LOGINAlexander Vance
Le silence qui suit est assourdissant. Je me penche vers Marco, à quelques centimètres de son visage.
— Tu es un de mes lieutenants, Marco. On ne te paye pas pour faire des erreurs. On te paye pour les corriger. Si elle vous a vus, il fallait régler le problème. Pas l’enfermer ici comme un rat agonisant pour qu’elle pourrisse et qu’elle nous attire des ennuis ! Vous avez transformé un problème simple en un cadavre potentiel dans mes murs. Un cadavre qui pue.
Je me tourne à nouveau vers la fille. Ses yeux, agrandis par la terreur, me fixent. Ils sont d’un brun ordinaire, injectés de sang. Dans leur profondeur, je ne lis pas seulement la peur. Je vois une lueur. Une braise ténue de haine. C’est presque intéressant. Presse.
— Elle a soif, dis-je, constatant l’évidence.
— On lui a rien donné, comme vous…, commence Steve.
Je lui lance un regard qui le fait se taire net. Je me retourne vers la fille, calmement. La colère est rentrée, remplacée par un calcul froid.
— Tu veux de l’eau ? lui demandé-je.
Elle fait un petit signe de tête à peine perceptible, une lueur d’espoir dérisoire dans son regard.
Je me penche, ramasse un vieux gobelet en plastique écrasé dans un coin, et le tends à Marco.
— Va me chercher de l’eau. De l’eau propre. Maintenant.
Marco part comme une flèche et revient avec un verre plein. Je le prends et le pose au milieu de la cellule, à égale distance de la fille et de moi.
— Voilà. De l’eau.
Elle le regarde, puis moi, méfiante.
— Mais tu ne la mérites pas, continué-je, ma voix redevenue douce et cinglante. Tu ne mérites pas cette eau, ni la nourriture, ni l’air que tu respires dans mon établissement. Parce que tu es un échec. Une erreur de casting. Tu es la preuve vivante de l’incompétence de mes hommes.
Je fais un pas vers elle. Elle se recroqueville davantage.
— Mais tu as de la mémoire. Et tu as paru… intelligente, dans ta bêtise. Tu as voulu jouer. Très bien. On va jouer.
Je pointe le verre du doigt.
— Cette eau est à toi. Mais pour la boire, pour manger, pour sortir de cette pièce, tu vas devoir travailler. Pas pour les clients du Jardin. Ils ne voudraient même pas de toi pour cirer leurs chaussures. Non. Tu vas travailler pour moi. Tu vas nettoyer, laver, vider les poubelles. Tu vas être l’esclave des autres filles, celles qui ont de la valeur. Tu vas être l’ombre des ombres. La chose des choses.
Je me redresse, dominant sa forme misérable.
— Tu as voulu te souvenir de nos visages ? Parfait. Tu vas passer le reste de ta misérable existence à te souvenir que c’est à cause de ces visages que ta vie ne vaut plus rien. Tu vas vivre dans la crasse que les autres laissent. Et chaque fois que tu auras soif, tu devras me supplier. Comme maintenant.
Je pose mon pied à côté du verre.
— Alors, vas-y. Supplie.
Les larmes recommencent à couler sur ses joues sales. La honte, plus forte que la soif, la paralyse.
— Je…, hoquette-t-elle.
— Plus fort.
— S’il vous plaît…, murmure-t-elle.
— Je ne t’ai pas entendue.
— S’IL VOUS PLAÎT ! crie-t-elle, la voix brisée.
Je regarde la détresse dans ses yeux, la façon dont son corps entier tremble. C’est réglé. Elle est brisée. Utile, d’une certaine manière. Un rappel constant pour Marco et Steve de leur faute. Un souffre-douleur pour les autres filles. Un exemple.
— Bien, dis-je froidement. Bois. Demain, le vrai travail commence.
Je tourne les talons et sors de la cellule, laissant Marco refermer la porte sur son gémissement. Dans le couloir, je me frotte les tempes.
— La prochaine fois que l’un de vous deux ramène un déchet pareil, c’est vous qui finirez dans la cellule. C’est compris ?
Leurs « oui, patron » craintifs sont la seule réponse.
Je regagne ma Bentley, l’image de cette fille misérable gravée dans mon esprit. Un échec. Une erreur. Mais une erreur que j’ai transformée en outil. C’est ça, le pouvoir. Prendre la merde que la vie vous jette et la modeler à son avantage.
Même la chose la plus laide peut avoir son utilité.
Ivy
Le lendemain matin, la porte grince à nouveau. Je sursaute, me réveillant en sursaut d’un sommeil agité. Mon corps est une seule courbature, ma gorge une plaie sèche. La mémoire de la veille me revient, cuisante : la voix de l’homme, Vance, son mépris, ma supplique humiliante. Le verre d’eau est toujours au milieu de la pièce, vide. Je l’ai lapé comme une chienne.
Ce n’est pas Vance qui entre, mais Marco. Son visage balafré est fermé, impénétrable. Il me jette un regard qui n’exprime plus la peur, mais une lassitude dégoûtée. Je ne suis plus une menace, je suis une corvée.
— Debout, grogne-t-il. Le patron a donné des ordres.
Il lance un paquet de tissu sur le sol près de moi. C’est une robe, d’un bleu fade et élimé, trop grande, du genre qu’on porte dans les hôpitaux.
— Mets ça. Et suis-moi.
Mes membres sont raides, ma tête bourdonnante, mais l’obéissance est déjà un réflexe. Je me change, tournant le dos à Marco. La robe flotte sur moi, accentuant ma maigreur naissante après deux jours de jeûne. Elle sent le renfermé.
Il m’emmène hors de la cellule, dans des couloirs que je n’ai pas vus la veille. Ici, le luxe est absent. Les murs sont nus, le linoléum usé. L’air est chargé d’une odeur mélangée de javel, de nourriture cheap et de parfum bon marché. Des rires aigus, forcés, me parviennent derrière certaines portes, entrecoupés de chuchotements et de pleurs étouffés. C’est un autre monde. Un monde en dessous.
Nous arrivons devant une porte marquée
« Douches ». Marco l’ouvre.
— Lave-toi. Tu pues. Tu as dix minutes. Je t’attends dehors.
IvyLa porte se verrouille derrière le cinquième. Le silence qui retombe n’est plus un silence, c’est le bruit blanc de l’épuisement total. Je reste allongée, les yeux ouverts sur la tache au plafond. Ma pensée, lente et gluante comme du goudron froid, s’accroche à un détail étrange, macabre.Ils se sont tous protégés.C’est mécanique, pour eux. Une précaution hygiénique, comme se laver les mains. Le petit sachet froissé jeté dans la poubelle rouillée est la seule trace de leur passage, avec l’argent. C’est une formalité. Pour eux. Pour moi, dans la lente descente aux enfers de mon esprit, cela devient une grâce perverse, une ironie trop cruelle.Heureusement. Le mot germe, hideux. Heureusement qu’ils prennent cette précaution. Sinon, avec tout cela… je pourrais attraper des choses. Des maladies. Salir mon corps encore plus. L’idée me fait presque rire, un rictus qui déchire mes lèvres gercées. Comme si quelque chose pouvait encore être « sali » ici. Comme si ce corps n’était pas déjà
IvyC’est la fin. La fin de quelque chose, peut-être juste la fin du jour. Je ne sais plus. Le temps a perdu sa forme, il n’est plus qu’une boue épaisse et répétitive, mesurée par l’entrée et la sortie des ombres.Le cinquième est parti. L’odeur de lui, un mélange de transpiration aigre et de désinfectant pour les mains, flotte encore dans la pièce. Je suis assise au bord du lit, les jambes écartées, le dos voûté. Mes reins sont une seule et immense douleur, une brûlure sourde qui irradie jusqu’à la base de mon crâne. Entre mes cuisses, c’est une plaie à vif, une sensation de verre pilé et de feu. Chaque respiration est un effort, chaque battement de cœur semble faire trembler mon corps épuisé.Mes yeux se posent sur la table de nuit. Sur l’argent.Bruno est venu ce matin, après le deuxième client. Il avait apporté un bol de soupe grise et froide.— T’es pas stupide, avait-il grommelé en le posant par terre. Les billets qu’ils te laissent, là. C’est pour toi. Le bordel, il est déjà pa
IvyLe cliquetis métallique de la clé dans la serrure déchire le silence comme un coup de couteau. Je sursaute. Mon corps engourdi par le froid du sol et la torpeur se raidit d’un seul coup. La porte s’ouvre. La silhouette massive de Bruno, le gardien, obstrue le cadre.Il ne me regarde même pas vraiment. Son regard glisse sur moi, recroquevillée contre le mur, comme on jette un œil à un objet déplacé.— Debout. Lave-toi. T’as cinq minutes. Y’en a un autre qui arrive.Il jette un torchon rêche et un savon industriel, vert et puant, sur le linoléum près de mes pieds. L’objet atterrit avec un bruit mou. Puis, sans un mot de plus, il recule et referme la porte. Le bruit du verrou qui reprend sa place est un verdict.Pendant un long moment, je ne bouge pas. Je fixe le torchon, les yeux secs et brûlants. Les sanglots sont retombés, laissant derrière eux une carapace de glace fragile. La pensée de bouger, de faire ce qu’on attend de moi, semble aussi insurmontable que de déplacer une montag
IvyLe silence est revenu. Un silence lourd, épais, qui semble absorber même le son de ma propre respiration. La porte est verrouillée. L’homme est parti. L’argent salé par son fantasme et mon mensonge repose sur la table de nuit. Je ne le touche pas. Je ne peux pas.Je me lève du lit, le corps lourd, les jambes flageolantes. Chaque pas est une épreuve. Je traîne mes pieds nus sur le linoléum froid et collant jusqu’au lavabo. La poignée de métal est glacée sous mes doigts. Je tourne le robinet. Un filet d’eau froide et rouillée en sort avec un gémissement. Je me penche, éclaboussant mon visage, essayant de laver la sensation de ses mains, de son souffle, de son poids. L’eau mélangée au maquillage bon marché coule en traînées grises et roses dans l’évier fissuré. Je frotte, plus fort, jusqu’à ce que ma peau soit rouge et irritée. Mais la souillure est en dessous. Elle est incrustée.Quand je relève la tête, mon reflet dans le miroir fêlé me fait horreur. Les yeux sont deux trous noirs,
IvyIl n’est pas ivre, du moins pas complètement. Il est plus jeune, vêtu d’un uniforme de livreur, les mains encore sales de cambouis. Il a un visage ordinaire, presque timide. Il ne se rue pas sur moi.— Bonsoir, murmure-t-il en refermant la porte.Il me regarde, assise sur le lit, et son regard n’est pas vide. Il y a une curiosité, une nervosité qui ressemble presque à de la retenue. Un espoir absurde et dangereux naît en moi. Peut-être… Peut-être que celui-là…— S’il vous plaît…, je commence, ma voix est une corde rauque, rarement utilisée pour parler. Je… je vous en supplie.Il s’arrête, surpris.— Qu’est-ce qu’il y a ?Je rassemble tout mon courage, le peu qui me reste. Je baisse les yeux, jouant une modestie qui n’est plus qu’un lointain souvenir.— Je… je n’ai jamais… Je suis vierge.Les mots sortent dans un souffle. C’est un mensonge, bien sûr. Un mensonge usé, que j’ai entendu certaines filles plus rusées utiliser pour obtenir un peu plus d’argent ou une once de gentillesse.
IvyLa pièce est carrelée de blanc, humide et froide. Il y a plusieurs pommeaux de douche, sans rideau. Je tourne le robinet. De l’eau froide en sort, glaciale. Je n’ose pas chercher le chaud. Je me déshabille et me glisse sous le jet. L’eau est un choc, un supplice et une bénédiction. Je frotte ma peau avec un savon rugueux et industriel qui pique les yeux, essayant d’enlever la crasse, l’odeur de peur, la souillure. L’eau qui ruisselle à mes pieds est grise. Je lave mes cheveux, les ringant encore et encore, comme si je pouvais rincer les souvenirs.Quand je ressors, grelottante, Marco me jette une serviette mince et rêche.— Secoue-toi. C’est l’heure.Il ne me mène pas vers les salons luxueux que j’imagine, mais dans une petite pièce exiguë qui sert de bureau. Une femme est assise derrière un bureau. Elle doit avoir la quarantaine, mais son visage est tiré, durci par la vie. Ses yeux, cernés de khôl, me toisent sans la moindre empathie. C’est Olga. Je l’apprendrai plus tard.— La n