LOGINAdrien Valmont comprit qu’il avait franchi une ligne le lendemain matin.
Pas parce qu’il regrettait. Mais parce qu’il n’arrivait plus à faire semblant. Le monde avait repris sa place autour de lui — les réunions, les décisions, les chiffres — mais quelque chose résistait. Une tension sourde, constante, qui rendait chaque geste un peu plus lourd, chaque pensée un peu plus lente. Il n’était pas homme à se laisser distraire. Et pourtant. Il arriva au bureau plus tôt que d’habitude. Le ciel était encore gris, la ville à peine éveillée. Il aimait ce moment précis, celui où Paris semblait suspendu, vulnérable. Habituellement, cela lui suffisait. Pas ce jour-là. Il se tint devant la baie vitrée, les mains dans les poches, le regard fixé sur l’horizon. Il pensa à Lina sans chercher à l’éviter. À son refus clair. À sa lucidité. À cette manière qu’elle avait de poser des limites sans jamais s’excuser. Elle ne lui ressemblait pas. Et c’était précisément ce qui l’attirait. La réunion débuta à neuf heures. Un projet d’expansion à l’international. Des enjeux colossaux. Adrien dirigeait l’échange avec son calme habituel. Il parlait peu, mais chaque phrase comptait. Les autres acquiesçaient, prenaient note, s’alignaient. Tout se déroulait comme prévu. Mais à un moment précis, sans raison apparente, son esprit décrocha. Il se demanda ce que Lina faisait à cet instant. Si elle travaillait déjà. Si elle buvait un café trop fort. Si elle pensait à lui — ou si elle l’avait déjà classé dans la catégorie des erreurs à éviter. Cette pensée le crispa. Il n’aimait pas ne pas savoir. À la pause, il refusa un appel important. Un réflexe ancien aurait voulu qu’il se recentre immédiatement. Mais il resta là, immobile, téléphone en main, conscient que ce refus était un symptôme. Il avait envie de la revoir. Pas pour parler. Pas pour comprendre. Pour sentir. Il se souvenait de la frustration de la veille. De cette retenue qu’il s’était imposée. D’ordinaire, il ne reculait pas devant le désir. Il le satisfaisait, l’épuisait, puis passait à autre chose. Avec Lina, c’était différent. Il savait instinctivement que s’il la touchait, ce ne serait pas anodin. Et cette conscience ne l’avait pas arrêté. À midi, il déjeuna seul. Il observa les autres tables sans vraiment les voir. Des couples, des collègues, des conversations banales. Tout lui sembla étranger. Comme s’il observait une scène à laquelle il n’appartenait plus tout à fait. Il pensa à sa vie. À ce qu’il avait construit. À ce qu’il avait volontairement sacrifié. Les relations profondes. La spontanéité. La dépendance. Il avait toujours cru que c’était le prix de la réussite. Et si ce n’était qu’une fuite bien organisée ? L’après-midi s’étira. Adrien travailla efficacement, presque fébrilement. Il réglait les dossiers comme on abat des obstacles, avec une urgence inhabituelle. Il voulait libérer son esprit — et son emploi du temps. En fin de journée, il prit une décision. Claire. Définitive. Il ne retournerait pas au café par hasard. Il ne laisserait pas cette histoire flotter dans l’ambiguïté. Il voulait Lina. Et pour la première fois depuis longtemps, il acceptait l’idée que vouloir ne suffisait pas. Il quitta le bureau plus tôt. La ville était encore baignée de lumière. Il conduisit sans musique, concentré sur cette sensation nouvelle qui battait sous sa poitrine. Ce n’était pas seulement du désir. C’était une perte de maîtrise. Et au lieu de l’effrayer, cette idée le rendit dangereusement vivant. Lina savait très exactement ce qu’elle ressentait. Elle n’essayait pas de se convaincre du contraire. Elle n’appelait pas ça une erreur, ni une illusion passagère. C’était du désir. Brut. Inconfortable. Impossible à ignorer. Elle s’était réveillée avec cette certitude ancrée dans le corps, avant même que la raison ne tente d’intervenir. Son ventre s’était noué dès l’instant où elle avait ouvert les yeux. Pas de surprise. Pas de déni. Seulement cette pensée claire : il m’attire. Et cette autre, tout aussi nette : ça peut mal finir. Elle se leva lentement, consciente de chaque sensation. Son corps semblait différent. Plus réactif. Plus tendu. Comme s’il attendait quelque chose. Elle prit une douche brûlante, non pour se détendre, mais pour calmer cette agitation intérieure. L’eau glissait sur sa peau sans vraiment l’apaiser. Elle ferma les yeux, se remémora son regard, la retenue qu’il avait imposée à son propre geste. Cette retenue-là l’avait marquée. Les hommes qu’elle connaissait prenaient. Lui s’était arrêté. Et ce détail changeait tout. Elle s’habilla avec plus d’attention que d’habitude. Pas pour séduire — elle n’en avait pas besoin — mais pour se sentir solide. Ancrée. Un jean simple. Un pull sombre. Des bottines usées mais confortables. Elle ne se racontait pas d’histoire : s’il revenait, ce serait parce qu’il le voulait. Pas parce qu’elle aurait provoqué quoi que ce soit. Cette pensée la rassura à moitié. Dans la rue, elle observa les visages autour d’elle. Tous semblaient pressés, préoccupés, enfermés dans leurs propres trajectoires. Elle se demanda comment on reconnaissait, chez les autres, le moment précis où quelque chose déraille. Elle savait que ce qu’elle vivait là était un seuil. Pas une chute. Pas encore. Un point de bascule. Au café, la routine reprit ses droits. Les commandes s’enchaînaient, les conversations se superposaient. Lina travaillait efficacement, avec une précision presque trop rigide. Elle était sur ses gardes. Pas contre lui. Contre elle-même. Elle savait qu’elle serait capable d’aller loin. Plus loin qu’elle ne l’aurait cru quelques jours plus tôt. Et cette conscience la rendait prudente. À plusieurs reprises, elle leva les yeux vers la porte. Pas par espoir naïf. Par anticipation. Il était possible qu’il ne revienne pas. Elle l’acceptait. Elle ne s’effondrerait pas. Sa vie continuerait, rude mais cohérente. Mais s’il revenait… Elle inspira profondément. Elle ne voulait pas être passive. Elle voulait choisir. En fin d’après-midi, une fatigue lourde s’installa. Pas physique. Mentale. Elle songea à ce que ça impliquait, d’ouvrir la porte à quelqu’un comme lui. À l’écart social. À la domination implicite. À la fascination dangereuse que pouvait exercer un homme qui maîtrisait tout. Elle n’ignorait rien. Et pourtant, l’idée de le revoir ne l’effrayait pas assez pour l’éteindre. Cette lucidité-là lui appartenait. Quand son service toucha à sa fin, Lina resta un moment immobile derrière le comptoir. Elle rangea les dernières tasses, le geste moins sûr. Son esprit revenait sans cesse à son regard, à sa voix calme, à la façon dont il semblait voir au-delà de ce qu’elle montrait. Elle n’était pas naïve. Mais elle était prête à assumer ce qu’elle ressentait. Même si ça devait lui coûter quelque chose. Quand Lina sortit enfin du café, la nuit était tombée depuis longtemps. Elle inspira profondément l’air froid, comme pour marquer une frontière entre le travail et ce qui venait après. Son corps était fatigué, mais son esprit, étrangement alerte. Elle ferma la porte derrière elle. Et elle le vit. Adrien était là, adossé au mur d’en face, les mains dans les poches de son manteau sombre. Il ne fumait pas. Il ne regardait pas son téléphone. Il attendait. Pas avec impatience. Avec intention. Son cœur manqua un battement — pas de surprise, mais une reconnaissance silencieuse. Elle s’approcha lentement. — Vous êtes là depuis longtemps ? demanda-t-elle. — Assez pour me demander si je faisais une erreur, répondit-il calmement. Elle esquissa un sourire bref. — Et ? — Je suis encore là. Il n’y avait rien d’insistant dans son ton. Juste un constat. Ils restèrent immobiles quelques secondes, face à face, séparés par ce trottoir étroit et tout ce que cela impliquait. — Je ne voulais pas vous mettre mal à l’aise, ajouta-t-il. Si vous préférez rentrer… — Non, répondit-elle aussitôt. Elle inspira, consciente de ce qu’elle faisait. — Je préfère savoir pourquoi vous êtes revenu. Il la regarda avec attention, comme s’il pesait chaque mot. — Parce que je n’ai pas réussi à vous sortir de ma tête. Cette franchise la désarma plus qu’un compliment. — Vous êtes toujours aussi direct ? — Seulement quand je pense que la vérité est moins dangereuse que le silence. Elle hocha lentement la tête. — Je vais rentrer, dit-elle. Il fit un pas de côté, lui laissant l’espace. — Mais si vous acceptez… j’aimerais vous inviter à dîner. Elle arqua légèrement un sourcil. — Dîner ? — Un vrai dîner, précisa-t-il. Pas une promesse. Pas une attente. Juste un repas. Elle le dévisagea longuement. — Vous savez que ce n’est pas une bonne idée. — Oui. — Alors pourquoi ? — Parce que certaines mauvaises idées méritent d’être vécues plutôt qu’imaginées. Un silence s’installa. Lina sentit la peur. Réelle. Lucide. Mais elle sentit aussi autre chose — une curiosité brûlante, un désir de confrontation. — Où ? demanda-t-elle enfin. Il esquissa un sourire, discret mais sincère. — Pas loin. Et si vous changez d’avis, je vous ramène immédiatement. Cette promesse comptait plus qu’il ne le savait. Ils marchèrent côte à côte. Cette fois, la distance entre eux était moindre. Pas de contact encore, mais la possibilité était là, palpable. — Vous mangez tard ? demanda-t-il. — Quand je peux. — Alors vous avez faim. — Toujours. Il sourit. Le restaurant était discret. Intimiste. Rien de prétentieux. Lina nota ce détail. Ils s’installèrent face à face. La lumière était tamisée, presque trop. — Vous venez souvent ici ? demanda-t-elle. — Quand j’ai besoin de me souvenir que le monde ne m’appartient pas entièrement. Elle esquissa un sourire. — C’est une drôle de phrase. — Je suis un drôle d’homme. Elle ne contredit pas.Lina avait cru, pendant quelques jours, que le plus difficile était derrière elle.Il y avait eu à ce moment précis, presque insignifiant en apparence, où elle avait cliqué sur valider pour s’inscrire à la formation. Son cœur avait battu plus fort, ses mains avaient légèrement tremblé, mais elle avait souri. Un sourire discret, pour elle seule. Celui qu’on esquisse quand on sait qu’on vient de poser un acte important.Elle n’avait pas reculé.Ce souvenir continuait de lui donner du courage.Pourtant, très vite, la réalité s’était chargée de lui rappeler que le courage ne payait pas les factures.Les premiers jours sans travail avaient un goût étrange. Un mélange de liberté et d’angoisse. Le temps semblait plus large, mais aussi plus lourd à porter. Chaque matin, elle se réveillait sans alarme, ce qui aurait dû être un soulagement. Ça ne l’était pas toujours. Elle restait souvent quelques minutes allongée, les yeux ouverts, à écouter le bruit lointain de la ville.Elle comptait.Pas le
Quand Adrien quitta le café, la pluie s’était intensifiée.Il resta un instant sous l’auvent, sans bouger, comme s’il attendait quelque chose — ou quelqu’un. Il n’était pas homme à hésiter ainsi. D’ordinaire, ses décisions étaient immédiates, nettes. Mais là, quelque chose résistait.Il pensa à Lina.À sa manière de se tenir droite malgré la fatigue.À la façon dont elle l’avait regardé — sans admiration, sans soumission.À cette tension permanente dans son corps, comme si elle était toujours prête à se défendre.Il aurait pu partir.Rentrer chez lui.Oublier.Mais il resta.À l’intérieur, Lina rangeait mécaniquement les tasses, consciente de chaque seconde qui passait. Elle savait qu’il était parti. Elle aurait dû se sentir soulagée.Elle ne l’était pas.Quand elle leva les yeux et l’aperçut encore là, son cœur se contracta.— Vous avez oublié quelque chose ? demanda-t-elle en s’approchant.Adrien tourna légèrement la tête.— Non.Il hésita, puis ajouta :— Vous finissez à quelle heu
Lina Morel avait appris à compter avant même de comprendre ce que signifiait manquer.Compter les pièces.Compter les jours.Compter les heures debout.Sa vie était une succession de calculs minuscules, invisibles pour ceux qui n’avaient jamais eu à choisir entre réparer une chaudière ou remplir un frigo.Elle se levait tôt. Trop tôt. Pas par discipline, mais par nécessité. Le sommeil n’était jamais profond, toujours interrompu par une inquiétude persistante, logée quelque part entre la poitrine et le ventre.Son studio faisait à peine vingt mètres carrés. Une seule fenêtre donnant sur une cour intérieure humide. Les murs étaient trop fins, l’air trop froid l’hiver, trop lourd l’été. Rien n’y était vraiment à elle, à part quelques livres écornés et une plante qu’elle oubliait parfois d’arroser.Elle n’appelait pas ça “vivre”.C’était survivre avec dignité.Le café où elle travaillait n’avait rien de pittoresque. Pas de clientèle bohème, pas d’âme littéraire. Juste des habitués fatigué
Adrien Valmont avait appris très jeune à ne rien devoir à personne.Ni excuses.Ni reconnaissance.Ni explications.Il se souvenait encore de cette sensation précise — celle d’avoir compris, avant les autres, que le monde ne fonctionnait pas à l’équité mais à la force. Pas la force brute. La force froide. Celle qui consiste à observer, à anticiper, à frapper au bon moment sans trembler.Il venait de là.D’un endroit où l’on ne s’attend pas à réussir.D’un milieu où l’argent n’était pas un outil mais une obsession lointaine, presque mythologique.Il avait grandi avec l’idée que certains vivaient dans un autre monde — inaccessible, protégé, fermé — et qu’il n’y entrerait jamais à moins de le forcer.Alors il avait forcé.À vingt ans, il dormait peu. À trente, il ne dormait presque plus. Les nuits n’étaient qu’un prolongement stratégique des journées. Pendant que les autres ralentissaient, lui calculait. Pendant que les autres espéraient, lui décidait.Il n’avait jamais cru aux raccourci
Adrien avait appris très jeune à compartimenter.Sa vie n’était qu’une succession de pièces fermées à clé. Certaines luxueuses, d’autres sombres, mais aucune ne communiquait vraiment avec les autres. C’était ainsi qu’il avait survécu. C’était ainsi qu’il avait gagné.Les journées s’enchaînaient à un rythme implacable. Conseils d’administration. Appels cryptés. Déjeuners où l’on parlait chiffres et domination comme d’autres parlent météo. Norvex n’était plus une simple acquisition : c’était un combat stratégique, une guerre d’ego où le moindre faux pas pouvait coûter des millions — ou bien plus.Adrien y excellait.À l’extérieur, il était impeccable. Calme. Tranchant. Indéchiffrable.À l’intérieur, quelque chose se fissurait.Lina apparaissait dans ses pensées sans prévenir. Pas comme une distraction agréable, mais comme une présence insistante. Il la revoyait derrière son comptoir, concentrée, fatiguée, terriblement réelle. Il se souvenait de la chaleur de sa peau, de sa manière de le
Adrien avait choisit le restaurant avec soin. Pas pour impressionner — il savait que ce genre d’effort était inutile avec elle — mais pour se donner une marge de contrôle. Un lieu trop luxueux aurait creusé l’écart. Un lieu trop simple aurait sonné faux. Il voulait un espace neutre. Un terrain où il ne serait pas uniquement Adrien Valmont. Lina était là, réellement là. Pas impressionnée. Pas intimidée. Présente. C’était rare. — Vous semblez ailleurs, dit-elle. — Je réfléchis à ce que je risque, répondit-il sans détour. — Et alors ? Il la regarda droit dans les yeux. — Je risque de ne plus avoir envie de repartir. Cette vérité le surprit lui-même. Il observa ses gestes. La façon dont elle tenait ses couverts. Dont elle évaluait l’espace. Elle n’était pas à sa place ici — et pourtant, elle n’essayait pas de s’excuser de l’être. Il avait fréquenté des femmes brillantes, ambitieuses, parfaitement à l’aise dans ce décor. Aucune ne l’avait fait vaciller ainsi. Parc







