Élise
Le tram est bondé une odeur d’humidité, de sueur et de plastique brûlé flotte dans l’air, mêlée au son strident des freins et aux grincements métalliques. Je m’accroche à la barre centrale, mon dossier serré contre moi, mes mains moites.
Mon cœur bat trop fort, trop vite. Comme si je marchais vers quelque chose d’irrémédiable.
L’entretien est aujourd’hui.
Le deuxième , le premier n'a pas eu lieu . J'espère que ce deuxième sera le bon .
Je ferme les yeux un instant. Je pense à Mamie qui m’a bénie avec du sel et du citron ce matin, à Maman qui a glissé dans ma poche les derniers billets qu’elle avait, « au cas où ». À leurs regards. Pleins d’attente. De peur. De foi.
Je respire profondément. Mais l’air ne rentre pas bien.
Quand j’arrive devant la tour, j’ai l’impression qu’elle me regarde.
Un colosse de verre et d’acier, froid, impénétrable.
Son reflet déforme la ville, avale le ciel.
Je reste figée quelques secondes sur le trottoir, minuscule face à cette verticalité arrogante.
Puis je pousse la porte.
À l’intérieur, tout est silence, marbre et contrôle. Chaque détail transpire le luxe discret, la perfection froide. Les gens glissent plus qu’ils ne marchent. Personne ne court. Personne ne sourit.
Je me sens étrangère.
Trop visible , trop vivante , je ne suis pas à ma place ici .
On me dirige vers l’ascenseur en silence.
Badge provisoire autour du cou. Nom mal imprimé. Costume emprunté à une cousine qui n’a plus l’âge de s’en servir. Je m’efface dans l’acier brossé de la cabine, retenant mon souffle.
L’ascenseur grimpe , cinquième , onzième , vingtième , trente-troisième . Mes oreilles se bouchent un instant. Le vertige me prend.
Quand les portes s’ouvrent, un couloir épuré se déploie devant moi : bois sombre , parquet silencieux. Tableaux modernes que je ne comprends pas.
Une secrétaire me reçoit avec un sourire d’apparat, figé comme un masque.
— Monsieur Gabriel De Rohan va vous recevoir , installez-vous un instant.
Le nom me glisse dessus sans accrocher. Je m’assois, droite, les mains crispées sur mes genoux. Je récite mentalement mes réponses. Mes années de lutte . Les nuits sans lumière pour réviser. L’angoisse permanente de ne pas suffire.
Je ferme les yeux une seconde. Inspire. Expire.
Puis… la porte s’ouvre et....mon univers se fissure : Je lève les yeux.
Et c’est lui.
L’homme du toit.
Celui que j’ai surpris dans sa nuit, avec son regard chargé de silence et de feu.
Celui qui ne m’a pas dit son nom.
Celui qui a vu en moi ce que personne n’avait jamais regardé.
Et lui aussi me reconnaît. Je le sens. Je le vois. Dans la tension subtile de ses épaules. Dans ce micro-soupir à peine audible. Dans ce silence qui claque comme une gifle douce.
Mais il ne laisse rien paraître.
Il est maître de lui. Parfaitement.
— Mademoiselle Élise Rivière , je présume ? dit-il, posé. Voix grave. Tranchante , inoubliable.
Je hoche la tête. Ma bouche est sèche. Mes doigts tremblent. Je sens mon cœur s’écraser contre ma poitrine comme un oiseau piégé.
Il m’observe longuement, sans détour. Pas comme un recruteur. Pas comme un homme. Comme un prédateur qui jauge ce qui se cache derrière les apparences.
— Vous êtes en avance, note-t-il, en consultant un dossier.
J’entends les feuilles tourner, mais c’est lui que je regarde.
Son costume noir, parfait. Sa montre discrète.
Son visage sculpté, dur et noble à la fois. Rien de doux chez lui. Mais tout attire. Tout retient.
— Vous avez un parcours intéressant, dit-il, le regard toujours fixé sur les lignes.
Il lève les yeux, croise les miens.
— Pas conventionnel, mais intéressant.
Il déroule des phrases neutres. Première de promo. Boursière. Expériences variées. Résilience.
Mais ce n’est pas ce qu’il dit qui me trouble.
C’est ce qu’il ne dit pas.
Le sous-entendu.
La mémoire partagée.
La nuit suspendue sur un toit.
Et ce regard qu’il m’a lancé comme une brûlure.
— … et une volonté de survivre qu’on ne peut pas inscrire sur un CV, mais qu’on reconnaît quand on la voit.
Ses mots me figent. Je sens mes yeux se brouiller. Il sait.
Il m’a reconnue.
Et il me teste.
Je reste droite. Je refuse de baisser les yeux. Pas maintenant. Pas devant lui.
Il referme le dossier.
Silence.
Puis il murmure, plus bas :
— Vous cherchez une place ici parce que vous voulez réussir. Mais ce n’est pas la seule raison, n’est-ce pas ?
Je m’humidifie les lèvres, la gorge nouée.
— Je veux… une vie différente. Pour ma famille et moi.
Il incline légèrement la tête.
— Une vie meilleure.
Je hoche la tête. Il ne sourit pas.
— Vous pensez que je peux vous l’offrir ? dit-il, presque comme une menace.
— Je ne sais pas, soufflé-je.
Je reprends.
— Mais je sais que je suis prête à tout donner pour la mériter.
Il reste immobile quelques secondes. Puis se lève. Grand. Solide. Inébranlable.
— L’entretien est terminé. On vous rappellera d’ici la fin de la semaine.
C’est tout ?
Je me lève, confuse, chancelante.
Mais avant que je n’atteigne la porte, sa voix m’arrête net.
— Et Élise…
Il m’appelle par mon prénom. Lentement. Comme s’il le goûtait.
Je me retourne.
— La prochaine fois, ce sera moi qui poserai les questions… mais aussi qui attendrai les réponses.
Nos regards se croisent. Je sens un frisson me remonter l’échine.
Un feu glacé. Un vertige doux. Un danger délicieux.
Je ne comprends pas ce qu’il veut dire. Mais je sens que ce n’est que le début.
Je sors de son bureau, tremblante.
Et je sais, sans aucun doute, que cet homme est un orage.
Et qu’il m’a déjà prise dans l’œil de sa tempête.
ÉliseLa porte du taxi claque derrière moi. Le bruit résonne dans la rue étroite comme un coup de marteau. J’ai à peine mis un pied sur le trottoir que je comprends : quelque chose a changé.L’air est le même, lourd de poussière et d’odeurs de friture, les mêmes façades grisâtres, les mêmes volets entrouverts. Mais les regards, eux, ne sont plus les mêmes. Ce n’est plus de la curiosité polie, ni même de l’indifférence voisine. C’est une lame nue, pointée vers moi.Une voisine que je croise d’habitude le matin, une dame discrète qui ne lève jamais vraiment les yeux, reste plantée devant son portail. Ses bras croisés sur sa poitrine, elle m’observe sans même feindre de détourner la tête. Un peu plus loin, deux adolescents ricanent, leurs téléphones braqués comme des projecteurs. Leurs écrans reflètent une image que je n’ai plus besoin de voir pour la reconnaître.Mon cœur cogne, lourd, dans ma poitrine. Chaque pas vers ma maison me semble un procès. Les volets se soulèvent à mesure que
GabrielÀ peine avons-nous franchi le seuil du restaurant que je sens l’air se modifier. Plus froid. Plus dense. Un mélange de gaz d’échappement et de tension. Paris a cette manière cruelle d’absorber l’intime pour le jeter aussitôt en pâture au monde.Les pas d’Élise résonnent à côté des miens. Son bras frôle presque le mien, comme s’il cherchait un ancrage, ou peut-être comme si je le cherchais moi-même. Le monde extérieur défile autour de nous , voitures pressées, passants distraits , mais je sens déjà certains regards qui se fixent.J’ai appris à reconnaître ces secondes-là : le moment où un visage croise le mien, s’immobilise, hésite, puis se crispe dans la reconnaissance. Ce n’est pas moi qu’ils dévisagent. Pas seulement. C’est nous.Je perçois le geste, vif, maîtrisé. L’éclair métallique d’un objectif. Puis le claquement sec d’un obturateur. Une seule fois. Deux peut-être. Mais il suffit d’une. Toujours.Je ne dis rien. Je ne bouge pas. Toute réaction ne ferait qu’amplifier. Al
ÉliseJe serre ma serviette entre mes doigts comme si ce tissu pouvait m’ancrer au réel. Le serveur dépose nos assiettes, des plats fumants qui dégagent une odeur appétissante, mais mon estomac se contracte à l’idée d’avaler quoi que ce soit. Gabriel, lui, remercie d’un signe bref, puis coupe sa viande avec une précision tranquille.Je l’observe à la dérobée. La façon dont sa main tient le couteau, dont son poignet accompagne le mouvement : chaque geste, d’une maîtrise simple, semble contenir plus de pouvoir qu’une phrase entière. Comment fait-il pour être aussi immuable ? Comme si rien, jamais, ne pouvait ébranler cette façade.Je porte machinalement une bouchée à mes lèvres. Le goût m’échappe, fondu dans le tumulte de mes pensées. Tout mon être est concentré sur la présence en face de moi.Il relève enfin les yeux, me regarde longuement, puis dit d’une voix presque trop douce :— Vous n’imaginez pas à quel point il m’a été… difficile de vous inviter ainsi.Je reste interdite, incapa
ÉliseLe restaurant n’est qu’à quelques pas, mais j’ai l’impression de traverser une scène de théâtre en plein jour. Les passants nous croisent sans rien deviner, mais moi je sens toujours le poids invisible des regards laissés derrière la vitre du hall. Comme si chaque pas prolongeait un aveu silencieux, une imprudence partagée.Il pousse la porte du restaurant d’un geste tranquille, assuré, comme s’il avait fait ça mille fois. Pour lui, ce n’est rien qu’un déjeuner. Pour moi, c’est une tempête. L’air frais de la salle, les conversations qui montent en brouhaha, la vaisselle qui s’entrechoque, les effluves de café et de pain grillé — tout cela ne suffit pas à couvrir le battement frénétique de mon cœur.On nous installe dans un coin, une table à deux, discrète mais pas assez. Les nappes blanches, les verres alignés, la lueur des couverts polis : chaque détail prend une intensité presque insoutenable. J’ai l’impression que chaque client se retourne, que chaque serveur nous observe. C’
ÉliseLa matinée s’est déroulée comme un théâtre bien réglé. Réunions, dossiers, signatures. Les mots se sont enchaînés avec une mécanique impeccable, mais derrière chaque phrase, je sentais la présence constante de son regard. Comme une chaleur invisible qui me suivait. Comme une main posée sur moi sans jamais me toucher.À plusieurs reprises, j’ai cru fléchir. Une hésitation dans ma voix, un stylo qui m’échappe presque, un silence trop long. Mais il suffisait que je redresse le dos, que je fixe mes yeux sur le papier, et le masque revenait. Le masque de la secrétaire appliquée, irréprochable.Puis midi s’approche. Je range mes notes, referme une chemise. Mes gestes ont ce calme factice de la fin de matinée, mais à l’intérieur je ne suis qu’un nœud de nerfs et de désir contenu.C’est alors que sa voix tombe. Sèche. Mesurée. Irréfragable.— Élise, venez avec moi. Nous allons déjeuner.Pas une demande. Pas une politesse. Une décision. Un ordre qui n’a rien de brutal, mais qui me traver
GabrielLa poignée froide sous ma main. Une fraction de seconde d’hésitation, imperceptible pour quiconque, mais qui résonne en moi comme une éternité. Puis j’ouvre.Elle lève les yeux aussitôt. Un sourire léger, professionnel, mais qui tremble à peine aux commissures. Elle se redresse, range machinalement une feuille dans une chemise. Ses gestes sont précis, mais son corps parle plus fort que son visage : cette tension subtile, cette façon de retenir son souffle l’espace d’un battement.Sur le coin de mon bureau, le café m’attend déjà. La tasse fume doucement, un filet de vapeur qui s’élève dans la lumière pâle du matin. Le geste est banal elle l’a fait des centaines de fois mais ce matin, il me paraît intime, presque charnel. Elle a pensé à moi avant même que j’arrive. Elle a anticipé mon besoin, mon goût.— Bonjour, Monsieur.Sa voix est calme, posée, mais je perçois le léger voile d’hésitation qui l’alourdit.Je réponds d’un signe de tête, comme toujours. Le ton neutre, maîtrisé.