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Le minuscule appartement sentait le café tiède, la fatigue et la lessive bon marché. Un deux-pièces de rien du tout au quatrième étage sans ascenseur, dans une banlieue grise que personne ne photographiait. Léa, cheveux blonds attachés à la va-vite, était penchée sur un carnet de notes couvert de chiffres et de rappels, un stylo calé entre les dents. Elle révisait encore, comme si chaque ligne retenue pouvait éloigner un peu la réalité.
Dans la pièce d’à côté, on entendait le son étouffé d’un dessin animé. Émilie, sa petite sœur de dix ans, s’était installée sur le vieux canapé avec une couverture sur les genoux et un bol de céréales presque vide. Léa se leva pour vérifier discrètement que tout allait bien. Depuis un an, elle surveillait Émilie comme une mère. Elle n’avait pas le droit de flancher. — T’as mis ton réveil pour demain matin ? demanda-t-elle. — Mmmh… ouais, répondit Émilie sans détourner les yeux de l’écran. — Je te laisse dix minutes, ensuite tu files au lit. Elle acquiesça sans râler. C’était rare. Léa soupira doucement, puis retourna à la cuisine où elle avait laissé infuser un sachet de thé deux fois utilisé. La sonnerie du téléphone brisa le silence feutré de la soirée. Elle sursauta. Il n’était pas encore 20h, mais elle n’attendait aucun appel. Elle saisit son portable, hésita une seconde en voyant le numéro inconnu, puis décrocha. — Allô ? — Bonjour, suis-je bien en ligne avec Mademoiselle Léa Masson ? — Oui, c’est moi. — Ici le Conglomérat Durval, service des ressources humaines. Vous avez postulé récemment pour le poste d’assistante de direction. Est-ce que vous êtes disponible pour un entretien demain matin à 9h ? Un blanc. Son cœur s’arrêta une demi-seconde. Elle ouvrit la bouche, referma, puis retrouva sa voix. — Oui… oui, bien sûr ! Demain 9h, absolument. Merci beaucoup. — Parfait. L’adresse et les consignes vous seront envoyées par mail dans l’heure. Bonne soirée, mademoiselle Masson. — Merci, bonne soirée à vous aussi. Elle raccrocha. Le téléphone resta quelques secondes collé à sa paume, comme s’il pesait soudain trois kilos. — C’était qui ? lança la voix d’Émilie derrière elle, curieuse. Léa se tourna lentement, un sourire d’incrédulité sur les lèvres. — J’ai un entretien chez Durval, une boite super connu . Demain matin. — Durval ? —.oui. Elle s’assit, d’un coup, sur la chaise branlante près de la table. Le Conglomérat Durval. Une entreprise connue pour ses exigences démentielles, ses performances records, et un certain Einer Durval, PDG redouté, à la réputation glaciale. Elle avait envoyé sa candidature sans y croire, presque comme un acte désespéré. Elle n’avait ni relations, ni CV en or. Juste de l’endurance, un BTS gestion-administration, et une volonté de béton armé. Émilie s’approcha et posa une main sur son épaule. — Tu vas l’avoir, Léa. J’en suis sûre. Elle sourit à sa sœur, ce petit bout de femme qui avait grandi trop vite dans une maison sans père et maintenant sans mère. Leur père était mort d’un accident de chantier quand Léa avait 15 ans. Depuis, leur mère, Corinne, avait élevé les deux filles avec une tendresse désarmante et des horaires de travail épuisants. Jusqu’à ce que le cancer entre sans prévenir. Les premiers signes avaient été ignorés, par manque de temps, d’argent, d’attention. Maintenant, Corinne était clouée à un lit d’hôpital, amaigrie, les veines envahies de perfusions, les yeux pleins de douleur et de résignation. Et les séances de chimiothérapie, on ne les offrait pas. 6000 euros la prochaine. Léa n’avait plus de quoi faire tenir le frigo une semaine. Elle ne pouvait pas échouer. Le lendemain, 6h45. Le réveil sonna bien avant le lever du soleil. Léa était déjà réveillée. Elle avait à peine dormi deux heures, révisant mentalement toutes les questions possibles d’entretien, relisant son dossier, repassant sa chemise d’un blanc fatigué. Elle s’habilla avec soin. Elle n’avait pas de tailleur, mais elle choisit une tenue sobre et nette : chemise boutonnée, pantalon noir, cheveux tirés. Pas trop maquillée. Sérieuse. Fiable. Effacée, mais présente. Avant de partir, elle laissa un mot à Émilie sur la table, avec une tartine beurrée et un petit mot doux : “Bonne journée ma chérie. Je t’aime. Je reviendrai avec de bonnes nouvelles.” 8h54. Hall du Conglomérat Durval. Léa entra dans le bâtiment de verre et d’acier avec l’impression d’être un insecte dans une ruche trop propre. Tout était silencieux, géométrique, impeccable. Une réceptionniste à la voix posée l’accueillit et lui fit signe de patienter. Assise dans une chaise trop droite, Léa sentait la sueur sous sa chemise, malgré la climatisation glaciale. Elle tenait son sac serré contre elle comme une armure molle. Puis une porte s’ouvrit. — Mademoiselle Masson ? Monsieur Durval va vous recevoir. Elle se leva. Tremblante. Et dans un instant, elle entrerait dans l’antre du loup. Le hall du Conglomérat Durval brillait comme un musée. Marbre blanc au sol, murs de verre fumé, silence religieux. Tout y transpirait l’excellence, la froideur, et quelque chose de plus difficile à nommer : une pression invisible, comme si les murs attendaient qu’on échoue. Léa marcha jusqu’au comptoir d’accueil. La réceptionniste leva à peine les yeux. — Mademoiselle Léa Masson ? — Oui, bonjour. — Asseyez-vous, on va venir vous chercher. Elle s’exécuta, les mains moites, le cœur battant. Chaque pas, chaque seconde d’attente pesait. Elle pensa à sa mère à l’hôpital, à ses cheveux tombés en touffes noires, à ses traits fatigués par la morphine. À Émilie, seule à la maison, à qui elle avait promis de ramener “une bonne nouvelle”. Pas question d’échouer. Pas aujourd’hui. Une femme en tailleur gris sortit d’un couloir latéral. — Suivez-moi, s’il vous plaît. Léa se leva, tenta de cacher son stress. Elle traversa un couloir silencieux, marcha sur un tapis épais comme une promesse de promotion, et fut conduite devant une grande porte noire. — Entrez. Elle poussa la porte. Le bureau était immense, lumineux, terriblement vide. Au centre, trônait un bureau d’acier noir poli, derrière lequel se tenait Einer Durval. Il leva les yeux vers elle, sans sourire. — Mademoiselle Masson. Il ne lui tendit pas la main. Il désigna une chaise. Elle s’assit, droite, les jambes serrées. Son regard glissa autour : des murs nus, une étagère impeccable, une horloge silencieuse. Rien d’humain. Durval ouvrit un dossier devant lui. Son visage était impassible. Grand, sec, la trentaine , regard perçant, mâchoire contractée comme s’il mâchait une vérité qu’il refusait de dire. — Vous êtes sortie d’un BTS gestion il y a… deux ans — Oui, monsieur. — Pas d’expérience significative. Pas de langues étrangères. Pas de recommandation. Rien de particulier. Elle se raidit. — J’ai travaillé dans un cabinet comptable pendant un an. J’ai appris vite, je suis très à l’aise avec les logiciels de gestion, et… Il leva une main. — Rien d’exceptionnel, donc. Un silence lourd s’installa. — Pourquoi postuler ici ? Vous savez quel est notre niveau d’exigence ? Léa inspira doucement. — Parce que je travaille dur, monsieur. Et je sais que même si je n’ai pas les diplômes ou l’expérience parfaite, je peux prouver ma valeur. Il referma le dossier d’un claquement sec. — La valeur ne se prouve pas. Elle s’impose.Dix années avaient passé.Le temps, patient et discret, avait poli les blessures comme la mer polit la pierre.La maison des Durval n’était plus cet endroit silencieux et glacé d’autrefois. Les rires des enfants, les pas légers sur le parquet, les parfums de gâteaux et de café chaud emplissaient chaque recoin. On y respirait la paix.Maxime avait maintenant seize ans.Brillant, réfléchi, posé il aidait son père à l’entreprise, observant tout, apprenant en silence.Einer se reconnaissait parfois en lui, mais sans l’ombre qu’il portait jadis.Maxime était différent : curieux sans arrogance, sûr de lui sans dureté. Léa disait souvent qu’il avait “le cœur de sa mère et la rigueur de son père”.Les jumeaux, Nel et Veil, douze ans déjà, apportaient la vie partout où ils passaient.Deux garçons identiques, mais si différents. Nel, le rêveur, passait des heures à dessiner ; Veil, l’impulsif, voulait déjà conduire la voiture de son père.Ils se chamaillaient sans cesse, riaient fort, et
Le matin s’annonçait calme. Une lumière pâle filtrait à travers les rideaux, dessinant sur le mur les ombres des feuilles du manguier. Léa s’affairait dans la cuisine, préparant le petit-déjeuner, tandis qu’Einer, encore en pyjama, feuilletait distraitement un dossier sur la table. Le café fumait dans sa tasse, les enfants jouaient dans le salon — un dimanche ordinaire, presque parfait.Puis le téléphone vibra.Une sonnerie courte, étouffée par le bruit des rires et des couverts.Einer jeta un œil à l’écran : un numéro inconnu.Il hésita un instant avant de décrocher.— Allô ?Un silence, puis une voix grave, officielle, un peu embarrassée :— Monsieur Durval ? Ici le docteur Renaud. Je vous appelle de Saint-Malo… C’est à propos de votre père.Un battement suspendu.Einer sentit sa gorge se serrer.— Quoi, mon père ?— Il est décédé cette nuit. Dans son sommeil. Une mort paisible. Il était en vacances dans une maison de bord de mer.Les mots tombèrent, nets, froids, irréversible
Julien hocha la tête, un peu plus à l’aise.— Oui, on s’est rencontrés dans le club de rédaction du lycée.— Mmh, intéressant, intervint Einer, la voix grave. Donc tu es un garçon de mots. J’espère que tu sais aussi te taire quand il faut.Léa lui lança un regard noir.— Einer…Il haussa légèrement les épaules.— Je plaisante, évidemment.Mais personne ne rit.Émilie, un peu rouge, posa la main sur celle de Julien.— … il est gentil, tu sais. Il m’aide beaucoup en cours.— J’en doute pas, répondit Einer d’un ton qui signifiait exactement le contraire.Maxime, qui suivait la scène depuis le canapé, chuchota à voix haute :— Papa, tu veux faire comme les papas des films qui font peur aux amoureux de leur fille ?Tout le monde éclata de rire, sauf Einer qui leva les yeux au ciel.— Très drôle, Maxime.Léa vint s’asseoir à côté de son mari, lui attrapant la main discrètement sous la table.— Laisse-les un peu respirer, murmura-t-elle. Regarde-les, ils sont mignons.Einer soupira lo
Ils se regardèrent avec tendresse. L’amour entre eux n’avait pas faibli ; il s’était transformé, plus profond, plus complice. Les tempêtes appartenaient au passé.Un peu plus tard, Einer déposa Maxime à l’école. Léa partit pour son bureau : elle avait repris son poste de secrétaire au sein du groupe Durval depuis un an. Revenir travailler là, aux côtés de son mari, avait été une décision difficile mais nécessaire.Elle aimait cette vie active, ce mélange de famille et de professionnalisme.Dans l’ascenseur du siège, elle croisa Marie Besson, la directrice d’administration, toujours aussi stricte et élégante. Leur relation restait cordiale, bien que tiède.— Bonjour Léa, dit Marie en feuilletant des dossiers. Votre mari a confirmé la réunion de onze heures ?— Oui, tout est noté, répondit Léa poliment.Elles échangèrent un sourire convenu. Depuis des années, une certaine rivalité silencieuse persistait entre elles, comme un vieux parfum qui refuse de disparaître. Mais Léa ne s’en so
Et, d’un mouvement hésitant mais décidé, Maxime repartit. Ses pas étaient maladroits, son équilibre incertain, mais la joie qu’il mettait dans chacun d’eux faisait oublier le reste.À chaque tentative, il tombait, riait, se relevait. Parfois il rampait, parfois il courait presque, mais jamais il n’abandonnait. Et à chaque réussite, Léa battait des mains, le cœur débordant d’amour.Vers midi, la fatigue finit par le gagner. Il s’endormit dans les bras de sa mère, ses petites mains encore agrippées à son col. Léa s’assit sur le canapé, le berçant doucement.— Il a marché, murmura-t-elle, toujours un peu incrédule.— Oui, répondit Einer, adossé à la rambarde de l’escalier. Et tu as vu son regard ? Il savait exactement ce qu’il faisait.Émilie hocha la tête.— Il voulait qu’on le voie.Un silence doux s’installa. Le genre de silence rare, rempli de sens et de paix. Le tic-tac régulier de l’horloge semblait lui aussi battre au rythme des respirations du bébé.Einer finit par s’approcher.
Elle désigna Émilie, qui riait aux éclats avec ses amies, et Maxime, sur les genoux de son grand-père Jason, qui lui tendait une cuillère de gâteau. L’homme, vieilli mais adouci, semblait apaisé lui aussi. Il parlait doucement au bébé, ses yeux brillants d’une fierté qu’il ne cherchait plus à masquer.— Ton père a beaucoup changé, dit Léa.— Oui, répondit Einer, pensif. Peut-être que… moi aussi.Léa posa sa main sur la sienne.— Non, pas peut-être. Tu as changé, Einer. Pour de vrai.Il la regarda longuement, puis lui rendit son sourire.— Alors c’est lui qui m’a sauvé, chuchota-t-il en désignant leur fils.Un instant, le temps sembla suspendu. Puis un cri joyeux les ramena à la réalité :— Le gâteau ! Le gâteau arrive !Tout le monde se rassembla autour de la grande table du jardin. Une immense pâtisserie à deux étages fut déposée devant Maxime. De petites étoiles dorées ornaient la surface, et une bougie en forme de « 1 » trônait au sommet.— Allez, mon grand, fais un vœu, dit Lé







