Chapitre 2 - Les chaînes dorées

Le lendemain du gala s'étirait comme une traînée de parfum dans les couloirs encore imprégnés de luxe et de faux sourires. Les domestiques s'activaient en silence, rangeant les verres en cristal, frottant les traces d'une soirée trop parfaite. Mais au premier étage, une jeune femme restait immobile, comme figée dans un monde qui n'était plus le sien.

Belvida fixait le plafond de sa chambre aux moulures d'or, incapable de penser à autre chose qu'à ce regard. Ce regard qu'elle n'aurait jamais dû croiser. Il ne lui avait rien dit, pourtant. Aucun mot, aucune expression. Mais il y avait eu dans la posture de cet homme en uniforme une sincérité muette, une vérité discrète, presque douloureuse.

Elle ignorait son nom. Elle savait simplement qu'il était nouveau parmi le personnel de sécurité, qu'il ne se mêlait à personne, qu'il ne parlait pas plus qu'il ne souriait. Ce soir-là, au gala, il s'était tenu à distance, comme s'il voulait se fondre dans les murs. Mais elle l'avait vu. Et depuis, elle ne parvenait plus à le chasser de ses pensées.

Dans les heures qui suivirent, Belvida ne prononça presque pas un mot. Elle descendit pour le petit-déjeuner dans la véranda, là où les vitres fumées la protégeaient des regards extérieurs. Blandine, sa mère, y trônait déjà, élégante, parfaite, toujours prête à jouer la comédie du bonheur familial.

- Tu as fait sensation hier soir, ma chérie, dit-elle en sirotant son café. Le fils Delamontagne n'avait d'yeux que pour toi.

Belvida esquissa un sourire mécanique.

- C'est un garçon poli.

- C'est un héritier, Belvida. L'un des plus convoités de la capitale. Rodrigo était ravi de votre conversation.

Elle détourna les yeux. Encore Rodrigo. Encore ce poids sur ses épaules, invisible mais terriblement présent. Son père n'avait même pas pris la peine de venir ce matin, comme souvent après un événement mondain. Il lui suffisait d'envoyer des ordres, et les choses suivaient leur cours.

Mais le cœur de Belvida ne battait pas pour les Delamontagne. Il battait plus vite quand elle descendait les marches de la villa et qu'elle croisait, à quelques mètres, l'ombre discrète d'un homme aux épaules larges, au regard droit et impassible. Il battait plus fort quand, entre deux battements de routine, un souffle d'imprévu effleurait sa vie.

Ce jour-là, elle le vit à nouveau.

Il était là, au portail sud, en train de vérifier le système de surveillance. Un vent léger soufflait, faisant danser les feuilles du magnolia. Belvida ne s'était pas annoncée, elle voulait juste... passer. Elle prétendit regarder les plantes, mais ses yeux étaient ailleurs. Lui, ne leva même pas la tête.

Et pourtant, elle le sentit. Il savait qu'elle était là. Comme un accord tacite, un non-dit entre deux mondes opposés.

Elle remonta dans sa chambre, le cœur agité. Elle ne voulait pas ressentir ça. Elle ne voulait pas être troublée par un homme dont elle ignorait tout. Ce n'était qu'un garde. Et elle, elle était la fille du milliardaire. Elle avait des obligations. Une image à tenir. Un destin à suivre.

Mais cette cage dorée lui paraissait de plus en plus étroite.

Le soir venu, Rodrigo organisa un dîner plus restreint. Un conseiller financier, deux associés, et bien sûr, Belvida à ses côtés. Elle avait enfilé une robe ivoire, ses cheveux brillants tombaient en cascade sur ses épaules. Mais son regard était ailleurs. Elle entendait les conversations, sans vraiment les écouter.

- ...et avec une union entre nos deux familles, nos actions grimperaient encore, disait l'un des associés.

- Belvida est d'accord, n'est-ce pas ? lança Rodrigo avec un sourire entendu.

Elle hocha la tête, mécaniquement.

Mais à cet instant, elle pensa à lui. À cet homme au regard honnête. Et une pensée insensée traversa son esprit : fuir. Fuir ce monde, fuir ce rôle qu'on lui imposait, fuir vers quelque chose de vrai. Ou du moins, essayer.

La nuit tomba doucement, enveloppant la villa dans un silence feutré.

Belvida se leva tard. Elle ouvrit les rideaux de sa chambre, comme pour chercher un signe dans l'obscurité. Et là, dans la pénombre du jardin, elle le vit.

Il marchait lentement, le dos droit, les mains croisées dans le dos. Il faisait sa ronde, sûrement. Rien d'inhabituel. Mais pour elle, c'était tout.

Elle s'approcha de la vitre, posa sa main contre le verre. Il ne l'avait pas vue. Il n'avait même pas levé les yeux.

Mais elle, elle le regardait.

Et sans comprendre pourquoi, sans même chercher à se l'expliquer, elle sut que quelque chose avait déjà commencé.