J’ai failli vomir dans la voiture. Il y avait dans l’air une odeur métallique, sourde, qui ne collait à rien de connu. Comme si le cuir des sièges cachait un cadavre. Comme si le silence lui-même avait une haleine.
Quand ils ont ouvert les portières, l’air extérieur ne m’a pas apporté de répit. Une forêt opaque encerclait les bâtiments. Je n’avais jamais vu des arbres aussi figés. Même les feuillages paraissaient figés, presque dessinés, comme suspendus dans un tableau dont on aurait arraché le fond sonore.
Le premier mot qu’un agent a prononcé fut mon prénom. Juste mon prénom. Sans un regard, sans intonation, sans me laisser le temps de répondre. J’ai posé le pied sur le sol comme on entre dans une tombe.
Ils m’ont escortée avec cette précision clinique qui ne laisse aucun espace au hasard. Les couloirs étaient immaculés. Ni affiche. Ni trace de passage. Pas une voix. À peine quelques froissements de vêtements trop propres.
Chaque pas résonnait comme un reproche.
Un homme en blouse grise a levé une main pour me faire signe d’entrer. Une pièce carrée. Vide. Murs lisses. Éclairage au plafond, froid, sans ombre. Trois femmes m’attendaient à l’intérieur. Aucune ne m’a saluée. Aucune ne m’a regardée.
Elles ont commencé à me déshabiller comme on retire l’emballage d’un objet à stériliser. Ma chemise a glissé sans résistance. Mon jean a frotté mes chevilles avant de disparaître. Je n’ai pas bougé. J’avais l’impression d’observer la scène depuis l’extérieur de mon corps.
Quand mes sous-vêtements sont tombés, un frisson m’a traversée de haut en bas, aussi net qu’un fil qu’on tire sous la peau. Toujours aucun mot. Juste leurs gestes, coordonnés, désincarnés. L’eau a jailli soudainement, sans avertissement. Gelée. Puissante. Comme une punition.
Je n’ai pas crié. Pas même reculé. Mon menton tremblait. J’ai regardé droit devant moi, fixant la paroi blanche qui ne renvoyait aucun reflet. Pas même le mien.
Des mains gantées ont commencé à me frotter avec des brosses douces. Rien de brutal, pourtant chaque mouvement me rappelait que je n’étais qu’un corps entre leurs mains, à laver, à vider de tout ce que j’avais été. Elles évitaient mes yeux, comme si voir ma honte les brûlerait.
L’une d’elles a saisi une tondeuse. Son geste ne tremblait pas. Je l’ai vue approcher ma tempe gauche. Une mèche est tombée à mes pieds. Puis une autre. Le vrombissement du moteur me perçait les tempes plus que la machine elle-même.
La vibration contre mon crâne m’a écorchée bien plus que la lame. C’était la perte, encore. D’abord mes vêtements, ensuite mon nom. Maintenant, mes cheveux. Je ne savais plus ce qu’il restait de moi.
Quand elle a terminé, elle a essuyé la tondeuse, l’a posée, et s’est éloignée sans un mot. Je ne sais pas combien de temps s’est écoulé. Quelques secondes peut-être. Des siècles, à l’intérieur.
On m’a tendu un uniforme gris pâle. Sans insigne. Sans bouton apparent. Je l’ai enfilé, consciente de ne rien posséder d’autre.
Une autre femme m’a guidée dans un couloir adjacent. Encore cette blancheur, étouffante, presque inhumaine. Je sentais encore l’eau froide ruisseler sur mes omoplates. Chaque pas laissait une trace invisible de moi sur ce sol stérile.
Ils appellent cela « le jardin ». C’est ce qu’a murmuré une voix, la seule depuis mon arrivée. Trois mots. « Le jardin intérieur. » Je n’ai pas répondu.
Il n’y avait ni fleurs, ni bancs, ni parfum. Rien qui évoque la vie. Le plafond s’était ouvert au ciel, laissant entrer une lumière crue qui n’apportait aucune chaleur.
Un carré de gravier gris dessinait une forme géométrique, presque sacrée. Je me suis arrêtée au bord du motif, sentant mes jambes vaciller. Le silence me donnait la nausée.
Un homme m’attendait au centre. Immobile. Dos droit. Mains croisées dans le dos. Sa nuque brune semblait sculptée. Quand il s’est tourné, ses yeux m’ont traversée sans hésiter.
Il ne m’a pas saluée. Ne m’a pas demandé mon nom. Il m’a simplement observée. Avec cette forme de curiosité muette qu’on accorde à une anomalie qu’on n’avait pas prévue.
Mon cœur s’est contracté sans raison. Ou peut-être que si. Il y avait dans sa façon de me regarder une forme de calme, indéchiffrable, dérangeante. Comme s’il savait. Comme s’il avait vu mon corps trembler sous la douche glacée.
- Tourne-toi, a-t-il dit.
Sa voix n’avait rien d’autoritaire. Elle s’est posée sur ma peau comme une chaleur étrangère, incongrue ici. Je n’ai pas bougé. Il a attendu. Sans insister. Comme s’il savait que je finirais par obéir.
Je me suis retournée. Lentement. Chaque vertèbre semblait protester. Il ne s’est pas approché. Il a dit simplement :
- Tu vas devoir oublier qui tu étais.
J’ai fermé les paupières. Et dans le noir derrière mes yeux, j’ai vu ma chevelure s’éparpiller sur le sol.
Je crois que c’est là que j’ai compris. Ce lieu n’était pas fait pour réparer. Il était conçu pour effacer.
Quand je me suis rouverte au monde, il avait disparu. Ne restait qu’un autre couloir, un lit trop net, et un mur sans fenêtre. On m’a laissée là, sans un mot. Juste un verrou qui a cliqué derrière moi, comme un cœur qui se referme.
Je me suis assise sur le matelas. J’ai passé mes doigts sur ma tempe nue. La peau était lisse, tiède. Une autre preuve que j’étais encore vivante. Mais je ne savais plus si c’était une bonne chose.
Un miroir aurait été un luxe. Une punition aussi. Je ne voulais pas voir ce qu’ils avaient fait de moi.
Je me suis allongée, dos au mur, les jambes repliées. Le tissu de l’uniforme me grattait à peine. Le genre de texture qui vous rappelle que vous n’avez plus de choix, même dans la douceur.
Mon souffle a fini par ralentir. Pas tout à fait un sommeil. Juste une suspension.
Et au moment précis où mon corps a enfin cédé à l’abandon, une image s’est imposée, comme une écharde : ses yeux. Calmes. Troublants. Trop attentifs.
Je ne connaissais même pas son nom.
Je ne savais pas si on m’emmenait à un interrogatoire ou à une punition. Le garde qui m’escorta ne prononça rien, son regard fixé devant lui, comme si j’étais une ombre à son flanc. On traversa deux couloirs sans fenêtres, éclairés d’une lumière jaune maladive, avant qu’il n’ouvre une porte grise, sans poignée, et s’écarte pour me laisser entrer.Il n’y avait rien. Rien sauf lui.Caïn.Debout. Dos au mur. Bras croisés. Aucune chaise. Aucun bureau. Même pas une fiche. Juste lui. Moi. Et l’air trop mince pour deux.Je restai figée sur le seuil, mais il ne fit pas un geste pour m’inviter à avancer. Il n’en avait pas besoin. Mon corps avait déjà décidé qu’il voulait s’approcher, sans m’en demander l’autorisation. Quand je franchis la ligne invisible de la pièce, la porte se referma derrière moi avec un claquement sourd. Je n’avais jamais entendu un son aussi définitif.Je me tenais droite, le menton haut, les poings fermés dans le tissu trop fin de ma blouse. Il ne me regardait pas. Ses y
Les pas me guident sans que je sache comment. J’ai cessé de demander. Chaque couloir ressemble au précédent : sans odeur, sans trace. Le monde entier semble s’être vidé de toute âme. Sauf moi. Moi, on m’a gardée. Pour quoi ? Pour qui ?Devant une porte grise, ils s’arrêtent. L’un d’eux tend la main, effleure le capteur. Un déclic se fait entendre, puis le silence retombe, poisseux. La porte s’ouvre sur un vide.La pièce est nue. Mur blanc, sol gris, plafond bas. Un lit, rectangle de métal boulonné au sol, recouvert d’un drap rêche qui n’a rien d’un refuge. Contre le mur, une forme que je repère aussitôt. Une caméra. Son objectif brisé pend, comme un œil crevé. Trop évident. Trop visible pour être accidentel.Je ne leur laisse pas le plaisir de l’illusion. Je lève la tête, fixe le coin et murmure sans baisser les yeux :- Vous avez oublié d’être discrets.Personne ne répond. Bien sûr. Ce genre de silence a l’arrogance des puissants.Je dépose mes affaires sur le lit. Enfin, ce qu’ils a
Je n’ai pas posé de question quand elles m’ont fait signe. Deux femmes en blouse blanche, visages aussi lisses que leur démarche. Le genre de figures qu’on croise dans les rêves qu’on préfère oublier. Elles ne parlaient pas. Même pas entre elles. Leur silence avait quelque chose de contagieux. J’ai suivi. Parce que je savais, déjà, que résister ne changerait rien.La porte s’est refermée derrière moi, hermétique. La pièce était aveuglante. Murs carrelés, sol brillant, lignes parfaites. Tout sentait le chlore et l’effacement. L’oubli en spray. Je n’avais pas encore vu de miroir depuis mon arrivée. Et je compris que ce n’était pas un oubli.Elles m’ont regardée comme on regarde un dossier : sans émotion, sans intérêt, avec une mécanique bien huilée. L’une a tendu la main vers la fermeture de ma tenue. L’autre m’a immobilisée sans brutalité, mais avec une autorité implacable. J’ai eu un sursaut, réflexe idiote d’un corps encore persuadé d’avoir un mot à dire. Il n’a servi à rien.Les doi
Je n’ai pas entendu la porte s’ouvrir.C’est la sensation qui m’a prévenue. Une vibration dans l’air, différente de celles que j’avais apprises à ignorer depuis mon arrivée. Celle-là avait du poids, une densité brutale, comme si quelqu’un avait déplacé l’oxygène juste en respirant.Je me suis tournée sans bouger. Juste les yeux.Il se tenait là. Immobile. Droit comme une ligne de craie sur un sol qu’on n’ose plus traverser. L’éclairage faiblard du plafond glissait sur son épaule, révélant l’arête nette de sa mâchoire, un fil noir d’ombre courant sous sa pommette, et ce regard.Ce regard.Il ne clignait pas. Pas une seule fois. Il me regardait comme on analyse un vieux livre couvert de cendres : avec une curiosité méthodique, dangereusement silencieuse.J’ai senti ma nuque se raidir, ma respiration devenir attentive. Je m’attendais à ce qu’il parle. À ce qu’il annonce quelque chose. Son nom, son rôle, la raison de sa présence. Rien. Il ne me donnait même pas le loisir de détourner le r
- Suis-moi. Pas un mot.Le ton était tombé, net, comme une lame qu’on abat sans émotion. L’infirmière ne m’avait pas vraiment regardée. Elle s’était simplement retournée, silhouette blanche et fluide, glissant sans bruit sur le sol aseptisé. J’avais hésité une seconde, le souffle suspendu, puis mes pieds avaient suivi d’eux-mêmes, obéissant à une injonction plus ancienne que celle prononcée.Elle n’avait ni badge, ni sourire. Juste un uniforme qui semblait absorber la lumière, et des gestes précis comme ceux d’une horloge bien huilée. Elle ne m’a pas demandé mon nom. N’a pas prononcé le sien. Elle m’a tendu un document plastifié, sans me regarder.« Tu lis, tu signes. »La voix venait de loin, comme filtrée par un mur épais. J’ai pris la feuille sans réagir. Les caractères étaient nets, la mise en page parfaite. En haut, une ligne : PROTOCOLE INTERNE – INSTITUT ELLENBRÜCK. Le reste s’enchaînait en règles froides, alignées comme des barreaux.Interdiction de crier.Interdiction d’inter
J’ai failli vomir dans la voiture. Il y avait dans l’air une odeur métallique, sourde, qui ne collait à rien de connu. Comme si le cuir des sièges cachait un cadavre. Comme si le silence lui-même avait une haleine.Quand ils ont ouvert les portières, l’air extérieur ne m’a pas apporté de répit. Une forêt opaque encerclait les bâtiments. Je n’avais jamais vu des arbres aussi figés. Même les feuillages paraissaient figés, presque dessinés, comme suspendus dans un tableau dont on aurait arraché le fond sonore.Le premier mot qu’un agent a prononcé fut mon prénom. Juste mon prénom. Sans un regard, sans intonation, sans me laisser le temps de répondre. J’ai posé le pied sur le sol comme on entre dans une tombe.Ils m’ont escortée avec cette précision clinique qui ne laisse aucun espace au hasard. Les couloirs étaient immaculés. Ni affiche. Ni trace de passage. Pas une voix. À peine quelques froissements de vêtements trop propres.Chaque pas résonnait comme un reproche.Un homme en blouse g