LUCIANOLa salle est la même depuis vingt ans.Un salon immense, sans chaleur. Le genre de pièce conçue pour impressionner, pas pour accueillir. Les murs sont recouverts de tableaux de maîtres, la cheminée tourne au gaz, et le plafond résonne du vide. Une odeur de cuir, de cigare froid et d’orgueil saturé flotte encore dans l’air. Rien n’a changé, sauf moi.Lui, non plus, n’a pas changé.Donato Velardi. Mon géniteur. L’homme aux doigts crochus sur le monde.Assis dans son fauteuil de cuir noir, trône déguisé en meuble, il incarne toujours le même empire muet : implacable, poli, inhumain. Une main posée sur l’accoudoir, l’autre tenant un verre de whisky hors de prix qu’il ne boira pas. Il ne boit pas. Il ne flanche pas. Il ne ressent rien sauf peut-être la victoire. Et ce soir, il est persuadé qu’il va l’obtenir une fois de plus.Il me fait signe de m’asseoir.Je reste debout.Il ne commente pas. C’est un duel. Les premières secondes comptent. Il attend que je me plie. Que je joue le r
LUCIANOOn ne choisit pas sa naissance.Mais parfois, il faut la renier pour rester vivant.Je suis né dans une maison qui surplombe la mer, bâtie sur la falaise comme une menace dressée contre les éléments. Tout y était silence, marbre et lignes nettes. Pas un rire. Pas une erreur visible. Juste l’ombre des hommes trop puissants pour tomber.Mon père s’appelle Donato Velardi.L’homme le plus riche du pays.Un empire construit sur le pétrole, le béton, la politique et la peur. Il ne possède pas seulement des entreprises. Il possède des hommes. Des décisions. Des voix. Des pays.Et il m’a toujours regardé comme un investissement.Pas un fils. Pas un être vivant. Un prolongement.Quand j’étais petit, il ne m’a jamais pris dans ses bras. Il me serrait la nuque, comme on vérifie la colonne d’un cheval avant la course. Il me testait. Il me forgeait. Il me plaçait dans des écoles où la cruauté était une vertu. Il m’observait, sans jamais m’aimer.Mais il y avait elle.Ma mère.Elena.La seu
SASHALe silence n’a pas disparu.Il s’est juste déplacé. De la bouche d’Alexeï à mes veines. Il s’est glissé dans mes côtes, a serpenté le long de ma gorge, et maintenant, il pulse dans ma tempe comme une alarme muette. J’ai cru qu’en prononçant ces mots, en tenant tête à celui qui m’a façonnée, j’allais me libérer.Mais on ne casse pas ses chaînes sans entendre le bruit de métal dans son propre sang.Je marche lentement dans le couloir désert. Chaque pas résonne comme un tambour de guerre dans mes oreilles. Et pourtant, je me sens plus vivante que jamais. Plus nue, peut-être. Mais vivante. Exposée. Choisie.J’ai dit non. À Alexeï. Pour la première fois sans réserve. Pas dans le cadre d’un plan. Pas pour gagner du temps. Pas pour infiltrer un cercle.Non. Pour moi.Je trouve une porte entrouverte et m’y glisse. Salle d’archives, vide. Je ferme derrière moi. Je m’appuie contre le battant comme si je venais d’échapper à une explosion. Mes mains tremblent. Enfin. Il fallait que ça sorte
SASHAJe croyais avoir trouvé un souffle. Une seconde d’air libre. Un couloir vide. Un entre-deux.Mais il est là.Adossé au mur, bras croisés. Comme s’il m’attendait depuis toujours. Comme s’il savait que je passerais par là. Alexeï ne laisse jamais rien au hasard.Le même regard qu’à mes débuts. Droit. Impassible. Calculateur. Mais aujourd’hui, ce n’est plus de l’évaluation. C’est un jugement. Une sentence en gestation.— On ne t’a jamais appris à dissimuler correctement, Sasha.Sa voix est basse. Égale. D’un calme chirurgical. Mais je sens le métal sous les mots. Il ne parle pas pour comprendre. Il parle pour atteindre.Je m’arrête net. Une seconde de flottement entre nous. Son ombre me coupe presque le souffle. Mais je reste droite.Je le détaille. Les tempes blanchissent. Les yeux se sont creusés. Mais sa posture est toujours celle d’un homme qui pense pouvoir tout contrôler, même la chute des autres.— Tu crois savoir, dis-je.— Je vois, répond-il. Et c’est déjà trop.Il fait un
SASHALes voix se taisent dès que nous entrons.Pas brutalement. Non. Ce n’est pas un silence franc, assumé. C’est plus insidieux. Une vague sourde qui reflue, laissant derrière elle un sable de suspicion. Une tension presque imperceptible, mais qui serre la gorge comme une main invisible. Une crispation collective que personne ne nomme, mais que tout le monde ressent.Ils nous observent.Pas ouvertement. Pas comme on guette un ennemi. Plutôt comme on guette une anomalie. Un changement de température dans une pièce réputée froide. Une anomalie dans le code. Une faille.Ils sentent que quelque chose a bougé. Et ils ont raison.Luciano entre le premier. Droit. Silencieux. Froid. Comme un couteau bien affûté.Il n’a rien d’un homme qui vient de se perdre dans une nuit d’abandon. Et pourtant, je sais. Je suis la seule à savoir ce que ses mains ont tremblé contre ma peau. Ce que son souffle a murmuré contre ma gorge. Ce qu’il a laissé tomber fierté, peur, mémoire pour m’atteindre.Il avanc
SASHAIl dort encore.Et moi, je reste là. Immobile. Prisonnière volontaire de cette étreinte que le monde ignore.Je devrais me lever. Récupérer mes vêtements épars. Me rhabiller de silence et de distance. Regarder l’heure. Réendosser l’armure.Mais je n’en fais rien.Je demeure allongée sur ce canapé trop étroit, trop rugueux, dans ce recoin oublié du QG, où le monde ne frappe pas encore. Sa peau contre la mienne, son souffle chaud au creux de mon cou, ses bras serrés autour de ma taille avec la maladresse d’un homme qui n’a jamais appris à garder sans blesser.Il dort d’un sommeil rare. Profond. Celui des combattants qui ne s’autorisent jamais à tomber. Il dort comme on lâche prise après des années de lutte. Comme on s’effondre, enfin, sur un rivage qu’on croyait inaccessible.Et moi, je le regarde.Je le scrute dans cette demi-obscurité, comme on contemple un miracle fragile.Il est beau.Pas d’une beauté tranquille ou facile. Pas celle qu’on affiche dans les couloirs. Il est beau