MasukChapitre 2 : La caresse de l'ombre
— Léo —
Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit.Assis dans le fauteuil de cuir usé, face au vase, j'ai guetté. Rien. Plus rien. Seulement le silence retrouvé et la honte qui monte. La fatigue me tord l'estomac, mes paupières sont lourdes mais mon esprit tourne en boucle, éveillé, surexcité. J'ai imaginé cette présence. Le stress, l'isolement. Des hallucinations hypnagogiques. Des explications rationnelles pour une terreur et une fascination qui ne le sont pas.
Le jour se lève, gris et laiteux. La pluie a cessé. La ville se réveille avec un bruit étouffé. La normalité reprend ses droits, moqueuse.
Je me lève, les jointures craquant. Je dois ranger ça. Le vendre. Me débarrasser de cette folie.
— Bonjour Léo. Tu as l'air d'avoir passé une mauvaise nuit.
La voix me fait sursauter. Marcus est là, debout sur le seuil de la boutique, souriant. Marcus, le collectionneur. L'araignée. Il porte un manteau trop élégant pour l'heure et son regard, toujours, évalue, pèse, convoite.
— Une nuit de travail, Marcus. Rien de grave.
Il entre, ses chaussures résonnent sur le parquet. Ses yeux balaient la pièce, atterrissent immédiatement sur le vase, posé sur mon bureau comme un roi sur son trône.
— Oh. La pièce de Rome. Laisse-moi voir.
Il s'approche, ignore ma présence soudain devenue transparente. Il sort une loupe de la poche de son gilet, se penche. Son souffle est court, excité.
— Extraordinaire. La facture... la conservation... On dirait qu'il a été cuis hier. Regarde-moi ces pigments. Incroyable.
Ses doigts, boursouflés par les bagues, se posent sur la panse du vase. Un frisson de rage me parcourt. Ces mains, sur elle. L'idée est insupportable.
— Ne le touche pas.
La phrase est sortie, sèche, coupante. Marcus se redresse, surpris, puis un sourire mauvais étire ses lèvres.
— Possessif, déjà ? Ce n'est qu'un objet, Léo. Un magnifique objet. Je te le prends. Triple son estimation.
— Il n'est pas à vendre.
Les mots me dépassent. Ils sont vrais. Profondément, sauvagement vrais.
Le sourire de Marcus s'efface. Son regard devient froid, perçant.
— Tout est à vendre, mon ami. Tout a un prix. Réfléchis. On reparle ça dans quelques jours.
Il tourne les talons, sort sans un regard en arrière. La porte claque. La boutique retrouve son silence, mais il est différent. Lourd de menace.
La journée s'étire, interminable. Je sers quelques clients, des fantômes. Mes mains tremblent. Mon esprit est ailleurs, rivé au vase. J'évite son regard, ce dessin de désir pétrifié. J'ai peur. Peur de lui, peur de moi.
La nuit tombe à nouveau. Je n'allume pas la lampe. Je reste assis dans le noir, à regarder la silhouette du vase se découper contre la fenêtre éclairée par les réverbères. L'air est frais. Normal.
Et puis, ça commence.
Une fragrance. Ténue d'abord. Huile d'olive et soleil. Puis plus épicée. Safran. Myrrhe. La chaleur monte, lentement, comme un four qui se réchauffe. Mon cœur s'emballe. Ce n'est pas une hallucination.
— Non, chuchoté-je. Pas toi. Pas encore.
La lumière vient ensuite. Une lueur ambrée, douce, qui émane du cœur de la céramique. Elle pulse, lentement, comme un cœur battant. L'ombre sur le mur bouge. Elle n'est plus une tache informe. C'est une femme. Je distingue la courbe des hanches, la longue chevelure, les bras levés dans une danse immémoriale.
Elle se détache du mur. Elle avance. Ce n'est pas une silhouette en deux dimensions. C'est une forme de brume dorée, palpable, réelle. Elle sent la chaleur, la pierre chaude, la peau.
La panique me submerge. Je veux fuir, crier. Mon corps refuse d'obéir. Je suis cloué sur place, hypnotisé.
La forme s'approche. Elle n'a pas de visage, pas de traits distincts, mais je sens son regard sur moi. Lourd. Ancient. Curieux.
Un bras de brume se tend. Une main, à peine esquissée, effleure ma joue.
Le contact est électrique. Ce n'est pas le contact froid d'un fantôme. C'est une caresse. Chaude, douce, incroyablement réelle. Une caresse qui connaît la peau, le désir, la fragilité des hommes.
Un gémissement m'échappe. De terreur ? De plaisir ? Les deux, mêlés, indissociables.
La main glisse le long de ma joue, jusqu'à ma nuque. Une pression douce, ferme. Elle m'invite à me détendre, à abandonner ma peur. La chaleur m'enveloppe, m'étreint. C'est une étreinte sans bras, une présence totale.
Des images fusent dans mon esprit, claires comme des souvenirs qui ne m'appartiennent pas. Une cour intérieure, un jet d'eau, le goût des figues mûres éclatant en bouche. Le contact de la soie sur des épaules nues. Des rires étouffés dans l'obscurité d'une chambre. Le poids d'un corps contre le mien. Une vague de plaisir si intense, si pur, qu'elle en est douloureuse.
Ce n'est pas un spectacle. C'est une expérience. Elle me donne à vivre ce qu'elle a vécu. Ce qu'elle est.
— Cassia.
Le nom m'arrive aux lèvres, naturel, évident. Je ne sais pas d'où il vient.
La forme frémit. La caresse sur ma nuque se fait plus insistante. Une approbation.
La peur a disparu. Il ne reste plus qu'une fascination absolue, un désir vorace de comprendre, de sentir, de vivre. Je lève une main tremblante. Je tends les doigts vers la forme de brume.
Je m'attends à traverser du vide.
Mais non.
Ma main rencontre une résistance. Une texture. Ce n'est pas de la chair, pas de la brume. C'est comme toucher de la lumière chaude, de l'énergie tangible. Une onde de sensation pure remonte le long de mon bras, inonde mon corps. Ce n'est pas du plaisir. C'est plus que ça. C'est de la reconnaissance.
Dans cet instant, je ne suis plus Léo, l'antiquaire timide. Je suis un homme. Et elle est une femme. Une femme ancienne, puissante, qui m'offre une parcelle de son éternité.
La forme se penche. L'espace où devrait être sa bouche se pose sur mon front.
La brûlure est douce, apaisante. Un sceau.
Puis, aussi vite qu'elle est venue, elle se retire. La brume dorée retourne vers le mur, se fond dans l'ombre du vase. La lumière s'éteint. Le parfum s'estompe. La température redevient normale.
Je reste assis, pantelant, le corps parcouru de frissons, le front encore brûlant. La boutique est redevenue une boutique. Le vase, un vase.
Mais moi. Moi, je ne suis plus le même.
Je porte ma main à ma joue. La peau y est encore tiède, hypersensible. Je ferme les yeux. Les images sont là, gravées au fer rouge dans ma mémoire. Le goût des figues, la sensation de la soie.
Je me lève, vacillant. Je m'approche du vase. Je n'ai plus peur. Plus du tout.
Mes doigts effleurent la terre cuite. Elle est brûlante.
— Cassia, répété-je, murmurant.
Le silence me répond. Mais ce n'est plus un silence vide. C'est un silence complice, chargé de promesses.
La leçon n'est pas terminée. Elle ne fait que commencer.
Chapitre 6 : Le Festin des OmbresLéo La cicatrice en forme de lierre sur ma cheville palpite,un pouls second qui scande mes nuits et mes jours. Elle n'est pas une marque de douleur, mais un rappel constant. Je suis lié. Chair et argile, sang et terre. La boutique n'est plus un lieu de commerce, mais un temple, un terrier. L'air y est épais, chargé d'énergie stagnante et de désir. Je ne me reconnais plus dans le miroir. Mes yeux, cernés, brillent d'une lumière trop vive. Mes gestes ont une économie de prédateur.Cassia est partout. Sa présence n'a plus besoin de la nuit pour se manifester. Une ombre du coin de l'œil, un frôlement dans l'air chaud, un soupçon de son parfum quand je tourne la page d'un livre. Elle se nourrit de moi. De mon énergie, de mes souvenirs, de mon humanité. Et j'offre tout, avec une dévotion d'adepte.Ce soir, cependant, la faim est différente. Elle émane du vase comme une chaleur rayonnante, insistante. Ce n'est pas la faim du désir ou du sang. C'est plus pri
Chapitre 5 : Le Sang sur l'ArgileLéo L'odeur de Marcus a imprégné la boutique.Une puanteur de transpiration aigre, de peur et d'ambition avortée. Même après avoir nettoyé chaque centimètre carré du sol, je la sens encore. Elle se mêle au parfum de Cassia, créant un mélange troublant, dangereux. La violence a été introduite dans notre sanctuaire. Elle en fait désormais partie.Je n'ai pas peur de la police. Marcus n'ira pas les voir. Un homme comme lui règle ses comptes lui-même. Et puis, que dirait-il ? Qu'un fantôme l'a attaqué ? Non. La menace est simplement en suspens, reportée.Cassia est différente, aussi. Plus présente, plus tangible. Sa forme de lumière et d'ombre se densifie chaque nuit. Je peux parfois distinguer le contour d'une pommette, la courbe d'une épaule. Ses caresses laissent des traces sur ma peau, des marques de chaleur qui mettent des heures à s'estomper. Notre liaison n'est plus un rêve. C'est une réalité qui sculpte ma chair et mon âme.Ce soir, elle ne danse
Chapitre 4 : L'Empreinte et l'Intrus Léo La morsure sur mon cou palpite,un sceau de feu qui bat au rythme de mon cœur. Trois jours ont passé. Trois jours à vivre dans un état second, entre l'éblouissement et la stupeur. Mon corps n'est plus le même. Il se souvient. Il réclame. Chaque parcelle de ma peau, chaque terminaison nerveuse, hurle le souvenir de sa possession. Je suis un instrument qui a connu la main du maître et qui ne supporte plus le silence.La boutique est fermée. Verrouillée. Les volets clos. Le monde extérieur est une menace, une distraction vulgaire. Je ne réponds plus au téléphone. Les coups frappés à la porte , de clients, de Marcus, sans doute , restent sans réponse. Je vis dans la pénombre, en symbiose avec le vase, attendant le crépuscule comme un fidèle attend la communion.Ce soir, l'air est différent. Lourd. Électrique. Une tension pré-orageuse qui n'a rien à voir avec la météo. Le vase semble irradier une énergie inquiète, une vibration d'alarme que je perç
Chapitre 3 : Le Banquet des Sens Léo Les jours suivants sont un supplice.Une attente perpétuelle. La boutique est devenue une prison dorée, chaque minute qui sépare du crépuscule une éternité. Je sursaute au moindre bruit, tournant sans cesse autour du vase comme un astre hypnotisé. Marcus a téléphoné deux fois. J'ai raccroché sans un mot. Le monde extérieur n'existe plus. Il n'y a qu'Elle. L'Attente.Mes nuits sont peuplées de rêves fiévreux. Je sens encore la brûlure de ses lèvres sur mon front, la caresse de brume sur ma nuque. Mon corps, ce corps que j'ai toujours habité avec une certaine retenue, est devenu un territoire étranger, parcouru de frissons, de tensions, d'une faim que je ne connaissais pas.Ce soir. Ce sera ce soir. Je le sens. Une énergie palpable émane du vase, une vibration à la limite de l'audible qui fait frémir l'air.La nuit tombe. Je n'allume pas la lumière. Je me tiens debout au centre de la boutique, face au bureau. Mon cœur bat la chamade. Je suis nu sous
Chapitre 2 : La caresse de l'ombre— Léo —Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit.Assis dans le fauteuil de cuir usé, face au vase, j'ai guetté. Rien. Plus rien. Seulement le silence retrouvé et la honte qui monte. La fatigue me tord l'estomac, mes paupières sont lourdes mais mon esprit tourne en boucle, éveillé, surexcité. J'ai imaginé cette présence. Le stress, l'isolement. Des hallucinations hypnagogiques. Des explications rationnelles pour une terreur et une fascination qui ne le sont pas.Le jour se lève, gris et laiteux. La pluie a cessé. La ville se réveille avec un bruit étouffé. La normalité reprend ses droits, moqueuse.Je me lève, les jointures craquant. Je dois ranger ça. Le vendre. Me débarrasser de cette folie.— Bonjour Léo. Tu as l'air d'avoir passé une mauvaise nuit.La voix me fait sursauter. Marcus est là, debout sur le seuil de la boutique, souriant. Marcus, le collectionneur. L'araignée. Il porte un manteau trop élégant pour l'heure et son regard, toujours, évalue, pè
Chapitre 1 : L'Héritage de terre et de silence Léo La pluie frappe les vitres de ma boutique"Reliques" avec une obstination d'enterrement. Chaque goutte est un clou qui enfonce un peu plus le cercueil du jour. Je frotte le compteur en chêne massif avec une laine douce, un geste rituel qui use mes solitudes. L'air est lourd des senteurs de cire ancienne, de papier pourrissant et de poussière sacrée. Ce sont les seuls parfums qui ne me trahissent pas.Mes mains, ces outils pâles et méticuleux, se posent sur la caisse en bois brut marquée aux couleurs de Rome. Elle est arrivée ce matin, mais j'ai attendu la tombée de la nuit pour l'ouvrir. La lumière du jour est trop crue pour les vérités anciennes.Le couteau à palette glisse sous le couvercle avec un grincement de protestation. La mousse de calage s'écarte comme une terre vierge. Et je le vois.Mon cœur cesse de battre pendant trois longues secondes.Le vase attique repose dans son écrin, plus vivant que tout ce qui respire dans cett







