Home / Romance / EDEN NOIR / Chapitre 4 - Premier regard

Share

Chapitre 4 - Premier regard

Author: Primso Fam
last update Last Updated: 2025-07-23 09:37:01

Je n’ai pas entendu la porte s’ouvrir.

C’est la sensation qui m’a prévenue. Une vibration dans l’air, différente de celles que j’avais apprises à ignorer depuis mon arrivée. Celle-là avait du poids, une densité brutale, comme si quelqu’un avait déplacé l’oxygène juste en respirant.

Je me suis tournée sans bouger. Juste les yeux.

Il se tenait là. Immobile. Droit comme une ligne de craie sur un sol qu’on n’ose plus traverser. L’éclairage faiblard du plafond glissait sur son épaule, révélant l’arête nette de sa mâchoire, un fil noir d’ombre courant sous sa pommette, et ce regard.

Ce regard.

Il ne clignait pas. Pas une seule fois. Il me regardait comme on analyse un vieux livre couvert de cendres : avec une curiosité méthodique, dangereusement silencieuse.

J’ai senti ma nuque se raidir, ma respiration devenir attentive. Je m’attendais à ce qu’il parle. À ce qu’il annonce quelque chose. Son nom, son rôle, la raison de sa présence. Rien. Il ne me donnait même pas le loisir de détourner le regard.

Il était jeune. Pas lisse. L’âge d’un homme qui sait ce que c’est que perdre, mais qui n’a jamais appris à demander. Il portait un costume, noir évidemment, parfaitement taillé, mais son col était légèrement défait, comme s’il méprisait la perfection juste assez pour qu’on le remarque.

Il s’est avancé. Un pas. Pas de bruit.

Le deuxième a brisé quelque chose entre nous. Ce fil tendu d’inconnu qui vibrait dans mon estomac s’est tendu jusqu’à me brûler le ventre. Je me suis obligée à rester droite, les mains sur mes genoux. Il était proche, trop pour que je puisse me redresser sans effleurer son torse.

Toujours aucun mot.

Et puis il a souri.

Ce n’était pas un sourire de politesse. C’était… étrangement intime. Comme s’il venait de me reconnaître, comme si j’étais une pièce qu’il cherchait depuis longtemps dans un puzzle qu’il ne montrait à personne.

« Je vous attendais. »

Sa voix a tranché le silence comme une lame chaude dans de la glace.

J’ai cligné des yeux. Une seule fois. Je crois que mes doigts ont légèrement tremblé. Pas assez pour que ce soit visible. Mais je l’ai senti.

Il a penché la tête, légèrement, comme on le fait quand un animal réagit à un son inattendu. Puis il s’est écarté d’un demi-pas, juste assez pour que je puisse respirer sans sentir son parfum. Une odeur presque sauvage, mélange de cuir, de bois sec et de nuit humide. Rien de fabriqué. Ça semblait venir de lui, de sa peau même.

- Qui êtes-vous ? ai-je murmuré, plus pour reprendre le contrôle de ma gorge que pour obtenir une réponse.

Il a laissé la question flotter.

Puis il a fait le tour de la pièce, lentement. Ses doigts ont effleuré le dossier d’une chaise, une feuille posée sur la table, le coin de mon oreiller, comme s’il cherchait des indices. Ou des traces.

- Votre chambre est insonorisée, a-t-il dit sans me regarder. Trois caméras sont dissimulées dans les angles. Vous ne les trouverez pas. Elles ne vous veulent aucun mal.

Son ton n’était ni rassurant ni menaçant. Il énonçait des faits, comme un professeur, ou un juge.

Je l’ai observé marcher, ses gestes maîtrisés, mesurés, précis. Chaque mouvement semblait avoir été répété mille fois avant d’exister. Je ne savais pas si c’était rassurant ou terrifiant.

- Pourquoi suis-je là ?

Il s’est arrêté net, dos à moi. Une tension a traversé ses omoplates sous le tissu.

- Parce que vous êtes la seule à pouvoir survivre ici.

Je n’ai pas compris. Mais je n’ai pas insisté. Son ton ne laissait aucun espace pour l’insistance.

Il s’est retourné. Lentement. Cette fois, ses yeux se sont accrochés aux miens avec une intensité qui me fit frissonner. Il n'y avait ni colère, ni pitié, ni jugement. Seulement une étrange forme d'attente. Comme s’il me testait. Comme si le moindre mot que je pourrais prononcer serait enregistré, disséqué, classé.

Il s’est approché à nouveau, plus près qu’avant. Mon souffle a glissé entre mes lèvres, fragile. Je pouvais voir le détail de ses iris - une teinte trouble, indéfinissable, ni vraiment grise ni franchement dorée. Un orage contenu.

- Vous allez suivre les règles, m’a-t-il dit. Toutes. Et vous allez guérir.

- De quoi ?

- De vous-même.

J’ai senti ma peau se tendre, mon corps tout entier se raidir, comme si une réponse biologique voulait se défendre avant même que mon esprit n’ait compris.

Il a levé la main, très lentement, et l’a tendue dans ma direction.

J’ai reculé légèrement le menton. Mon regard a suivi ses doigts jusqu’au bout. Il ne me touchait pas. Il m’invitait.

À quoi ?

Je ne sais toujours pas pourquoi je l’ai fait, mais j’ai tendu la main à mon tour. Nos paumes ne se sont pas jointes. Il a refermé ses doigts à deux centimètres des miens, comme un piège qui se referme dans le vide. Son regard a changé. Il y avait là une lueur… contenue. Comme si ma réponse avait éveillé une soif qu’il croyait domptée.

- Vous avez froid ?

Je crois que j’ai rougi. Non. J’avais chaud. Une chaleur sourde, qui se promenait sous ma peau comme une bête endormie, dérangée par sa présence.

Il a reculé. Il n’avait pas besoin de rester plus longtemps. Il avait obtenu ce qu’il voulait. Même si je ne savais pas encore ce que c’était.

- Mon nom est Caïn Aurelian.

Il l’a dit en quittant la pièce, comme on pose une signature au bas d’un contrat invisible.

Et puis plus rien.

J’ai attendu quelques secondes, le cœur battant trop fort, les membres engourdis par une tension que je n'avais pas anticipée. Mes yeux fixaient la porte comme s’ils espéraient la voir s’ouvrir de nouveau. Elle est restée close.

Alors j’ai regardé autour de moi. Cette pièce, qui une minute plus tôt me paraissait étriquée et froide, semblait soudain immense. Trop calme. Trop vide. Mon reflet dans le miroir m’a semblé différent, comme si Caïn Aurelian avait effacé quelque chose en moi. Ou gravé une faille.

Je suis restée longtemps debout sans bouger. À attendre un bruit, une vibration, un retour. Il ne viendrait pas. Je le savais. Ce qu’il m’avait laissé n’avait pas besoin de sa présence pour continuer à me consumer.

Continue to read this book for free
Scan code to download App

Latest chapter

  • EDEN NOIR   Chapitre 7 - L’entretien sans voix

    Je ne savais pas si on m’emmenait à un interrogatoire ou à une punition. Le garde qui m’escorta ne prononça rien, son regard fixé devant lui, comme si j’étais une ombre à son flanc. On traversa deux couloirs sans fenêtres, éclairés d’une lumière jaune maladive, avant qu’il n’ouvre une porte grise, sans poignée, et s’écarte pour me laisser entrer.Il n’y avait rien. Rien sauf lui.Caïn.Debout. Dos au mur. Bras croisés. Aucune chaise. Aucun bureau. Même pas une fiche. Juste lui. Moi. Et l’air trop mince pour deux.Je restai figée sur le seuil, mais il ne fit pas un geste pour m’inviter à avancer. Il n’en avait pas besoin. Mon corps avait déjà décidé qu’il voulait s’approcher, sans m’en demander l’autorisation. Quand je franchis la ligne invisible de la pièce, la porte se referma derrière moi avec un claquement sourd. Je n’avais jamais entendu un son aussi définitif.Je me tenais droite, le menton haut, les poings fermés dans le tissu trop fin de ma blouse. Il ne me regardait pas. Ses y

  • EDEN NOIR   Chapitre 6 - Chambre 27

    Les pas me guident sans que je sache comment. J’ai cessé de demander. Chaque couloir ressemble au précédent : sans odeur, sans trace. Le monde entier semble s’être vidé de toute âme. Sauf moi. Moi, on m’a gardée. Pour quoi ? Pour qui ?Devant une porte grise, ils s’arrêtent. L’un d’eux tend la main, effleure le capteur. Un déclic se fait entendre, puis le silence retombe, poisseux. La porte s’ouvre sur un vide.La pièce est nue. Mur blanc, sol gris, plafond bas. Un lit, rectangle de métal boulonné au sol, recouvert d’un drap rêche qui n’a rien d’un refuge. Contre le mur, une forme que je repère aussitôt. Une caméra. Son objectif brisé pend, comme un œil crevé. Trop évident. Trop visible pour être accidentel.Je ne leur laisse pas le plaisir de l’illusion. Je lève la tête, fixe le coin et murmure sans baisser les yeux :- Vous avez oublié d’être discrets.Personne ne répond. Bien sûr. Ce genre de silence a l’arrogance des puissants.Je dépose mes affaires sur le lit. Enfin, ce qu’ils a

  • EDEN NOIR   Chapitre 5 - La douche

    Je n’ai pas posé de question quand elles m’ont fait signe. Deux femmes en blouse blanche, visages aussi lisses que leur démarche. Le genre de figures qu’on croise dans les rêves qu’on préfère oublier. Elles ne parlaient pas. Même pas entre elles. Leur silence avait quelque chose de contagieux. J’ai suivi. Parce que je savais, déjà, que résister ne changerait rien.La porte s’est refermée derrière moi, hermétique. La pièce était aveuglante. Murs carrelés, sol brillant, lignes parfaites. Tout sentait le chlore et l’effacement. L’oubli en spray. Je n’avais pas encore vu de miroir depuis mon arrivée. Et je compris que ce n’était pas un oubli.Elles m’ont regardée comme on regarde un dossier : sans émotion, sans intérêt, avec une mécanique bien huilée. L’une a tendu la main vers la fermeture de ma tenue. L’autre m’a immobilisée sans brutalité, mais avec une autorité implacable. J’ai eu un sursaut, réflexe idiote d’un corps encore persuadé d’avoir un mot à dire. Il n’a servi à rien.Les doi

  • EDEN NOIR   Chapitre 4 - Premier regard

    Je n’ai pas entendu la porte s’ouvrir.C’est la sensation qui m’a prévenue. Une vibration dans l’air, différente de celles que j’avais apprises à ignorer depuis mon arrivée. Celle-là avait du poids, une densité brutale, comme si quelqu’un avait déplacé l’oxygène juste en respirant.Je me suis tournée sans bouger. Juste les yeux.Il se tenait là. Immobile. Droit comme une ligne de craie sur un sol qu’on n’ose plus traverser. L’éclairage faiblard du plafond glissait sur son épaule, révélant l’arête nette de sa mâchoire, un fil noir d’ombre courant sous sa pommette, et ce regard.Ce regard.Il ne clignait pas. Pas une seule fois. Il me regardait comme on analyse un vieux livre couvert de cendres : avec une curiosité méthodique, dangereusement silencieuse.J’ai senti ma nuque se raidir, ma respiration devenir attentive. Je m’attendais à ce qu’il parle. À ce qu’il annonce quelque chose. Son nom, son rôle, la raison de sa présence. Rien. Il ne me donnait même pas le loisir de détourner le r

  • EDEN NOIR   Chapitre 3 - Le protocole des muets

    - Suis-moi. Pas un mot.Le ton était tombé, net, comme une lame qu’on abat sans émotion. L’infirmière ne m’avait pas vraiment regardée. Elle s’était simplement retournée, silhouette blanche et fluide, glissant sans bruit sur le sol aseptisé. J’avais hésité une seconde, le souffle suspendu, puis mes pieds avaient suivi d’eux-mêmes, obéissant à une injonction plus ancienne que celle prononcée.Elle n’avait ni badge, ni sourire. Juste un uniforme qui semblait absorber la lumière, et des gestes précis comme ceux d’une horloge bien huilée. Elle ne m’a pas demandé mon nom. N’a pas prononcé le sien. Elle m’a tendu un document plastifié, sans me regarder.« Tu lis, tu signes. »La voix venait de loin, comme filtrée par un mur épais. J’ai pris la feuille sans réagir. Les caractères étaient nets, la mise en page parfaite. En haut, une ligne : PROTOCOLE INTERNE – INSTITUT ELLENBRÜCK. Le reste s’enchaînait en règles froides, alignées comme des barreaux.Interdiction de crier.Interdiction d’inter

  • EDEN NOIR   Chapitre 2 - Le jardin qui ne respire pas

    J’ai failli vomir dans la voiture. Il y avait dans l’air une odeur métallique, sourde, qui ne collait à rien de connu. Comme si le cuir des sièges cachait un cadavre. Comme si le silence lui-même avait une haleine.Quand ils ont ouvert les portières, l’air extérieur ne m’a pas apporté de répit. Une forêt opaque encerclait les bâtiments. Je n’avais jamais vu des arbres aussi figés. Même les feuillages paraissaient figés, presque dessinés, comme suspendus dans un tableau dont on aurait arraché le fond sonore.Le premier mot qu’un agent a prononcé fut mon prénom. Juste mon prénom. Sans un regard, sans intonation, sans me laisser le temps de répondre. J’ai posé le pied sur le sol comme on entre dans une tombe.Ils m’ont escortée avec cette précision clinique qui ne laisse aucun espace au hasard. Les couloirs étaient immaculés. Ni affiche. Ni trace de passage. Pas une voix. À peine quelques froissements de vêtements trop propres.Chaque pas résonnait comme un reproche.Un homme en blouse g

More Chapters
Explore and read good novels for free
Free access to a vast number of good novels on GoodNovel app. Download the books you like and read anywhere & anytime.
Read books for free on the app
SCAN CODE TO READ ON APP
DMCA.com Protection Status