LOGINGiulia Ferrelli
Le soleil peine à percer la brume épaisse qui enveloppe la cité. J’ouvre les yeux sur un ciel grisâtre, et déjà, la lourdeur du jour pèse sur mes épaules comme une armure trop lourde. Cette sensation familière, ce mélange d’angoisse sourde et de vigilance extrême qui m’accompagne chaque matin depuis que j’ai osé défier l’ordre établi.
Le palais Ferrelli est un labyrinthe silencieux. Les couloirs, avec leurs tapisseries anciennes et leurs murs froids, semblent murmurer les secrets du passé — mais aussi les trahisons tapies dans l’ombre. Chaque pierre est un témoin silencieux des luttes de pouvoir qui ont forgé notre famille, une dynastie bâtie sur le sang, le mensonge et la manipulation.
Je me lève, le corps encore engourdi par un sommeil trop léger. La fatigue me ronge, mais je refuse de le montrer. Debout devant la fenêtre, j’observe la cour où les serviteurs s’activent déjà, comme les rouages d’une machine implacable. Mon regard glisse sur leurs silhouettes anonymes, et je me surprends à rêver d’évasion. Pas pour longtemps. Ici, je suis une reine captive, enfermée dans un rôle que je refuse de subir.
Artemisia attend dans le couloir, immobile comme une sentinelle. Son visage exprime la gravité de la situation. Son regard ne laisse aucun doute : aujourd’hui ne sera pas un jour comme les autres.
— Tu as reçu un message, murmure-t-elle en me tendant un pli scellé d’un cachet rouge.
Mes doigts tremblent en cassant le sceau, cette petite fissure dans le silence pesant. Je déplie le papier fin, mes yeux dévorent les mots comme un poison lent :
“Le jeu a commencé, Giulia. Ceux qui te veulent à genoux sont plus nombreux que tu ne le crois. Prudence. Ou la chute sera fatale.”
Cette phrase, lourde et claire, me glace le sang. Je sens l’ombre d’une menace s’étendre sur moi, sournoise et implacable. Depuis que j’ai osé ouvrir la bouche au Sénat, les ennemis que je croyais lointains ont resserré leur étreinte. Ils n’attendent qu’un faux pas pour m’abattre.
Je replie la lettre, le cœur battant à tout rompre. Je suis en guerre. Mais une part de moi refuse encore d’admettre que cette guerre est peut-être déjà perdue d’avance.
La journée s’étire, lourde et insidieuse. Le Sénat est un théâtre où les acteurs jouent sans jamais baisser le masque. À chaque pas, les regards se font plus lourds, plus pesants. Les sourires s’effritent en faux-semblants, les poignées de main en poison. Les murmures deviennent rumeurs, et les rumeurs prennent la forme de coups invisibles.
Je sens les alliances se défaire autour de moi. Certains sénateurs que je pensais neutres m’évitent désormais, détournent le regard, comme si j’étais devenue un paria. D’autres, pourtant, s’approchent avec des promesses perfides, leurs paroles suintant d’opportunisme.
Lorenzo surgit soudain au détour d’un couloir. Son regard est plus sombre que jamais, chargé d’une colère contenue et d’une inquiétude palpable.
— Tu te rends compte que tu joues avec le feu ? dit-il, le ton tranchant.
Je le fixe, le souffle court, mais mes mots sont aussi fermes que la pierre :
— Je n’ai pas peur du feu. C’est le feu qui me forge.
Il recule d’un pas, surpris par mon audace, comme s’il ne reconnaissait plus la fille qu’il croyait connaître. Une part de moi se demande si c’est vrai. Suis-je encore cette Giulia qu’il a aimée, ou suis-je devenue une étrangère ?
Mais au fond de moi, une question me hante : combien de temps pourrai-je tenir dans ce monde où chaque pas est guetté, chaque mot analysé ? Combien de traîtrises devrai-je encaisser avant que le sol ne se dérobe sous mes pieds ?
Le soir tombe, épais et lourd. Artemisia m’entraîne dans les profondeurs du palais, vers une salle secrète où se tiennent des réunions que je ne soupçonnais même pas. Ici, les alliances se nouent loin des regards indiscrets, les paroles s’échangent dans un murmure d’ombre.
Autour de la table, des visages se mêlent — certains familiers, d’autres inconnus. Je les observe, essayant de deviner qui est allié, qui est traître. L’atmosphère est électrique, saturée de non-dits et de calculs silencieux.
— Giulia, commence Artemisia, ces temps exigent des alliances solides. Nous devons choisir nos partenaires avec soin, car chaque soutien est une arme et chaque trahison une blessure mortelle.
Je hoche la tête, consciente de la vérité de ses paroles.
Alors qu’un silence s’installe, un homme s’avance. Giovanni. Sa réputation le précède : conseiller influent, mais dont la loyauté est aussi changeante que le vent. Son regard glisse sur moi, calculateur, trahissant une ambition sans bornes.
— Mademoiselle Ferrelli, dit-il d’une voix douce, presque moqueuse, vous avez montré du courage. Mais le courage ne suffit pas. Le pouvoir se gagne dans l’ombre, là où les décisions se prennent loin des regards.
La salle retient son souffle. Chaque mot est un défi jeté au visage.
— Je sais, répondis-je, calme mais déterminée, et je suis prête à apprendre.
Un frisson me traverse. Giovanni n’est pas là pour m’aider, j’en suis certaine. Son sourire masque des intentions sinistres.
La réunion s’achève sur ces notes lourdes, et je regagne mes appartements, le poids du monde sur mes épaules. Dans le silence de la nuit, mon esprit ne cesse de tourner, les pièces du puzzle s’entrechoquent, formant une image inquiétante.
Je pense à Lorenzo, à son regard chargé de reproches et d’inquiétude. Il veut me protéger, ou me contrôler ? Parfois, la frontière est si fine qu’elle devient floue, insaisissable.
Alors que je m’apprête à fermer les yeux, une ombre se glisse sous la porte. Une enveloppe glisse silencieusement sur le sol, portant simplement mon nom.
Je l’ouvre avec précaution. À l’intérieur, une photo prise à mon insu : moi, lors de ma dernière intervention au Sénat, capturée en un instant où mon regard a trahi mes pensées. Au dos, un message glacé :
“Nous savons tout. Rends-toi, ou tout sera révélé.”
Un frisson glacé me parcourt, de ceux qui vous figent le sang. Cette guerre, invisible aux yeux du monde, ne fait que commencer.
Mais je ne céderai pas.
Je suis Giulia Ferrelli, et je brûle d’une flamme que personne ne pourra éteindre.
Demain, je riposterai.
GiuliaNous volons des heures au temps. Nous quittons le palais par une porte dérobée, enveloppés dans des manteaux sombres. Nous errons dans une Venise qui semble différente, irréelle. Les marchands installent leurs étals, les gondoliers hèlent les premiers clients, les odeurs de pain chaud et de poisson se mêlent à la brume matinale. La vie normale, absurde, continue.Nous ne parlons pas de Contarini, de Raphael, du Conseil. Nous parlons de tout et de rien. De la lumière sur l’eau. D’un passage d’Aristote qu’il aime. De la façon dont je construisais des palais de sable, enfant, sur la plie du Lido. Nous nous tenons la main, comme deux adolescents, et chaque pression de ses doigts est une promesse et un adieu.Nous nous réfugions dans une petite église déserte, San Giovanni Elemosinario. L’air y est frais, sent l’encens et la pierre humide. Nous nous asseyons sur un banc, dans la pénombre d’une chapelle latérale.— Tu crois en quelque chose, Giulia ? me demande-t-il à voix basse, les
GiuliaLe jour se lève, impitoyablement clair. La lumière frappe les eaux du canal comme des lames, se reflète sur les marbres des palais, aveuglante. Je rentre dans le petit salon, et l’air y est encore chargé de notre silence, de nos paroles suspendues. Leone est assis près de la fenêtre, immobile, tourné vers la lumière naissante. Il ne se retourne pas à mon entrée.Le bruit de la porte qui se referme est celui d’un couvercle qui tombe.Je reste debout au milieu de la pièce, les mains vides. Les mots de Contarini tournent dans ma tête, une scie dentelée qui tranche toute possibilité de bonheur. Il ne survivra pas à la saison.— Alors ? dit-il enfin, sans me regarder. Quel est le prix de ma tête ?Sa voix est calme, trop calme. C’est la voix d’un homme qui a déjà vu l’épée de Damoclès et qui en a calculé la trajectoire.— Ce n’est pas ta tête, Leone. C’est ta vie. Ton avenir.—Mais hors de Venise.Je ferme les yeux, rassemblant les lambeaux de mon courage.—Un bateau pour Padoue. Ce
GiuliaJe soupire. La vérité, toute la vérité.—Il me devait la vie. Sa sœur était emprisonnée pour un crime qu’elle n’avait pas commis. J’ai fait jouer des influences, falsifié des témoignages. Je l’ai libérée. En échange, il m’a juré une dette. Il était le garde du Doge, parfaitement placé. Il surveillait Raphael pour moi. Et ce soir, il avait pour ordre de te protéger, coûte que coûte.Je vois la déception s’enfoncer un peu plus en lui. Même le geste de bravoure qui m’a sauvé la raison d’être était calculé. Rien n’est pur dans mon univers.—Tout est transaction, n’est-ce pas ? dit-il, écho de mes propres pensées. Tout a un prix.Je m’approche enfin, incapable de supporter la distance.—Pas tout. Pas ceci.Je prends sa main, je la presse contre ma poitrine, là où mon cœur bat un rythme désordonné.—Ce sentiment, Leone. La paix que je trouve à tes côtés. La façon dont tu me regardes sans voir d’abord un outil ou un obstacle. Cela, je ne l’ai pas calculé. Cela, je ne peux pas le monna
LeoneLa nuit ne finit pas avec le départ des gardes. Elle s’épaissit, se transforme en une substance gluante qui colle à la peau, aux vêtements, à l’âme. Je reste figé sur place, les jambes lourdes comme du marbre, tandis que la salle se vide autour de nous. Les murmures sont des insectes qui bourdonnent à mes oreilles. Je ne les entends pas. J’entends encore le choc de l’acier, le râle de Morosini terrassé, et les mots de Giulia. C’est le monde dont je fais partie.Mon monde, à moi, est fait de parchemins, de dialogues socratiques, de l’ombre paisible d’un cloître. Pas de ce théâtre cruel où l’amour est une arme et la trahison, une manœuvre politique.Giulia lâche ma main. Sa chaleur, fugace, est déjà remplacée par le froid du palais. Elle se tourne vers Alvise Contarini, qui attend, patient et immobile comme une araignée au centre de sa toile neuve.—Nous devons parler, dit-elle. Pas ici.Contarini incline légèrement la tête.—Mon bureau. Dans une heure. Vous savez où.Il s’éloigne
GiuliaLe silence tombe comme une lame. Tous les regards, avides ou terrifiés, oscillent entre Raphael, Contarini et moi. Le sourire figé sur mes lèvres est le dernier rempart de mon personnage. À l'intérieur, tout n'est que tumulte.Raphael avance d'un pas, défiant l'autorité muette de Contarini. Sa voix, habituellement si contrôlée, gronde dans le grand hall.— Cette mascarade a assez duré, Alvise ! Tu n'as aucune preuve. Rien que les ragots d'une femme déçue !Contarini ne bronche pas. Son visage est un masque de pierre usé par les ans et les secrets d'État.— Le Conseil des Dix n'agit pas sur des ragots, Raphael. Il agit sur des faits. L'accumulation du pouvoir personnel au détriment de la Sérénissime est un crime. Le détournement des fonds publics est un crime. La conspiration avec des puissances étrangères… est un crime de la plus haute trahison.Un frisson parcourt l'assistance. Trahison. Le mot le plus dangereux de Venise.C'est à ce moment que je fais mon mouvement. Je m'avan
GiuliaLa lettre est partie, confiée à un canal si secret que même les murs ont des oreilles sourdes. Maintenant, l'attente. Un poison lent qui suinte dans mes veines. Chaque pas dans le couloir, chaque chuchotement, est un écho de la menace de Raphael. Je suis une corde tendue à se briser.Je ne retourne pas à la maison San Barnaba. Trop dangereux. Je le mets en danger à chaque visite. Mon amour pour lui est devenu une épée suspendue au-dessus de sa tête. Alors j'agis. Je plonge plus profondément dans les entrailles de la bête, dans le réseau d'influence que j'ai moi-même tissé.Mes agents rapportent des mouvements. Raphael mobilise ses partisans les plus loyaux, ceux qui lui doivent tout. Il nettoie les écuries, éloigne les indécis. Il prépare le terrain pour une purge. Je le sens. L'air est électrique, chargé de l'odeur de l'orage avant la tempête.Mon propre camp se forme, silencieusement. Des regards entendus lors des conseils, des messages codés échangés lors de réceptions. Des







