Je n’ai pas posé de question quand elles m’ont fait signe. Deux femmes en blouse blanche, visages aussi lisses que leur démarche. Le genre de figures qu’on croise dans les rêves qu’on préfère oublier. Elles ne parlaient pas. Même pas entre elles. Leur silence avait quelque chose de contagieux. J’ai suivi. Parce que je savais, déjà, que résister ne changerait rien.
La porte s’est refermée derrière moi, hermétique. La pièce était aveuglante. Murs carrelés, sol brillant, lignes parfaites. Tout sentait le chlore et l’effacement. L’oubli en spray. Je n’avais pas encore vu de miroir depuis mon arrivée. Et je compris que ce n’était pas un oubli.
Elles m’ont regardée comme on regarde un dossier : sans émotion, sans intérêt, avec une mécanique bien huilée. L’une a tendu la main vers la fermeture de ma tenue. L’autre m’a immobilisée sans brutalité, mais avec une autorité implacable. J’ai eu un sursaut, réflexe idiote d’un corps encore persuadé d’avoir un mot à dire. Il n’a servi à rien.
Les doigts ont glissé le long de ma colonne, défait chaque barrière de tissu. Je n’étais plus une patiente. Encore moins une femme. Juste une enveloppe à décaper.
Elles m’ont poussée vers le centre. Un cercle de lumière froide, suspendue au-dessus d’une dalle métallique. Je sentais leur respiration, courte, cadencée, comme si chaque geste était inscrit dans une chorégraphie immuable. Je me suis tenue droite, sans oser croiser leur regard. C’eût été inutile, elles ne me voyaient pas vraiment.
Un déclic. L’eau a jailli sans avertissement. Glaciale. Je n’ai pas crié. Ma dignité se tenait encore quelque part, dans un coin de ma peau en feu. Elles ont saisi des brosses, longues, rigides. Le genre qu’on n’utilise que sur du marbre. Ou sur des murs pleins de sang.
Elles ont frotté. Cou, dos, creux des genoux. Les aisselles. Les poignets. Le cuir chevelu. Les zones intimes. J’aurais voulu me recroqueviller, mais le moindre mouvement semblait rallonger le supplice. Je ne sentais plus mes doigts, ni mes jambes. Juste les traces qu’elles laissaient. Ce n’était pas une douche. C’était un sablage méthodique de l’humanité.
Je n’étais pas nue. J’étais niée.
Mon corps n’était plus qu’un amas de nerfs à vif, réduit à sa plus simple humiliation. Elles ne se parlaient toujours pas. Et ce silence faisait plus de bruit que tout. Une agression blanche. Je n’ai jamais connu pire absence d’humanité.
Elles m’ont tournée, retournée, inspectée comme un objet à stériliser. Mes dents claquaient sans que je puisse les retenir. J’aurais voulu hurler, ou supplier, ou même mordre. Mais je savais que ça ne ferait que rallonger la séance.
Quand elles ont estimé que j’étais propre - ou plutôt que j’avais été suffisamment salie d’une autre façon - elles ont arrêté l’eau. Aucune serviette. Aucune chaleur. Juste l’air froid d’un ventilateur invisible qui s’engouffrait dans mes pores comme une lame.
L’une d’elles m’a tendu un vêtement. Gris, sans couture, sans forme. Pas de sous-vêtements. Pas de miroir. Juste ce tissu trop grand, trop rugueux. J’ai glissé mes bras à l’intérieur. Il collait à ma peau encore mouillée.
Je me suis sentie disparaître.
Quand elles ont ouvert la porte, j’ai cru que mes genoux allaient flancher. Aucun mot. Même pas un hochement de tête. Leur travail était terminé. Et moi, je n’étais plus qu’un chiffre lavé, désinfecté, prêt à entrer dans le protocole.
Je suis sortie de la pièce comme on quitte une scène de crime. Les cheveux ruisselants, les bras ballants. Chaque pas résonnait trop fort sur le carrelage. Aucun regard ne croisait le mien dans le couloir. Même les murs semblaient détourner les yeux.
Je sentais encore l’odeur du savon industriel, celle qu’on utilise pour gommer les traces. Il m’enveloppait, me collait à la peau comme une couche d’indifférence. À chaque inspiration, j’avais l’impression de m’avaler moi-même, vidée de sens.
Je ne sais pas combien de temps j’ai erré avant de retrouver ma cellule - je n’osais pas encore appeler ça une chambre. Tout y était figé. L’armoire ne contenait qu’un double de l’uniforme que je portais. Aucun objet personnel. Pas même une brosse. Aucune glace.
Je me suis assise sur le lit, le regard perdu sur mes pieds. Des gouttes tombaient encore de mes cheveux sur le sol. Il n’y avait pas de serviette non plus ici. Rien pour sécher. Rien pour apaiser.
Alors j’ai fait ce que mon corps m’autorisait encore : j’ai respiré. Une longue inspiration, comme pour vérifier que j’étais encore là, malgré tout. Ce souffle-là n’avait pas été arraché.
Je me suis allongée, sans me glisser sous les draps. La couverture avait l’odeur de l’amidon et des anesthésies générales. J’ai gardé les yeux ouverts. Dans cet endroit, on n’osait pas les fermer trop vite.
Un bruit, presque imperceptible, m’a fait tourner la tête. Une ombre dans le couloir. Juste un passage furtif. Peut-être un infirmier. Peut-être lui. Mon cœur a eu un soubresaut idiot. Depuis hier, depuis son regard, j’attendais - sans l’avouer - qu’il réapparaisse.
Caïn Aurelian.
Même son nom sonnait comme un avertissement. Il avait fixé mes os sans me toucher. Arraché ma stabilité sans hausser la voix. Et cette phrase - "Je vous attendais." - vibrait encore à l’intérieur de moi, comme une présence brûlante dans le ventre.
Je n’avais pas le droit de penser à lui. Pas maintenant. Pas après ça.
Et pourtant, allongée dans mon lit désinfecté, le souvenir de ses yeux m’a offert un répit que je n’aurais pas dû désirer. Mon corps frissonnait encore de la violence de la douche, mais mon esprit dérivait vers la chaleur invisible qu’il avait laissée derrière lui. Comme si une partie de moi résistait, malgré l’effacement.
Je me suis redressée. Mes mains tremblaient. Je les ai observées longtemps, comme si elles pouvaient encore me trahir. Puis je les ai posées sur mon ventre, doucement, pour vérifier que je respirais toujours par moi-même.
Dans ce monde de silence et de murs blancs, je devais retrouver mes frontières. Même si elles étaient floues. Même si elles avaient été piétinées.
Je me suis juré de ne jamais oublier ce que je ressentais là, maintenant. Ni l’humiliation, ni la froideur, ni le goût métallique de la soumission. Parce que plus tard - si un plus tard existait - je devrais me souvenir. Pour résister. Pour haïr. Ou pour survivre.
Peut-être aussi… pour comprendre pourquoi, au milieu de cet enfer aseptisé, son regard avait été la seule chose à ne pas me réduire à rien.
Je ne savais pas si on m’emmenait à un interrogatoire ou à une punition. Le garde qui m’escorta ne prononça rien, son regard fixé devant lui, comme si j’étais une ombre à son flanc. On traversa deux couloirs sans fenêtres, éclairés d’une lumière jaune maladive, avant qu’il n’ouvre une porte grise, sans poignée, et s’écarte pour me laisser entrer.Il n’y avait rien. Rien sauf lui.Caïn.Debout. Dos au mur. Bras croisés. Aucune chaise. Aucun bureau. Même pas une fiche. Juste lui. Moi. Et l’air trop mince pour deux.Je restai figée sur le seuil, mais il ne fit pas un geste pour m’inviter à avancer. Il n’en avait pas besoin. Mon corps avait déjà décidé qu’il voulait s’approcher, sans m’en demander l’autorisation. Quand je franchis la ligne invisible de la pièce, la porte se referma derrière moi avec un claquement sourd. Je n’avais jamais entendu un son aussi définitif.Je me tenais droite, le menton haut, les poings fermés dans le tissu trop fin de ma blouse. Il ne me regardait pas. Ses y
Les pas me guident sans que je sache comment. J’ai cessé de demander. Chaque couloir ressemble au précédent : sans odeur, sans trace. Le monde entier semble s’être vidé de toute âme. Sauf moi. Moi, on m’a gardée. Pour quoi ? Pour qui ?Devant une porte grise, ils s’arrêtent. L’un d’eux tend la main, effleure le capteur. Un déclic se fait entendre, puis le silence retombe, poisseux. La porte s’ouvre sur un vide.La pièce est nue. Mur blanc, sol gris, plafond bas. Un lit, rectangle de métal boulonné au sol, recouvert d’un drap rêche qui n’a rien d’un refuge. Contre le mur, une forme que je repère aussitôt. Une caméra. Son objectif brisé pend, comme un œil crevé. Trop évident. Trop visible pour être accidentel.Je ne leur laisse pas le plaisir de l’illusion. Je lève la tête, fixe le coin et murmure sans baisser les yeux :- Vous avez oublié d’être discrets.Personne ne répond. Bien sûr. Ce genre de silence a l’arrogance des puissants.Je dépose mes affaires sur le lit. Enfin, ce qu’ils a
Je n’ai pas posé de question quand elles m’ont fait signe. Deux femmes en blouse blanche, visages aussi lisses que leur démarche. Le genre de figures qu’on croise dans les rêves qu’on préfère oublier. Elles ne parlaient pas. Même pas entre elles. Leur silence avait quelque chose de contagieux. J’ai suivi. Parce que je savais, déjà, que résister ne changerait rien.La porte s’est refermée derrière moi, hermétique. La pièce était aveuglante. Murs carrelés, sol brillant, lignes parfaites. Tout sentait le chlore et l’effacement. L’oubli en spray. Je n’avais pas encore vu de miroir depuis mon arrivée. Et je compris que ce n’était pas un oubli.Elles m’ont regardée comme on regarde un dossier : sans émotion, sans intérêt, avec une mécanique bien huilée. L’une a tendu la main vers la fermeture de ma tenue. L’autre m’a immobilisée sans brutalité, mais avec une autorité implacable. J’ai eu un sursaut, réflexe idiote d’un corps encore persuadé d’avoir un mot à dire. Il n’a servi à rien.Les doi
Je n’ai pas entendu la porte s’ouvrir.C’est la sensation qui m’a prévenue. Une vibration dans l’air, différente de celles que j’avais apprises à ignorer depuis mon arrivée. Celle-là avait du poids, une densité brutale, comme si quelqu’un avait déplacé l’oxygène juste en respirant.Je me suis tournée sans bouger. Juste les yeux.Il se tenait là. Immobile. Droit comme une ligne de craie sur un sol qu’on n’ose plus traverser. L’éclairage faiblard du plafond glissait sur son épaule, révélant l’arête nette de sa mâchoire, un fil noir d’ombre courant sous sa pommette, et ce regard.Ce regard.Il ne clignait pas. Pas une seule fois. Il me regardait comme on analyse un vieux livre couvert de cendres : avec une curiosité méthodique, dangereusement silencieuse.J’ai senti ma nuque se raidir, ma respiration devenir attentive. Je m’attendais à ce qu’il parle. À ce qu’il annonce quelque chose. Son nom, son rôle, la raison de sa présence. Rien. Il ne me donnait même pas le loisir de détourner le r
- Suis-moi. Pas un mot.Le ton était tombé, net, comme une lame qu’on abat sans émotion. L’infirmière ne m’avait pas vraiment regardée. Elle s’était simplement retournée, silhouette blanche et fluide, glissant sans bruit sur le sol aseptisé. J’avais hésité une seconde, le souffle suspendu, puis mes pieds avaient suivi d’eux-mêmes, obéissant à une injonction plus ancienne que celle prononcée.Elle n’avait ni badge, ni sourire. Juste un uniforme qui semblait absorber la lumière, et des gestes précis comme ceux d’une horloge bien huilée. Elle ne m’a pas demandé mon nom. N’a pas prononcé le sien. Elle m’a tendu un document plastifié, sans me regarder.« Tu lis, tu signes. »La voix venait de loin, comme filtrée par un mur épais. J’ai pris la feuille sans réagir. Les caractères étaient nets, la mise en page parfaite. En haut, une ligne : PROTOCOLE INTERNE – INSTITUT ELLENBRÜCK. Le reste s’enchaînait en règles froides, alignées comme des barreaux.Interdiction de crier.Interdiction d’inter
J’ai failli vomir dans la voiture. Il y avait dans l’air une odeur métallique, sourde, qui ne collait à rien de connu. Comme si le cuir des sièges cachait un cadavre. Comme si le silence lui-même avait une haleine.Quand ils ont ouvert les portières, l’air extérieur ne m’a pas apporté de répit. Une forêt opaque encerclait les bâtiments. Je n’avais jamais vu des arbres aussi figés. Même les feuillages paraissaient figés, presque dessinés, comme suspendus dans un tableau dont on aurait arraché le fond sonore.Le premier mot qu’un agent a prononcé fut mon prénom. Juste mon prénom. Sans un regard, sans intonation, sans me laisser le temps de répondre. J’ai posé le pied sur le sol comme on entre dans une tombe.Ils m’ont escortée avec cette précision clinique qui ne laisse aucun espace au hasard. Les couloirs étaient immaculés. Ni affiche. Ni trace de passage. Pas une voix. À peine quelques froissements de vêtements trop propres.Chaque pas résonnait comme un reproche.Un homme en blouse g