Chapitre VI
(16h45 - Devant la maison des Adjoke, quartier Akpakpa) La Bentley noire de Kenneth dérapa légèrement sur le chemin de terre en se garant devant la modeste maison aux murs décrépis. La poussière ocre se souleva en nuage épais, salissant les pneus immaculés. Elle serra les dents en voyant deux voisins s'arrêter net, leurs seaux d'eau à moitié remplis oubliés entre les mains. Kenneth coupa le moteur d'un geste sec. L'habitacle silencieux devint soudain oppressant. — "Tu as jusqu'à 18h pour ramasser tes poubelles," lança-t-il sans la regarder, les doigts tambourinant sur le volant en cuir. "Et prépare-toi un sac de voyage. Je ne compte pas attendre le mariage pour commencer le processus." Son regard glissa vers le seuil de la maison où ses parents s'étaient figés. Sa mère, les mains crispées sur son pagne usé. Son père, la mâchoire serrée, les yeux rivés sur les chromes étincelants de la voiture. — "À en juger par leur tête, je ne suis pas le seul pressé," ricana-t-il en ajustant sa Rolex. Eniko claqua la porte avec une violence qui fit sursauter les poules du voisin. (Intérieur de la maison - 16h52) L'odeur familière de gari grillé et de sauce tomate lui frappa les narines. Rien n'avait changé. Rien, sauf les trois valises neuves alignées près du canapé élimé. — "Ma fille !" Sa mère se précipita, les yeux brillants d'une excitation malsaine. Ses doigts moites se refermèrent sur les perles dorées que les Mayala lui avaient forcée à porter. "Regarde-toi... On dirait une vraie dame maintenant !" Eniko se dégagea d'une secousse, sentant les perles lui érafler la nuque. — "Arrête de sourire comme une débile. Fais au moins semblant d'avoir un peu pitié de ta propre fille." Son père, silencieux, désigna les valises d'un hochement de menton. — "Tes affaires. Ta mère a tout préparé ce matin par la demande de Monsieur Mayala." Elle ouvrit la première valise d'un coup de pied. Ses vêtements, soigneusement pliés. Ses livres de médecine, empilés avec précision. Son ours en peluche d'enfance... Qu'ils avaient dû déterrer du fond d'une armoire. — "Vous en avez même mis du parfum ?" Sa voix se brisa malgré elle en sentant l'odeur de fleurs bon marché. "Vous vendez votre fille et vous emballez le paquet avec un joli ruban ?" *** Les murs nus portaient encore les cicatures de ses posters arrachés - des diagrammes anatomiques et une vieille carte du monde. Elle s'assit lourdement sur le matelas affaissé, les ressorts grinçant sous son poids. Son téléphone affichait sept appels manqués à Kévi. Pas de réponse. Toujours pas de réponse. Le tiroir de sa table de nuit était entrouvert. Elle y plongea la main, cherchant machinalement le vieux couteau de poche que son frère lui avait offert pour ses 16 ans. *Disparu.* — "Je l'ai rangé dans la valise rouge," fit sa mère depuis la porte, comme si elle lisait dans ses pensées. "On ne sait jamais... Un homme comme Kenneth pourrait mal le prendre." Elle sentit une colère noire lui monter aux tempes. — "Tu t'es imaginé quoi ? Que j'allais l'égorger pendant l'acte ?" Sa mère ne sourcilla pas. — "J'ai imaginé que tu ferais ce qu'il faut pour que ton frère reste en vie." (Cuisine - 17h30) Le repas sentait le repas de dernière minute - des restes de riz réchauffés, une sauce claire qui avait perdu toute sa couleur. Sa mère mit le couvert avec une solennité grotesque. — "Mange. Tu vas avoir besoin de forces pour..." — "Pour engrosser ton futur gendre ?" Eniko repoussa l'assiette d'un geste brusque. "Dis-le donc clairement. C'est la seule chose qui t'intéresse." Son père, assis dans un coin, leva enfin les yeux. — "Ta mère a passé la nuit à pleurer. À ta place, je montrerais un peu de respect." — "À ma place," gronda-t-elle en se levant si vite que la chaise tomba, "vous auriez refusé cet arrangement de merde !" Un klaxon retentit dehors. Deux coups brefs. Impatients. Kenneth n'attendit même pas qu'on lui ouvre. Il poussa la porte d'un coup d'épaule, inondant l'entrée miteuse de son parfum de luxe et d'arrogance. — "C'est l'heure, Adjoke." Son regard balaya les valises avec un sourire en coin. — "Je vois que tout le monde s'est mis en quatre." La mère d'Eniko s'avança, les mains jointes comme devant un roi. — "Monsieur Mayala, je vous en supplie... Prenez soin d'elle. C'est une bonne fille, elle—" — "Maman !" Eniko la foudroya du regard. "Tu t'entends ? Tu le supplies maintenant ?" Son père se leva enfin, traînant les pieds. — "Fais ce qu'on te demande, Eniko. Rien de plus." Kenneth ramassa deux valises d'une main, comme si leur poids était insignifiant. — "Touchante réunion de famille," ironisa-t-il en se tournant vers la porte. "Dommage que ça se termine en sirotant du vin de palme à 50 francs." (Dans la Bentley - 17h58) La voiture démarra dans un crissement de graviers. Par la vitre teintée, Eniko vit sa mère agiter la main comme à un vrai mariage, son père déjà retourné vers la maison. Kenneth brancha la climatisation à fond. — "Alors, princesse ? Prête à faire ton devoir conjugal ?" Elle ne répondit pas, les yeux fixés sur la route. Quelque part dans cette ville, Kévi se cachait. Et cette pensée seule la gardait encore debout . (18h45 - Quartier des Résidences du Golfe, Cotonou) La voiture ralentit devant des grilles en fer forgé ouvragé, surmontées de caméras de surveillance tournant lentement sur leurs axes. Eniko sentit son cœur battre plus fort lorsque les portes s'ouvrirent sans qu'aucun garde ne soit visible. " "Alors ?" Kenneth tourna brièvement la tête vers elle, un sourire narquois aux lèvres. "C'est plus impressionnant que ton taudis d'Akpakpa, non ?" Elle serra les dents, refusant de lui donner satisfaction. — "C'est juste une autre cage. Plus grande, plus dorée, mais une cage quand même." La Demeure La maison se révéla progressivement, comme surgissant d'un rêve fiévreux : - Une façade de marbre blanc veiné d'or s'étendant sur plus de cinquante mètres - Des colonnes corinthiennes supportant des terrasses à chaque étage - Des fenêtres à la française reflétant le coucher de soleil dans un éclat aveuglant L'Entrée Le hall d'entrée la frappa comme un coup de massue : - Un sol en marbre de Carrare si poli qu'elle vit son reflet déformé - Un escalier double en acajou du Brésil serpentant vers les étages - Des vitrines éclairées contenant des antiquités africaines - masques, statues, armes anciennes "Ne traîne pas," ordonna Kenneth en lui pinçant le coude. "Et enlève immédiatement ces horreurs." Il désigna ses sandales en plastique usées. Alors qu'elle se baissait pour défaire ses lacets, elle reçoit un message sur son téléphone. **Le Message** Kévi - 18:52 : "Sœur... Je suis désolé. J'ai fui ce matin parce que ton regard me transperçait comme une lame. Mais je rentre à la maison maintenant. Je ne t'abandonnerai pas. Promis." Un soulagement intense inonda sa poitrine, aussitôt remplacé par une angoisse sourde. "Tes quartiers sont par là," annonça Kenneth en la guidant vers un escalier en marbre. La chambre qu'il lui désigna était un mélange troublant de luxe et de froideur. Un lit king-size aux draps de soie blanche trônait au centre, entouré de murs capitonnés de velours bleu nuit. Elle remarqua aussitôt l'absence de poignée intérieure à la porte et les stores électriques aux fenêtres. "Tu trouveras tout ce dont tu as besoin dans l'armoire," ajouta-t-il en désignant un meuble en acajou. Eniko l'ouvrit avec méfiance. Des nuisettes en soie transparente y étaient suspendues, accompagnées de peignoirs tout aussi révélateurs. Elle sentit une boule de colère lui monter à la gorge. "Je ne porterai pas ces horreurs," gronda-t-elle en refermant violemment les portes de l'armoire. Kenneth sourit, un éclair de satisfaction dans le regard. "Comme tu voudras. Mais souviens-toi : ton confort dépend entièrement de ta coopération." Il sortit sans un mot, la porte se verrouillant automatiquement derrière lui. Elle inspecta chaque centimètre carré de la pièce. La salle de bain attenante était équipée d'une douche à jets multiples et de produits de toilette haut de gamme. Un détail attira son attention : le miroir au-dessus du lavabo était légèrement teinté, comme ceux des salles d'interrogatoire. Elle prit une douche brûlante, se frottant jusqu'à ce que sa peau devienne rouge, comme si elle pouvait laver l'humiliation de la journée. En sortant, elle enfila son vieux pyjama en coton, le seul lien tangible avec son ancienne vie. Allongée sur le lit trop moelleux, elle fixa le plafond miroité où se reflétait son image. Était-ce une simple décoration ou un moyen de surveillance ? La question la taraudait lorsqu'un coup sec à la porte la fit sursauter. "Je sais que tu ne dors pas," lança Kenneth depuis le couloir. La porte s'ouvrit avant qu'elle ne puisse répondre. Il entra, un plateau-repas à la main, et le posa sur la table de nuit. Son regard balaya son pyjama modeste et les nuisettes intactes dans l'armoire. "Mange. Tu auras besoin de forces pour demain," dit-il simplement avant de sortir, laissant derrière lui un silence plus lourd que toutes ses menaces. Eniko attendit que ses pas s'estompent dans le couloir avant de laisser échapper un sanglot étouffé. Quelque part dans la ville, Kévi était peut-être en train de revenir vers leur maison d'enfance. Et elle était là, prisonnière dans ce palais doré, à attendre le pire. La nuit s'étira, interminable. Chaque bruit, chaque craquement de cette grande demeure la faisait sursauter.6h17 - Chambre Principale, Résidence Mayala Les premiers rayons du soleil filtraient à travers les persiennes, dessinant des lignes dorées sur le corps à moitié découvert d'Eniko. Elle émergea du sommeil par vagues successives, consciente d'abord : 1. De la chaleur – une paume large épousant la courbe de sa hanche 2. Du souffle – des lèvres humides traçant un chemin brûlant le long de sa nuque 3. De la pression – quelque chose de dur et de lourd niché contre ses fesses "Mmmh... Kenneth..." Le grognement lui échappa avant qu'elle ne puisse se retenir. ---"Qu'est-ce qui te prend de faire ça si tôt ?" protesta-t-elle en essayant de se dégager. Kenneth ricana contre sa peau, ses dents effleurant légèrement son épaule. "Je voulais te réveiller en douceur en t'embrassant." Sa main remonta lentement le long de sa cuisse, soulevant le tissu de sa robe de nuit. "Mais apparemment, une personne ici prétend qu'elle ne m'aime pas assez pour ça."Elle sentit un sourire lui échapper
(Eniko POV ) ---14h45 - Faculté de Médecine, Université d'Abomey-Calavi Le cours d'anatomie se termina dans un bourdonnement étouffé. Eniko rangea ses instruments avec une lenteur calculée, évitant le regard de ses camarades. Depuis deux jours - depuis ces mots de Kenneth qui lui vrillaient encore les tempes.Il m'a embrassée dans le dos comme on caresse un cheval. J'ai cru que... Qu'il voyait enfin en moi plus qu'une coupable. Ses doigts tremblèrent en fermant son cahier où elle avait gribouillé sans s'en rendre compte : **E + K** entourés d'un cœur barré. "Docteur Mayala ?" Le professeur Adisso lui tendit un formulaire administratif. "Votre signature pour le stage en chirurgie." Elle bloqua en voyant le nom imprimé : ENIKO ADJOKÉ MAYALA Ce maudit nom de mariée qui lui scellait la peau comme une cicatrice. ---16h30 - Point Mobile Money, Marché Dantokpa La chaleur écrasante du marché semblait pâlir devant la brûlure dans sa poitrine. Elle compta les billets humi
12h47 – Le Club Privé L'odeur du cigare et du whisky tourbillonnait dans l'air climatisé du salon VIP. Koffi, penché en avant, les coudes sur les genoux, venait d'éclater de rire pour la quatrième fois depuis que j'avais commencé mon récit. "Attends... attends... Elle t'a vraiment dit ça ? 'Tu as crié mon nom trois fois' ?" Sa voix ricana de plus belle, ses dents blanches brillant comme des armes. Mon verre trembla dans ma main. "Un conseil, Koff. Ferme ta gueule avant que je te la ferme pour de bon." Mais il continua, essuyant une larme imaginaire. "Le grand Kenneth, terrassé par une petite mijaurée en pyjama de soie ! Je t'avais prévenu, frérot. Cette fille a plus de couilles que toi." **CRAC.** Mon poing s'enfonça dans la table basse en acajou avant que je ne puisse me retenir. Les verres tremblèrent, le cendrier bondit. Koffi leva enfin les mains en signe de paix, mais son sourire ne disparut pas. "Détends-toi, homme. C'est juste drôle." "Rien de drôle là-dedans," g
(Eniko's POV)C’était un jour ouvrable. Le soleil tapait fort sur le bitume lorsque je suis rentrée de l’université, les bras chargés de livres que je n’avais même pas ouverts. Ces derniers jours avaient été un supplice. Pire qu’un supplice. Une lente torture psychologique où chaque minute passée dans cette maison me rappelait à quel point mon destin était scellé. En poussant la porte d’entrée, j’ai tout de suite remarqué le silence. Les domestiques n’étaient pas là. Encore. Ça faisait deux jours qu’ils n’étaient pas revenus, et je me demandais bien ce que Kenneth leur avait raconté pour qu’ils disparaissent comme ça. *Peu importe.* Je me suis résignée à faire le ménage moi-même, histoire de m’occuper l’esprit. Balayer, ranger, laver – des gestes mécaniques qui ne demandaient aucune réflexion. C’était presque apaisant. Quelques heures plus tard, j’ai entendu la porte d’entrée s’ouvrir. Kenneth. Il est entré comme il faisait toujours, avec cette assurance de propriétaire
5h37. La lumière de l'aube filtrait à peine à travers les lourds rideaux de la chambre, teintant tout d'un gris bleuté. Je clignai des yeux, les paupières encore lourdes, mais le sommeil avait définitivement fui. Mon corps était déjà en alerte, comme chaque matin. Je me redressai lentement, les muscles bandés, les draps glissant sur ma peau nue. Je ne portais jamais rien pour dormir. Jamais. Et je n'allais pas changer cette habitude pour une intruse, même si cette intruse avait des yeux qui brûlaient comme de l'ambre et une bouche faite pour mentir. À côté de moi, Eniko dormait, les cils frémissant légèrement. Dans son sommeil, elle paraissait presque vulnérable. Presse fragile. Une illusion dangereuse. Car je savais trop bien que dès qu'elle ouvrirait ces yeux trop perspicaces, ce serait pour me lancer un nouveau défi. Je me levai sans bruit, sentant l'air frais caresser ma peau. Mon état actuel ne laissait aucun doute sur la frustration accumulée durant la nuit. Tant pis. Qu
(Villa Mayala – 9h17 – 7 jours avant l'ovulation) La lumière du matin filtrait à travers les rideaux épais lorsque la clé tourna enfin dans la serrure. Eniko ne bougea pas. Elle était toujours allongée dans la même position où elle s'était endormie - recroquevillée sur elle-même, les bras enserrant ses genoux, comme pour se protéger d'un monde hostile. La porte s'ouvrit avec un léger grincement. Kenneth se tenait sur le seuil, silencieux, observant la forme fragile sur le lit. Il avait passé une nuit agitée lui aussi, tournant et se retournant dans son lit trop grand, son esprit obsédé par cette femme qui le défiait comme personne n'avait osé le faire avant. "Debout," ordonna-t-il, la voix plus calme que la veille mais toujours aussi autoritaire. Eniko tourna lentement la tête vers lui. Ses yeux, habituellement si vifs, étaient rougis et cernés. Ses cheveux, d'ordinaire soigneusement coiffés, formaient une masse emmêlée autour de son visage marqué par les larmes. La joue où il l