Mag-log inLuca
Je n’ai pas besoin d’adresse pour retrouver l’appartement. Mes jambes m’y ramènent comme un instinct primitif. Comme si mon corps n’avait jamais vraiment quitté ces lieux. Le quartier est toujours là, encrassé par les années, figé dans une époque qui refuse de mourir. Les murs suintent l’humidité et les secrets mal enterrés. Chaque fissure sur les façades semble murmurer mon nom.
Troisième étage. Même porte. Même paillasson rapiécé. Même odeur de café brûlé et de linge humide. Rien n’a changé. Et c’est peut-être ça, le pire.
Je frappe. Pas comme un fils qui revient au bercail. Comme un homme qui hésite à réveiller ses propres démons.
Le silence me répond, lourd. Puis, des pas. Lents. Fatigués. La chaîne claque derrière la porte. Une pause. Un souffle.
Et puis, elle s’ouvre.
Ma mère.
Elle n’a pas crié. Elle n’a pas pleuré. Elle s’est contentée de me regarder comme si j’étais un fantôme. Ou pire : un souvenir qu’elle s’était jurée de ne jamais laisser revenir.
Ses cheveux, autrefois épais et châtain foncé, sont aujourd’hui mêlés de gris. Ramassés à la va-vite en un chignon qui ne tient que par miracle. Ses traits sont tirés, ses pommettes plus saillantes. Mais ses yeux… non, ses yeux n’ont pas changé. Tranchants. Glaciaux. Deux éclats de givre plantés dans un visage usé.
— Luca, dit-elle.
Juste ça. Mon prénom, comme un poison qu’elle recrache à peine.
— Maman.
Elle s’écarte sans un mot. Elle ne m’invite pas, elle tolère ma présence. Comme on tolère une tempête qu’on ne peut empêcher.
Je pénètre dans l’appartement.
Le même parquet grince sous mes pas. La tapisserie est encore là, décollée à certains endroits. Sur la table, une nappe en plastique transparente, bordée de motifs fanés. Sur le buffet, des napperons que j’avais vus des centaines de fois — et détestés tout autant.
Les photos sur le mur sont toujours là. Moi enfant, entre mon frère et mon père. Une photo de mariage en noir et blanc. Et Sofia, souriante, à l’époque où ses yeux brillaient d’innocence.
Je reste debout. Elle s’assoit sur la vieille chaise près de la fenêtre, toujours celle de droite. Elle allume une cigarette sans un mot, sans un regard. Elle tire une longue bouffée et laisse la fumée envahir l’air.
Je déteste cette odeur. Elle le sait. Elle le fait exprès.
— Pourquoi t’es là ? demande-t-elle enfin.
Je fixe ses mains. Elles tremblent légèrement. Pas assez pour qu’un inconnu le remarque. Mais moi, je connais ces mains. Je les ai vues battre, caresser, prier, frapper. Trop fières pour avouer la faiblesse.
— Je suis revenu pour Sofia.
Elle souffle la fumée par le nez, lentement.
— Dix ans, Luca. Dix ans que tu disparais sans un mot. Que tu laisses ton frère devenir ce que ton père a toujours été. Et tu reviens… pour une fille ?
— Ce n’est pas “une fille”, maman. C’est elle. C’est la seule chose que j’ai laissée ici qui valait la peine.
— Elle t’a attendu, Luca. Elle t’a défendu. Devant ton frère. Devant Dante. Devant tous les autres. Elle t’aimait. Et toi, tu l’as laissée seule. Tu crois que ça s’efface ?
Je baisse les yeux. Chaque mot est une gifle. Chaque reproche, une lame dans ma gorge.
— Je n’avais pas le choix. Tu sais ce qu’ils m’auraient fait si j’étais resté. Tu sais ce que Dante voulait.
— Dante voulait que tu rentres dans le rang. Que tu deviennes un homme comme ton père. Comme ton frère. Un vrai loup, pas un gamin effrayé par sa propre ombre.
Elle ricane. Un son amer. Rauque. Presque douloureux à entendre.
— Mais toi, non. Toi, tu voulais être “différent”. Tu voulais partir, rompre le cercle, défier ce monde. Tu t’es cru plus fort. Tu t’es cru libre. Et au final, tu n’étais qu’un lâche.
Je serre les poings. Je retiens ma colère.
— Je n’ai trahi personne. C’est eux qui ont oublié ce qu’on valait. C’est eux qui ont transformé cette famille en cage.
Elle écrase sa cigarette dans le cendrier avec une violence sourde.
— Tu veux qu’on t’accueille avec des bras ouverts ? Comme un héros ? T’es pas un héros, Luca. T’es juste un fils qui a fui.
Un silence s’installe. Dense. Tranchant.
Elle se lève. Son dos est un peu voûté, mais sa présence remplit encore la pièce.
— Sofia est encore là, dit-elle doucement.
Je relève la tête d’un coup. Un éclair traverse ma poitrine. De l’espoir, ou de la peur.
— Où ?
Elle me fixe. Longtemps. Trop longtemps. Puis elle marche jusqu’au buffet. Ouvre un tiroir. Fait glisser des papiers, des vieilles clés, une paire de lunettes brisées. Et en sort une enveloppe.
Blanche. Vierge. Froissée.
— Elle m’a donné cette lettre y’a trois jours. Elle m’a dit : “S’il revient, s’il ose revenir, donne-lui ça. Mais seulement s’il entre. S’il affronte ce qu’il a laissé.”
Je prends l’enveloppe. Elle pèse lourd dans ma main, malgré sa légèreté.
Mon prénom. Écrit en majuscules. D’un trait tremblant mais déterminé.
LUCA.
Je l’ouvre. À l’intérieur, une simple feuille. L’écriture de Sofia. Je la reconnaîtrais entre mille.
> Luca,
Si tu lis ceci, c’est que tu as osé revenir jusqu’ici.
Je ne sais pas encore si je dois te haïr ou te plaindre.
Tu m’as laissée dans un monde où ton absence faisait plus de bruit que ta présence.
Et malgré tout, j’ai survécu.
Tu veux me revoir ? Alors va au port. À l’entrepôt 17. Ce soir.
Mais sache une chose : je ne suis plus la même.
Et toi… tu ne l’as peut-être jamais été.
Je replie la feuille. Ma gorge est sèche. Mon cœur cogne contre ma cage thoracique comme un tambour de guerre.
Je relève les yeux vers ma mère.
— Tu savais qu’elle m’écrirait ?
Elle secoue la tête.
— Non. Mais je savais qu’elle t’attendait. D’une manière ou d’une autre. Elle s’accrochait à un espoir… minuscule. Ridicule. Mais plus fort que tout le reste. Plus fort que la peur.
Je fais un pas vers elle.
— Et toi ? Tu m’attendais, maman ?
Elle me regarde. Pour la première fois depuis que je suis entré, ses yeux vacillent. Je vois quelque chose passer. Une fissure dans l’armure. Un tremblement.
— J’ai prié pour que tu sois mort. Parce que c’était plus facile à supporter que l’idée que tu nous avais abandonnés.
Ses mots me déchirent. Mais elle ne pleure pas. Elle s’approche. Lentement. Et pose une main sur ma joue. Dure. Rêche. Mais réelle.
— Tu as encore une chance, mon fils. Ne la gâche pas.
Je hoche la tête. Je ne dis rien. Je ne promets rien. Mais mes yeux disent ce qu’elle a besoin d’entendre.
Je tourne les talons. Traverse l’appartement sans un regard en arrière.
Avant de sortir, je m’arrête une seconde sur le pas de la porte.
— Tu me ressembles plus que tu ne crois, maman.
Elle ne répond pas. Mais je crois voir ses lèvres frémir.
Le soleil décline. Le vent s’est levé. Il porte les odeurs de la ville, du goudron, des regrets et des promesses éventrées. La lumière est orange et crue. Elle éclaire les cicatrices du béton comme un projecteur sur une scène vide.
Mais moi, je ne suis plus vide.
Je vais à l’entrepôt 17.
Je vais retrouver Sofia.
Et cette fois… je ne fuis plus.
Je me retourne, lentement. Mon sourire est une lame.— La vie ? Il a choisi la fuite. Il a choisi une femme et un enfant par-dessus son sang, par-dessus son devoir. Est-ce là la sagesse que vous vénérez ? La lâcheté ?Les regards se baissent. La peur est un parfum enivrant. Mais je sens aussi le doute. Comme une mauvaise herbe qui pousse entre les pierres de mon pouvoir.— Dante est un problème qui doit être réglé. Définitivement. Mais il n’est pas la priorité.Je marche le long de la table, laissant traîner mes doigts sur le bois.— Il a une fille. Elle s’appelle Alma. Trouvez-la. Amenez-la-moi.Un frisson parcourt l’assistance. S’en prendre aux femmes, aux enfants… c’est une ligne que même nous, nous franchissons rarement. Dante l’a franchie, autrefois. Et c’est ce qui a fait de nous ce que nous sommes.— C’est… risqué, Luca, ose dire un vieux capitaine.— La vie est un risque, je rétorque, penché vers lui. Mourir est un risque. Respirer est un risque. Obéir à mes ordres est la seul
Le jour se lève, striant le ciel de blessures roses et orangées. Je le regarde depuis la baie vitrée, une tasse de café froid entre les mains. Je n’ai pas dormi. Le sommeil est un luxe que je ne peux plus me permettre. Chaque fois que je ferme les yeux, je vois deux visages : celui de mon frère, déformé par une haine que je comprends enfin. Et celui de ma fille. Alma.Son image est brûlée au fond de mes paupières. Un fantôme devenu chair. Un aimant qui tire sur chaque parcelle de mon être. Je bois une gorgée de café amer. Le goût est familier, celui des veilles de décisions impossibles. Des lendemains de carnage.La maison est silencieuse, mais elle n’est plus vide. Elle est remplie du poids de son absence à elle, et de la présence d’Isabella, qui dort enfin dans une chambre à l’étage. Elle m’a protégé. Elle a protégé notre fille. Pendant des années. Et moi, j’ai semé la tempête qui risque aujourd’hui de tout emporter.La promesse de vivre n’est rien sans la volonté de se battre pour
DANTELes larmes qui coulent sur mon visage sont salées, amères. Comme la mer qui entoure Naples. Comme le sang que j'ai versé. Je pleure pour la première fois depuis l'enfance. Je pleure mon frère. Je pleure l'homme que j'ai été. Je pleure toutes ces vies brisées par ma main.La main d'Isabella sur mon épaule est une ancre dans ce naufrage. Je m'y accroche. Je ne suis plus le rocher inébranlable. Je suis les débris, éparpillés sur la grève.— Il est parti, dis-je, la voix rauque, étranglée.Ce n'est pas une question. C'est un constat. La confirmation que le dernier lien avec mon ancienne vie vient de se rompre.— Oui, murmure-t-elle.Elle s'agenouille dans la terre humide à côté de moi. Elle ne me regarde pas avec pitié. Elle me regarde avec une étrange forme de respect. Comme on regarde une forêt après un incendie. La destruction est totale, mais la terre est riche, prête pour une nouvelle croissance.— Tu as tenu ta promesse.— Je n'avais pas le choix.— Si. Tu avais le choix de te
LUCAJe regarde la maison de Dante depuis la colline d'en face. Les lumières brillent, arrogantes, comme des diamants plantés dans la chair noire de la nuit. On dit qu'il s'est retiré. Qu'il a congédié ses gardes. Qu'il se promène seul dans les jardins, sans protection.C'est un piège. Ça ne peut être qu'un piège.Mon frère ne renonce jamais. C'est la première leçon qu'il m'a enseignée, quand nous étions enfants et qu'il me reprenait un jouet des mains. Ce qui est à lui reste à lui. Naples est à lui. Toujours.Pourtant, mes hommes confirment la rumeur. Les trafics sont à l'arrêt. Les hommes de main, payés, renvoyés. L'empire Mancini, bâti sur le sang et la terreur, est en train de se déliter en silence.Pourquoi ?Je serre la crosse de mon pistolet. La colère est un acide dans mes veines. Il m'a banni. Il m'a trahi. Il a pris tout ce qui comptait pour moi. Et maintenant, il se retire ? Comme on quitte une pièce dont on n'a plus l'utilité ? Non. Je refuse cette fin. Je refuse qu'il éch
DANTELe sol est froid sous mon genou. Le marbre poli, que j'ai fait venir de Carrare pour impressionner les ambassadeurs et les rivaux, absorbe maintenant le poids de mon abdication. Je ne regarde pas Isabella. Je regarde mes mains, vides. Ces mains qui ont tenu des armes, signé des arrêts de mort, serré des gorges jusqu'à ce que le souffle s'éteigne. Elles tremblent. Elles sont inutiles.Renoncer à tout.Les mots résonnent encore dans le silence de la pièce, plus lourds que n'importe quel coup. Ce n'est pas une demande. C'est une opération à cœur ouvert, sans anesthésie. Elle ne veut pas me tuer. Elle veut m'éventrer, extraire le roi, le parrain, le tyran, et voir s'il reste quelque chose d'autre à la place.Et le plus terrifiant… c'est que je suis prêt à le faire.Une image me vient, fugace et douloureuse : une petite fille aux cheveux sombres. Alma. Un nom que je n'ai encore jamais prononcé. Ma fille. Un univers parallèle, une vie que j'ai ignorée, qui a grandi dans mon angle mort
DANTEJe reste dans cette pièce, figé, comme si bouger allait tout faire disparaître. Mon esprit hurle, ma poitrine brûle. Mon monde s’est fendu. Et au milieu de ce chaos, il y a elle… Isabella. Et Alma. Ma fille.Ce mot sonne faux dans ma bouche. Étranger. Comme un trésor volé. Un rêve que je n’ai jamais eu le droit de faire. Mais maintenant qu’il est là, collé à ma peau, il me dévore vivant.— Donne-moi une chance, Isabella. Une seule. Pas pour toi, si tu ne peux pas… mais pour elle.Elle me regarde, les bras croisés contre sa poitrine comme un bouclier. Elle est pâle, encore fragile à cause de la fièvre qui l’a clouée au lit ces derniers jours. Mais dans ses yeux, il y a cette force brute, cette rage tranquille qu’elle a toujours eue. Celle qui m’a attiré. Celle qui m’a fait la posséder… au lieu de l’aimer.— Tu ne comprends pas, Dante. Ce n’est pas toi que je protège. C’est elle.— Et si je ne veux pas vivre sans elle ?— Alors apprends à vivre avec cette douleur. Comme moi, je l’







