Élise
Le plafond est fissuré juste au-dessus de mon lit.
Chaque soir, je le regarde. Comme une blessure ouverte qui refuse de se refermer. Un peu comme nous.
Parfois, j’ai l’impression qu’il va s’écrouler. Et dans ces moments-là, j’imagine ce que ce serait, si tout s’effondrait d’un coup. Plus de loyer à payer. Plus de petits matins glacés. Plus de sacs trop lourds, de bouches à nourrir avec rien, de sourires forcés pour faire croire que tout va bien.
Mais il ne tombe jamais, le plafond. Il reste là, comme une promesse triste, fidèle à sa misère.
Dans la chambre exiguë que je partage avec Maman, l’air est toujours un peu trop humide. Les murs moisissent dans les coins, les fenêtres ferment mal, et l’odeur de lessive bon marché flotte dans l’air, mêlée à celle du vieux plastique et de la sueur de fatigue. On n’a pas grand-chose. Mais on respire. On survit à notre manière.
Je me lève sans bruit , le lino craque sous mes pieds nus, je le contourne par habitude pour ne pas réveiller Maman. Mais elle est déjà éveillée. Elle ne dort jamais vraiment. Elle flotte entre deux mondes, entre deux fatigues. L’une du corps, l’autre du cœur.
Ma grand-mère, elle, parle toute seule dans la cuisine. Elle râle contre le monde, contre les hommes, contre le gouvernement, contre le prix de l’huile et les reins qui lui font mal. La radio crépite un fond de bulletin météo. Encore une coupure d’eau. Encore des seaux à remplir en urgence.
J’enfile mon jean élimé, attache mes cheveux en chignon serré, et ouvre la porte de la chambre avec la lenteur d’un chat. Ici, le silence est précieux. Il faut savoir le garder. Il protège. Il cache les failles.
Maman est assise au bord du canapé, un vieux gobelet entre les mains. Son café est tiède depuis longtemps. Elle fixe le vide avec cette expression que je lui connais : celle de la femme qui a accepté sa défaite sans l’avouer. Elle travaille la nuit dans un entrepôt frigorifique. Le jour, elle s’efface derrière les tâches, derrière Mamie, derrière moi.
— Tu devrais déjà être partie, murmure-t-elle.
Je hoche la tête, attrape mon sac. Mon vieux sac noir, râpé sur les coutures, celui que j’emmène partout comme un bouclier. Dedans, mes cahiers, mon badge d’étudiante, ma fierté.
Mamie claque un tiroir. Elle entre dans la pièce, farine jusqu’aux coudes, le torchon jeté sur l’épaule comme une armure.
— T’as vu l’heure ? Tu veux rater ton avenir ou quoi ? C’est pas ici que tu vas le trouver, ton destin. Pas dans ces murs qui moisissent.
Je baisse les yeux, je ne réponds pas.
Elle continue :
— Et souviens-toi bien : un homme, c’est la première erreur. Il te prend ton corps, puis ton temps, et après, il s’en va. Comme ton grand-père. Comme ton père. Comme tous ceux des autres femmes d’ici.
Elle me lance un regard dur, mais dedans, y’a une forme d’amour tordu. Un amour qui a appris à cogner pour exister.
Puis, comme à chaque fois, le concert des voisines commence. Elles parlent fort dans le couloir, leurs voix traversent les cloisons trop fines.
— Elle est jolie, ta petite-fille, Gisèle, mais fais gaffe hein… Les jolies filles, ça attire les problèmes.
— Moi j’dis qu’une qui passe trop de temps à l’université, c’est qu’elle cherche à oublier qu’elle vient d’ici.
— Et son père ? On sait même pas qui c’est, hein ? Y’a pas un homme qui est resté dans cette famille.
Je ferme les yeux. Chaque mot entre comme une aiguille sous la peau.
Elles me jugent. Toujours.
Parce qu’on n’a pas de mari, parce qu’on vit entre femmes, parce que la pauvreté, ça s’hérite comme une malédiction.
Maman soupire, se lève doucement. Elle va jusqu’à l’évier, ouvre le robinet qui coule à peine, puis elle dit, sans se retourner :
— Tu vas devenir quelqu’un, Élise. T’as pas le droit de nous faire honte. Pas toi.
Je voudrais lui dire que je ne veux pas fuir. Que je veux réussir pour nous trois. Pour leur offrir enfin une vie où on n’aura plus besoin de tendre la main.
Mais je n’ai pas le temps. Le monde ne m’attend pas.
Je sors. La porte grince. Les voisines me toisent. L’une d’elles me lance un regard en coin, une cigarette au bec.
— Elle a les airs de celles qui se croient trop bien pour le quartier. Elle finira comme sa mère.
Je serre les dents. Mes jambes me portent vers la sortie, vers le froid du matin.
Dehors, les immeubles semblent tous dormir debout. Le béton est sale, les fenêtres sont cassées, les rires des enfants résonnent comme des cris de survie.
Je marche vite. Comme si chaque pas pouvait me faire sortir d’ici pour de bon.
Je pense à mes cours, à mes examens, aux livres que j’emprunte à la bibliothèque pour me remplir d’ailleurs.
Mais malgré tous mes efforts, malgré ma volonté de me concentrer… il y a cette nuit , ce toit. Ce silence partagé.
Et ce regard celui de ce monsieur .
Il m’a vue, alors que j’étais invisible.
Et depuis, il est là , dans un coin de ma tête. Une présence fragile mais tenace.
Je ne peux pas l’aimer. Je ne peux pas . Pas maintenant. Pas avec ce que je porte.
Mais dans le tumulte du réel, il est ce battement qui me rappelle que je suis vivante.
Alors je continue à marcher.
Le sac me scie l’épaule. Le froid me brûle les joues.
Mais je garde la tête haute.
Parce qu’un jour, je sortirai d’ici.
Et elles n’auront plus rien à dire.
AdelineJe n’ai jamais mieux aimé que lorsque la scène se déroule exactement comme je l’ai prévue. Les lustres s’éteignent un à un, la pièce retombe dans cette obscurité feutrée qui m’appartient. J’ai choisi la robe pour son pli, pour la façon dont elle colle à mes hanches quand je marche, pour le malaise qu’elle instille chez les autres. Tout est millimétré : la lumière tamisée, le verre presque vide posé sur la table, la chaise renversée qui rappelle à voix basse qu’ici c’est moi qui décide.Il rentre, plus fermé qu’à l’accoutumée, comme un livre dont on aurait arraché les pages les plus tendres. Il pose son regard sur moi , hésitation, reproche, désir brouillé et ça me réjouit. Le désir désarçonne. Le reproche rend plus facile la chute. J’avance, lente, calculée, et j’arrête juste assez près pour que son souffle frôle ma joue. Il tremble ou feint de trembler et je sens sous mes doigts l’ampleur de ce qu’il retient.« Viens », dis-je sans lever la voix. Ce n’est pas une injonction.
ÉliseJe suis allongée dans mon lit, la lampe de chevet allume une lueur fragile qui tremble contre les murs. La chambre est trop calme. Trop sage pour ce qui bouillonne en moi. Je tire la couverture jusqu’à mon menton mais la chaleur qui m’envahit n’a rien à voir avec le coton. Elle vient de mes pensées, qui refusent de se taire.Je pense à lui. À Gabriel.Je ne devrais pas. Je le sais. Mais ses yeux reviennent sans cesse, comme une flamme derrière mes paupières fermées. Ce bleu fatigué, abîmé, qui cache plus qu’il ne dit. Je revois la crispation de ses mâchoires, la tension de ses épaules, ses silences lourds. Tout en lui retient quelque chose. Tout en lui brûle d’un feu qu’il refuse de laisser sortir.Je soupire et je revois nos gestes plus tôt dans la cuisine. Mes rires trop vifs, les siens étouffés, ce moment fragile qui aurait pu durer… et qui s’est brisé aussitôt. Je m’y accroche malgré tout. Comme si un fil invisible reliait encore mes doigts aux siens. Comme si je pouvais, pa
GabrielJe me laisse tomber dans le fauteuil du salon, les coudes appuyés sur les genoux, la tête entre les mains.Derrière moi, j’entends ses pas précipités à l’étage, des portes qui claquent, ses sanglots étouffés. Mais je n’ai plus la force. Pas ce soir.Pourquoi faut-il toujours qu’elle gâche tout ?Pourquoi ces soupçons, ces reproches, cette jalousie suffocante ?Je ferme les yeux.J’avais presque oublié. Juste un instant, dans cette cuisine trop petite, au milieu des odeurs de farine et des éclats de rire, j’avais cru qu’une vie différente était possible.Une vie où je ne serais pas enchaîné à ce vide permanent.Mais ses cris me ramènent brutalement.La vérité me gifle à nouveau.Je n’aurai jamais d’enfant.Jamais.Ce mot martèle ma tête, implacable.Un homme qui ne laisse rien derrière lui. Pas de descendance. Pas d’avenir. Rien qu’un présent gris, froid, partagé avec une femme qui ne voit que ses propres blessures.Je redresse la tête, fixe le plafond.Comment aller de l’avant
GabrielJe reste debout, la veste encore à la main. Elle, plantée devant moi, les bras croisés, comme un juge prêt à prononcer une sentence.Le silence est lourd, trop lourd. Il s’installe entre nous comme une paroi invisible, et je sais qu’il ne durera pas.— Tu crois vraiment que je vais gober ça ? lâche-t-elle enfin, la voix sèche, tranchante comme une lame. “Dehors.” Quelle excuse lamentable.Ses mots claquent dans l’air. J’entends plus que je ne comprends. Je sais que tout ce que je dirai ne fera que l’attiser davantage.Je ne réponds pas. Si je parle, je m’enfonce. Si je me tais, je lui donne raison.Je suis piégé.Elle avance d’un pas.— Avec qui étais-tu ? Dis-moi son nom.Ses yeux plantés dans les miens me fouillent, me déshabillent, cherchent à arracher une vérité que je ne peux pas lui donner.Je soutiens son regard, mais je sens déjà ma mâchoire se crisper.— Personne, dis-je.Elle éclate d’un rire bref, acide.— Personne ? Tu rentres à minuit, les vêtements imprégnés d’od
GabrielLe repas s’éternise.La mère a rempli mon assiette une deuxième fois sans même me demander mon avis. J’ai protesté, faiblement :— Vraiment, c’est suffisant…Elle m’a fusillé du regard, comme si refuser son plat revenait à l’insulter. Alors j’ai cédé.La grand-mère, elle, ne me lâche pas. Ses yeux vifs me scrutent, comme si j’étais une énigme à déchiffrer. Chaque bouchée devient un examen.— Vous mangez trop vite, grommelle-t-elle soudain.— Mamie… soupire Élise en secouant la tête.— Je dis ce que je vois ! Les hommes pressés, c’est pas bon signe.Je retiens un soupir amusé. Moi, pressé ? Voilà bien la première fois qu’on me reproche ça. Cela fait plus d’une heure que je suis là, assis à écouter des histoires de marché, de voisins querelleurs, de souvenirs d’un autre temps.Et je reste.Je ne comprends pas pourquoi.Moi, qui ne supporte pas d’être contredit, moi, qui impose toujours ma volonté, me voici chahuté, interrompu, ramené à l’insignifiant… et j’aime ça.J’aime cette
GabrielJ’aurais dû m’en aller plus tôt.Mais voilà, je suis toujours là. Coincé. Prisonnier d’une comédie familiale qui semble ne jamais finir.La grand-mère m’a imposé un test.Un test culinaire.— Vous dites savoir faire un gâteau ? Eh bien, prouvez-le.J’ai cru à une plaisanterie. Mais non. Me voilà debout dans la petite cuisine, une cuillère en bois à la main, sous le regard impitoyable de deux générations de femmes.La mère, bras croisés, observe, sceptique. La grand-mère, elle, commente chaque geste comme un sergent instructeur.— Trop de farine !… Pas assez de sucre !… Et on ne mélange pas comme ça !Je serre les dents. Je dirige des dizaines d’hommes armés chaque jour. Et pourtant, ce soir, je me fais dominer par une vieille dame et son balai posé non loin de la porte, « au cas où ».Élise ClaraJe n’ai jamais vu Gabriel ainsi. Lui, si froid, si sûr de lui… réduit à battre des œufs sous l’autorité de ma grand-mère.Chaque mouvement maladroit de sa main, chaque soupir discret,