et moi, imbécile que je suis, je lui ai laissé ce livre. Comme un test. Comme une faille ouverte dans ma carapace.
Je pose ma tasse vide sur la table et me lève pour m’approcher de la table de travail. Là, devant moi, un manuscrit du XVIIIe siècle m’attend, ses pages sont fragiles comme une promesse oubliée. Je chausse mes gants en coton fin, allume la lampe de précision, et me penche sur les premières lignes. L’encre s’estompe lentement, le cuir est craquelé, le temps a laissé ses traces indélébiles. Restaurer, c’est réparer sans trahir. Ramener à la lumière sans réinventer. C’est un équilibre délicat, un exercice de modestie face à l’histoire.
Peut-être est-ce pour cela que j’aime tant ce métier. Parce que dans ma propre vie, je n’ai jamais su réparer. J’ai juste appris à masquer, à faire semblant. À survivre.
Mes doigts effleurent avec précaution les marges du manuscrit. Le texte est un poème oublié, une voix venue du passé qui parle d’absence et de désir, de secrets enfouis. Je frémis. Ce matin, tout me semble plus aigu, plus vibrant. Je repense à la manière dont Léo m’a regardée, à la tension contenue dans ses épaules, à sa gêne palpable quand il ne savait plus quoi dire. J’ai senti ses pensées rebondir contre ma peau comme un écho lointain.
Je me déteste de m’attacher à cette impression. Mais je ne peux m’en empêcher. C’est comme un fil que l’on tire lentement, sans savoir où il mène.
Je travaille pendant des heures, en silence, seule avec les encres, les fibres anciennes, la colle naturelle et le cuir tanné à l’ancienne. Ici, personne ne vient me déranger. Le monde extérieur s’efface derrière les volutes du temps et les senteurs de bois et de parchemin. Pourtant, aujourd’hui, tout est flou. Léo occupe l’espace entre mes pensées comme une musique en sourdine qu’on n’arrive pas à faire taire.
À midi, je me redresse, lasse, les yeux piquants. Je sors fumer une cigarette, accoudée au balcon de la petite arrière-cour. La lumière est crue, le vent léger, mais je sens une agitation intérieure qui ne me quitte pas. Mon téléphone vibre soudain dans ma poche.
Un message.
Léo :
Demain. Toujours là.
Je reste figée, le souffle coupé. Trois mots. Si simples, et pourtant lourds de sens. Dans la bouche de quelqu’un d’aussi instable que lui, ils sonnent comme une promesse. Ou un aveu. Je n’aime pas les promesses. Elles s’effilochent toujours, se brisent sur le premier obstacle.
Mais au fond, malgré moi, je souris.
Parce qu’il est encore là.
Parce qu’il n’a pas fui.
Parce qu’il m’a vue.
Et peut-être que c’est ça, le plus dangereux.
Je retourne à l’intérieur. L’après-midi s’étire lentement, entre le rangement des papiers, la préparation des pigments pour une prochaine restauration, le remplissage scrupuleux de mon carnet de notes. Tout est mécanique, automatique. L’esprit ailleurs.
Le soir tombe doucement sur l’atelier. La lumière se fait plus douce, dorée, fragile. Je m’assieds au sol, dos contre l’étagère la plus basse, entourée de livres, de rouleaux de parchemin et de bocaux d’encre. Je relis quelques vers du manuscrit, les yeux embués.
- « Je ne crains pas l’ombre, elle m’a tenue plus tendrement que n’importe quelle lumière. »
Je ferme les yeux, lentement. Je sens quelque chose en moi se tendre, comme une corde prête à rompre.
Je suis cette ombre.
Et lui, il est cette lumière brutale qui ne sait pas ce qu’elle éclaire.
Alors pourquoi ai-je envie de le laisser entrer ?
Pourquoi, pour la première fois depuis longtemps, ai-je peur de ce que je pourrais perdre… si je le repousse ?
LysandreIl y a ce moment suspendu, juste avant que tout bascule.Ce minuscule espace entre deux respirations, où rien n’est encore fait mais tout est déjà décidé.Léo est là, immobile devant moi.Mais ce n’est pas vrai.Rien en lui n’est immobile.Pas ses yeux, deux torches vertes qui vacillent entre le doute et la détermination.Pas sa poitrine, qui se soulève trop vite.Pas son silence, qui bouillonne comme un secret sur le point d’exploser.— Je reviendrai, dit-il.Sa voix est basse, étirée, presque rauque.— Mais pas avant que tu sois prête à m’écouter sans te cacher derrière ta peur.Je sens mes lèvres s’entrouvrir malgré moi.Pour répondre.Pour protester.Pour demander.Je ne sais même plus.Sauf qu’il bouge avant même que je puisse parler.Un mouvement brusque, précis, irrésistible.Il s’avance d’un pas, puis d’un autre.Sa main vient se poser sur ma joue, chaude, ferme, comme une vérité qu’on ne peut plus éviter.Je ne recule pas.Je ne peux pas.Le monde se rétrécit à cet u
LysandreIl y a quelque chose dans l’air. Une matière invisible, épaisse, presque collante, comme si chaque mot prononcé par Léo restait suspendu entre nous, refusant de retomber.Il vient de dire qu’il est en train de tomber amoureux.Et le pire… c’est que je le crois.Je n’aurais jamais pensé croire un homme comme lui.Un homme construit comme une affichette vivante.Un homme trop lisse, trop sûr de lui , trop… maître de lui .Un homme pour qui le monde s’incline sans même qu’il ait à tendre la main.Mais là, devant moi, il ne maîtrise rien.Et c’est précisément ce qui me terrifie.Je me lève lentement de ma chaise. Le bois grince légèrement, un son discret mais qui tranche dans le silence comme un scalpel. Léo sursaute à peine, mais je vois tout dans ses yeux. La peur. La tentative de retenir quelque chose qui glisse déjà entre ses doigts.Je contourne la table et je prends une grande inspiration. Je sens l’odeur du papier, de l’encre séchée, de la colle chaude. Ma zone de sécurité
LéoL’air de son atelier pulse doucement, comme si les murs retenaient leur souffle pour mieux écouter. Je reste là, à un pas d’elle, traversé par une tension qui court sous ma peau comme un fil électrique mal isolé. Je veux parler, mais les mots s’échappent, cabossés, trop lourds ou trop nus.Elle m’observe. Pas comme les autres. Pas comme un verdict. Comme une invitation silencieuse à me délier.Je me passe une main dans les cheveux. Geste nerveux, inhabituel.— Je t’ai dit que j’avais peur. C’est vrai. Et ce n’est pas la peur que tu crois.Elle incline légèrement la tête, discrète loupe qui agrandit tout ce que je suis sur le point d’avouer.— J’ai peur de ne pas savoir comment… te parler. Comment exister avec toi sans me cacher derrière ce que je suis censé être.J’expire, un souffle plus court que prévu.— Avec toi, le masque ne marche pas. Et c’est la première fois que ça m’arrive.Elle ne répond pas tout de suite. Elle se déplace plutôt, lentement, contournant sa table de trava
LéoJe ne réfléchis plus. Je décante. Je décape. Je m’arrache la peau morte de mes habitudes pour trouver ce qu’il reste en dessous, ce noyau que je n’ai jamais vraiment osé toucher.Et au centre, une évidence me broie les côtes.Je ne peux plus me passer d’elle.Pas de son corps, pas de son sourire, pas de ce parfum de vieux papier qui semble flotter autour d’elle comme une petite galaxie privée. Non. De elle. De sa façon de me traverser du regard comme si j’étais transparent. Comme si elle percevait des choses que je n’ai jamais laissées voir à personne.Ça devrait me mettre en rage. À la place, ça me met à genoux.Je me tiens au milieu de mon salon glacé, ce mausolée de marbre et de verre que j’ai choisi pour effacer toute trace humaine, et je sens une certitude, brutale et simple, s’enraciner dans mon ventre.Je vais la voir.Je vais tout faire pour la voir.Pas demain. Pas après.Maintenant.Un frisson d’adrénaline m’ouvre la poitrine. J’ai l’impression de respirer pour la premiè
LéoLa phrase est partie.«Peut-être que tu as raison. »C’est tout. Rien d’autre. Aucune tentative de justification, de rachat. Un aveu nu, brut. Je pose le téléphone sur le marbre froid de la table basse comme s’il était brûlant. Puis je recule, m’éloignant de cet objet qui vient de devenir le témoin de ma reddition.Le silence qui suit est plus lourd, plus profond que tous ceux que j’ai jamais connus. Il n’est pas stratégique. Il est organique. Il naît du vide laissé par l’effondrement de mes certitudes.Fatigant.Le mot tourne en boucle dans ma tête, une scie qui découpe méthodiquement l’image que je me suis construite.Je me lève et marche jusqu’à la glace sans tain qui fait office de mur. L’homme qui me regarde, je le connais. Je connais chaque détail de ce visage qui a été mon arme la plus efficace. Les pommettes hautes, la mâchoire ciselée, la bouche qui sait si bien sourire d’un seul côté. Les yeux, d’un vert changeant, qui peuvent être tour à tour rieurs, profonds, ou chargé
LéoTrois mots.Trois mots seulement,affichés sur l’écran noir de mon téléphone, dans le hall d’entrée glacé de mon appartement. L’eau de pluie dégouline encore de mon manteau, formant une flaque à mes pieds. Je viens à peine de rentrer, le corps fourbu, l’esprit en lambeaux. Et puis ce message. De Lysandre.Pas une réponse à ma dernière tentative désespérée. Non. Quelque chose de bien plus direct, de bien plus tranchant.— Tu es fatigant.Pas de point d’interrogation. Pas de smiley pour adoucir le coup. Une constatation. Sèche. Définitive.Fatigant.Le mot me frappe en pleine poitrine, plus violent qu’un coup de poing. Ce n’est pas de la colère. C’est pire. C’est du mépris. De l’ennui. L’antithèse de tout ce que je suis censé provoquer.Moi, Léo Marceau, fatigant.La carapace qui s’était fissurée tout à l’heure, sous la pluie, se brise net. Je lis et relis ces trois mots, cherchant une faille, une ambiguïté, une trace de jeu. Il n’y en a pas. C’est d’une clarté aveuglante.Mon premie







