Gracias
Je crois que j’ai dormi, oui , mais pas vraiment , pas comme on dort quand on est apaisée ou qu’on récupère.
J’ai dormi parce que mon corps n’en pouvait plus, tout simplement.
Comme un animal blessé qui s’éteint à petits feux dans un coin.
Allongée sur le canapé dur, couverte d’un vieux plaid qui sent l’humidité, les jambes recroquevillées, j’ai sombré, la bouche sèche, les larmes coagulées au bord des yeux.
Pas de rêve , pas de répit. Seulement cette présence constante dans mes tempes : le bruit de leur plaisir.
Dans ma chambre , leurs gémissements et le lit qui grince. Les halètements et les insultes sexuelles qui claquent comme des coups de fouet.
“Plus fort.”
“Tu vois, elle, elle ne sait même pas faire ça.”
“Ma vraie femme, c’est toi.”
Je ne me bouche pas les oreilles.
Je les écoute , jusqu’au bout , jusqu’à la nausée , jusqu’à m’abrutir.
Je ne pleure plus , ce serait trop indigne.
J’ai juste envie de disparaître.
Je me suis demandé, allongée là, si j’avais une part de responsabilité. Si j’étais responsable d’avoir laissé la douleur s’installer sans jamais la déranger. Si j’avais, quelque part, autorisé les autres à me piétiner en silence .
Peut-être , peut-être que j’ai été trop docile , trop gentille , trop transparente .
Mais pas ce matin.
Le matin ne m’a pas réveillée doucement . Il m’a éventrée.
J’ai à peine le temps de redresser la tête que la porte claque. Une silhouette se précipite vers moi.
La mère de mon mari qui arrive avec ses talons et son parfum entêtant, elle est en colère sans que je sache pourquoi .
— Tu es encore là, sale mendiante ?
Je veux répondre, mais ma gorge est sèche. Je ne suis pas prête. Mon corps est encore en morceaux.
— Tu n'as rien compris, hein ?
Et seau entier l’eau glacée m’arrive en plein visage .
Mon cœur loupe un battement. Je m’étouffe. Je suffoque. Je m’agrippe au canapé pour ne pas tomber. Mes cheveux collent à ma peau, mon pyjama devient un linceul froid. La pièce pue le savon bon marché, l’humiliation et la vengeance.
Elle me regarde de haut.
— Ça fait trois ans que je rêve de ce moment. Trois ans que je supporte ton visage triste, ton manque de classe, ta cuisine fade, ton ventre vide. Ah pardon, maintenant il est plein ?
Elle rit cruellement.
— Tu crois qu’un enfant changera quelque chose ? Même ton bébé ne mérite pas d’avoir une loque comme mère.
Je serre les poings. Je veux hurler. Mais je n’ai même plus ça.
— Ramasse tes chiffons et casse-toi. T’es finie. Tu es OUT. Même ton mari ne veut plus de toi. Il me l’a dit hier soir pendant qu’il baisait TA SŒUR. Et tu sais quoi ? Elle, au moins, elle ne crie pas comme un cadavre.
Elle me jette le seau vide aux pieds. L’eau s’écoule lentement sous le canapé.
Je suis trempée et tremblante de colère .
Je me lève un peu trop vite. J’ai la tête qui tourne. Je m’accroche au mur pour ne pas tomber.
Je monte à l’étage comme une voleuse. Je prends mon sac. Quelques vêtements. Une culotte propre et mon téléphone , rien d’autre. J’oublie mes bijoux, mes livres, mes souvenirs.
J’oublie ma vie.
Je croise le miroir du couloir.
Je m’y arrête , me regarde et je ne me reconnais pas.
Cheveux en bataille , les yeux rouges avec des cernes profondes.
Je ressemble à une étrangère.
Une étrangère qu’on a salie, qu’on a défigurée à coups d’indifférence et de trahison.
Je passe devant notre chambre , la porte est entrouverte.
J'y jette un œil , ma sœur dort, nue, sur mon mari.
Lui a encore son alliance. Elle a encore mon parfum sur la peau.
Ils dorment. Ils rient presque dans leur sommeil . Ils sont si paisibles.
Et moi, je suis le fantôme.
Je descends. Je claque pas la porte. Je ne mérite même pas ce fracas.
Dehors, la pluie me fouette. Un crachin moqueur, continu, comme si le ciel aussi voulait m’humilier une dernière fois.
Je ne sais pas où aller .
Je marche sans savoir où. Les pieds nus, les habits mouillés.
J’ai froid, j’ai faim, j’ai peur.
Et soudain… je m’arrête.
Je sors le papier de ma poche : La carte.
Son initiale et son numéro.
L’homme du bar.
L’inconnu aux yeux calmes.
Celui à qui j’ai tout raconté.
Celui qui m’a écoutée.
Celui qui, dans ma nuit la plus noire, a allumé une chandelle.
Je fixe la carte. Je tremble , mon pouce hésite.
Puis j’ouvre mon téléphone.
Je tape le numéro.
Mon doigt reste suspendu une seconde.
Et j’appuie sur Appeler.
Une sonnerie , deux , trois.
— Oui ?
Sa voix est posée , claire , une respiration d’hiver.
Je ravale ma salive.
Je ferme les yeux.
Et je parle.
— C’est Gracias.
Silence , puis, plus doucement :
— Je t’écoute.
Je serre le téléphone contre mon oreille comme on serre une main.
Je respire , une fois , deux fois :
— J’accepte.
Silence.
— Le marché , je...ta proposition. Ce que tu veux. Je le fais.
Il ne répond pas tout de suite. Il ne me demande rien. Il ne rit pas. Il ne pose pas de conditions.
Puis, simplement :
— Donne-moi ton adresse. Je viens te chercher.
Et pour la première fois depuis longtemps, je sens quelque chose remonter dans ma gorge , ce ne sont pas des larmes , un souffle.
Peut-être un commencement.
MARIUSJe n’ai pas dormi. Pas une minute. Toute la nuit, j’ai vu son visage. Pas celui de Gracias, non , celui d’Inès. Ses lèvres étirées dans ce sourire qui n’était plus le sien. Ses mots qui résonnaient, terribles, irrévocables : « Je suis heureuse de ce qui arrive à Gracias. Heureuse. »Je me suis retourné cent fois dans mon lit, étouffé par le silence, par le souvenir de sa voix. J’ai cru la connaître, j’ai cru l’aimer pour ce qu’elle avait de fragile, de blessé. Mais hier soir, c’est une étrangère qui m’a parlé, une femme que je n’arrive plus à nommer. Et c’est cette étrangère qui partage mon quotidien, qui me regarde, qui m’appelle par mon prénom comme si de rien n’était.Alors au matin, je me lève avec une décision qui brûle en moi : je dois voir Gracias. Je dois m’assurer de ses blessures, de sa respiration, de sa survie. Peut-être pour me convaincre qu’il reste une part de lumière dans ce chaos. Peut-être aussi pour comprendre ce qu’Inès a osé célébrer.Je ne lui dis rien. Je
GRACIASJe reste figée, suspendue à ses mots, comme si le monde avait retenu son souffle avec moi. Tout autour s’est estompé : le bourdonnement lointain des machines, la lumière blanche qui filtre à travers les stores, la senteur âcre du désinfectant. Il n’y a plus que nous.— Tu veux dire que… que tu vas m’épouser malgré que je ne sois plus enceinte ? murmurai-je, les lèvres tremblantes.EZRANJe sens son doute, son émerveillement. Et je veux que chaque mot que je prononce traverse ce silence et devienne un socle.— Oui, dit-il avec douceur. Pour toi. Pour nous. Pas pour un projet, pas pour un enfant. Juste pour ce que nous sommes et ce que nous pouvons construire ensemble.GRACIASJe ferme les yeux un instant, laissant le vertige me traverser. Le monde semble se dilater et rétrécir à la fois : chaque respiration est un rappel de la fragilité de ce que nous venons de traverser, chaque battement de cœur une promesse. Je sens une chaleur dans ma poitrine, étrange, nouvelle, comme si l’
GRACIASLa lumière entre sans bruit, mesurée, comme si elle aussi hésitait à traverser ce qui reste d’un autre monde. J’ouvre les yeux lentement. Chaque battement me rappelle la nuit d’avant, les cris, le vide. L’odeur du désinfectant, le bourdonnement mécanique, le souffle d’Ezran : tout a la netteté d’un constat. Rien ne panse ici.Il est assis, immobile, les mains enfoncées dans ses genoux. Son visage est creusé par l’insomnie ; ses traits portent la sécheresse de celui qui a été témoin d’un effondrement et qui cherche encore une marche pour remonter. Quand il lève les yeux, il y a dans son regard une attente presque enfantine : l’espoir qu’un mot, un signe, fasse revenir ce qui s’est effondré.— Hola, dit-il, comme si prononcer mon nom pouvait recoudre ce qui est déchiré.Je cherche ma voix. Elle me revient à moitié. Les mots se montent les uns sur les autres, lourds, étrangers. Je finis par parler parce que le silence me pèse plus que la douleur.— Qu’est-ce qui va nous arriver m
MAYALe taxi avance lentement dans la ville, embouteillage matinal et sirènes au loin. Je serre mon manteau autour de moi, et dans mon ventre, un poids nouveau , pas seulement la fatigue du voyage, mais le secret qui grandit, qui réclame déjà son espace. L’enfant de Samuel. L’enfant que je vais faire passer pour le sien… mais que Ezran croira avoir conçu par une insémination artificielle. Un plan fragile, mais calculé.Les panneaux publicitaires clignotent avec des images d’Ezran sur la place, la télévision et les réseaux sociaux reprenant en boucle son serment. Je sens mon cœur se serrer, mais pas de culpabilité : de l’excitation froide, du vertige. La tempête qu’il a déclenchée va me servir, si je sais en jouer.— Vous êtes bien rue Saint-Antoine ? demande le chauffeur, brisant mon vertige.Je hoche la tête, les yeux rivés sur les immeubles qui défilent, qui semblent tous connaître déjà mon secret. Chaque feu rouge me fait réfléchir, chaque reflet sur une vitre me renvoie mon image
MAYALa chambre sent encore la sueur et le parfum froissé des draps. Le ventilateur tourne au plafond, grinçant par à-coups, brassant l’air chaud de cette petite ville à trois heures de route de la capitale. Je suis étendue, nue, la peau encore brûlante, et à côté de moi, Samuel fume une cigarette, allongé sur le flanc.Sur la table basse, la télévision allumée diffuse les images qui secouent tout le pays. La conférence d’Ezran. Son serment. Son regard fiévreux.Je tourne la tête vers l’écran, et une crispation traverse mes lèvres. Je l’avais presque oublié. Pas lui. Pas vraiment.— Tu l’écoutes ? demande Samuel en expirant la fumée, ses yeux fixés sur moi.Je détourne le regard.— J’entends.À la télé, Ezran martèle ses mots. « Ce n’est pas une menace. C’est un serment. » La foule acclame, les journalistes commentent, l’image tourne en boucle. Samuel se redresse un peu, écrase sa cigarette.— Et… tu comptes y aller quand ?Je reste silencieuse. La question tombe lourdement dans la pi
INÈSLe salon n’a pour lumière que celle de la télévision. Les images d’Ezran emplissent l’écran : sa silhouette droite, ses yeux brûlants, sa voix qui fend le froid du matin comme une lame. Les journalistes répètent ses mots, les flashes éclatent, la foule se tait sous son serment.Et moi… je regarde, immobile, puis je souris. Pas un sourire doux, pas un sourire léger — un sourire tranchant, qui se nourrit de ce chaos.Ezran parle de douleur, de justice, de vengeance. Chaque syllabe porte le poids d’un homme à qui on a arraché l’avenir. Et tout ce temps, il ignore. Il ignore que l’ombre qu’il maudit, l’ombre qu’il promet de traquer, c’est moi.Un rire bref, étranglé, m’échappe. Je le couvre d’une main, comme une enfant prise en faute. Mais c’est trop tard : la vérité se déverse en moi comme un poison agréable.— Pauvre Gracias… murmuré-je à voix basse.Je m’avance, monte le volume. L’image tremble légèrement à l’écran : Ezran descend les marches, les caméras le harcèlent, ses mots ré