SASHAJe croyais avoir trouvé un souffle. Une seconde d’air libre. Un couloir vide. Un entre-deux.Mais il est là.Adossé au mur, bras croisés. Comme s’il m’attendait depuis toujours. Comme s’il savait que je passerais par là. Alexeï ne laisse jamais rien au hasard.Le même regard qu’à mes débuts. Droit. Impassible. Calculateur. Mais aujourd’hui, ce n’est plus de l’évaluation. C’est un jugement. Une sentence en gestation.— On ne t’a jamais appris à dissimuler correctement, Sasha.Sa voix est basse. Égale. D’un calme chirurgical. Mais je sens le métal sous les mots. Il ne parle pas pour comprendre. Il parle pour atteindre.Je m’arrête net. Une seconde de flottement entre nous. Son ombre me coupe presque le souffle. Mais je reste droite.Je le détaille. Les tempes blanchissent. Les yeux se sont creusés. Mais sa posture est toujours celle d’un homme qui pense pouvoir tout contrôler, même la chute des autres.— Tu crois savoir, dis-je.— Je vois, répond-il. Et c’est déjà trop.Il fait un
SASHALes voix se taisent dès que nous entrons.Pas brutalement. Non. Ce n’est pas un silence franc, assumé. C’est plus insidieux. Une vague sourde qui reflue, laissant derrière elle un sable de suspicion. Une tension presque imperceptible, mais qui serre la gorge comme une main invisible. Une crispation collective que personne ne nomme, mais que tout le monde ressent.Ils nous observent.Pas ouvertement. Pas comme on guette un ennemi. Plutôt comme on guette une anomalie. Un changement de température dans une pièce réputée froide. Une anomalie dans le code. Une faille.Ils sentent que quelque chose a bougé. Et ils ont raison.Luciano entre le premier. Droit. Silencieux. Froid. Comme un couteau bien affûté.Il n’a rien d’un homme qui vient de se perdre dans une nuit d’abandon. Et pourtant, je sais. Je suis la seule à savoir ce que ses mains ont tremblé contre ma peau. Ce que son souffle a murmuré contre ma gorge. Ce qu’il a laissé tomber fierté, peur, mémoire pour m’atteindre.Il avanc
SASHALe silence n’a pas disparu.Il s’est juste déplacé. De la bouche d’Alexeï à mes veines. Il s’est glissé dans mes côtes, a serpenté le long de ma gorge, et maintenant, il pulse dans ma tempe comme une alarme muette. J’ai cru qu’en prononçant ces mots, en tenant tête à celui qui m’a façonnée, j’allais me libérer.Mais on ne casse pas ses chaînes sans entendre le bruit de métal dans son propre sang.Je marche lentement dans le couloir désert. Chaque pas résonne comme un tambour de guerre dans mes oreilles. Et pourtant, je me sens plus vivante que jamais. Plus nue, peut-être. Mais vivante. Exposée. Choisie.J’ai dit non. À Alexeï. Pour la première fois sans réserve. Pas dans le cadre d’un plan. Pas pour gagner du temps. Pas pour infiltrer un cercle.Non. Pour moi.Je trouve une porte entrouverte et m’y glisse. Salle d’archives, vide. Je ferme derrière moi. Je m’appuie contre le battant comme si je venais d’échapper à une explosion. Mes mains tremblent. Enfin. Il fallait que ça sorte
SASHANous ne sommes pas remonté tout de suite.Trop de vide dans les couloirs. Trop de jugements dans les regards.Alors je l’ai guidé vers les quartiers isolés, ceux qu’on utilise rarement.Une ancienne salle d’observation oubliée. Fenêtres calfeutrées. Rideaux lourds. Silence épais.Là, personne ne viendra.Là, on peut respirer sans armure.Je verrouille la porte.Luciano ne dit rien.Il ne sourit pas. Mais il ne recule pas non plus.Il me regarde comme on regarde une faille qu’on redoute de traverser. Mais qu’on désire plus encore.Je m’approche.Nos ombres s’effleurent avant nos corps.— Tu es sûre ? demande-t-il, sa voix plus rauque que d’habitude.— Non, je souffle. Mais j’en ai envie.Je pose mes doigts sur les siens. Il ne bouge pas.Il me laisse choisir.Et moi, je choisis le feu.Il fait un pas, puis un autre.Ses mains tremblent un peu quand elles viennent encadrer mon visage.Je ferme les yeux. Je retiens un frisson.— Tu as froid ?— Non. J’ai peur que tu partes.Il s’ap
SASHAQG, Salle des interfaces, deux étages sous la surfaceLe café est froid.L’ordinateur clignote devant moi.Et pourtant, je suis ailleurs. Très loin d’ici. Très loin de maintenant.Je revois ses yeux sur le toit. Ses mains glacées dans les miennes. Ce souffle mêlé au mien.Et cette promesse qu’il a laissée tomber comme une arme déposée : "Je mourrai plus. Pas tant que t’es là."Mais combien de temps tiendra-t-il ? Combien de temps avant qu’un autre plan, une autre folie, une autre guerre intérieure ne le rattrape ?C’est pour ça que je suis descendue ici.Pas pour fuir. Pour anticiper. Pour comprendre.Je tapote quelques lignes de code. Les caméras de surveillance du sous-sol se brouillent. Volontairement.Il ne sait pas que je les ai cryptées. Qu’aucune trace de ce qu’il a désactivé ne remontera sans passer par moi.Ce n’est pas une trahison.C’est une précaution.Parce qu’aimer Luciano, c’est toujours marcher sur le fil, entre la lumière et l’abîme.Le bruit d’une porte qui gli
SASHAToit du QG, entre ciel noir et vents froidsJe n’arrive plus à rester en bas.Trop de couloirs. Trop de visages. Trop d’air étouffé.Alors je suis remontée.Là où la ville bruisse, là où les néons clignotent comme des cœurs battants.Je suis revenue sur le toit.Là où je l’ai vu partir, la dernière fois.Luciano.Mes bras sont croisés contre ma poitrine. Pas pour me réchauffer. Pour me contenir.Parce que si je les lâche, je tombe en morceaux.Le vent mord ma peau nue, mais je m’en fous.Le froid est un rappel que je suis encore là.Pas comme lui.Pas comme son silence.Il a disparu dans les étages inférieurs il y a une heure.Personne ne m’a dit où.Mais moi je sais.Je sais ce que ça signifie quand il descend dans les profondeurs.Ce n’est pas un repli.C’est un adieu.Et moi, je reste là, immobile, avec cette phrase qu’il m’a laissée en suspend :“Tu m’as déjà.”Et pourtant il part.Et pourtant il s’efface.Et pourtant il me fuit.Je passe une main tremblante sur mon visage.