LOGINLilith
Le lit est trop grand, trop froid. Je suis allongée au centre, recroquevillée, les draps de soie rêche glissant sur ma peau comme des serpents. L’obscurité de la chambre n’est pas bienveillante. Elle est lourde, pleine de menaces silencieuses. Chaque ombre bouge, chaque craquement du vieux manoir est le pas de l’un d’eux, venant me chercher.
Je ferme les yeux, je serre les paupières, espérant me réveiller dans mon petit appartement, avec le bruit de la ville en contrepoint et l’odeur du café du voisin. Mais je ne sens que la poussière ancienne et le parfum entêtant des fleurs fanées dans un vase sur la cheminée.
Comment en suis-je arrivée là ?
La question cogne contre les parois de mon crâne, lancinante. La réponse est là, tapie dans un coin de ma mémoire, aussi noire et visqueuse que le pétrole.
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C’était il y a un mois. Peut-être deux. Le temps a perdu son sens dans ce lieu.
J’étais serveuse au « Bistrot des Anges », un nom ironique maintenant. Je vivais ma vie, petite, tranquille, faite de factures à payer et de rêves trop grands pour mon studio. Et il y avait mon frère, Leo. Mon adorable, mon irresponsable, mon catastrophique de frère, Leo.
Leo avec ses sourires désarmants et ses dettes de jeu qui s’accumulaient comme des feuilles mortes.
Ce soir-là, il était venu me voir au restaurant, le visage décomposé, les mains tremblantes.
— Lilith, il faut que tu m’aides.
Sa voix était une plainte, un souffle. Je savais, j’avais toujours su que cela finirait mal.
— Qu’as-tu fait, Leo ?
Il avait secoué la tête, des larmes dans les yeux.
— J’ai encore perdu. Beaucoup. Trop. Cet homme… Damian… il n’est pas comme les autres. Il ne plaisante pas.
Le nom avait résonné étrangement, lourd d’une menace que je ne pouvais pas encore concevoir. J’avais haussé les épaules, épuisée.
— Je n’ai plus d’argent, Leo. Tu as déjà tout pris.
— Ce n’est pas de l’argent qu’il veut.
Ses mots m’avaient glacée.
— Quoi alors ?
Il n’avait pas pu me regarder en face.
— Il veut te voir.
Le monde s’était mis à tourner. Me voir ? Moi ? Une serveuse sans histoire ? Cela n’avait aucun sens. J’avais refusé, bien sûr. Crié, pleuré. Mais Leo était revenu, nuit après nuit, de plus en plus hagard, de plus en plus désespéré. Il parlait de doigts brisés, de menaces qui n’étaient plus des mots mais des promesses écrites dans la chair.
Puis, il avait disparu.
Deux jours de silence. Et puis, un appel sur mon téléphone portable, un numéro inconnu. La voix qui avait répondu n’était pas celle de Leo. Elle était calme, polie, et d’une froideur mortelle.
— Mademoiselle Leroy ? Votre frère est notre invité. Si vous voulez le revoir en un seul morceau, vous vous présenterez à cette adresse demain, 20 heures précises.
J’y étais allée. Seule, stupide, terrifiée. C’était un entrepôt désaffecté au bord de la rivière. L’odeur de rouille et d’eau croupie.
Et il était là. Damian.
Assis sur une chaise en métal, au milieu du néant, il lisait un journal comme s’il était dans son club privé. Il avait levé les yeux à mon entrée, et ce regard gris m’avait transpercée, m’évaluant, me jaugeant, me possédant déjà.
— Lilith, avait-il dit, comme s’il nous connaissait depuis toujours. Votre frère a une dette. Il prétend ne pas pouvoir la payer.
— Je… je n’ai pas d’argent, avais-je balbutié, le cœur battant à tout rompre.
— Je le sais. Mais il a autre chose. Vous.
Le sol avait semblé se dérober sous mes pieds.
— Quoi ?
— Vous venez vivre avec moi. Vous vous soumettez à mes règles. Pendant un an. En échange, la dette de votre frère est effacée, et il retrouve sa liberté.
— Vous êtes fou ! avais-je crié.
Il avait posé son journal, lentement. Puis, il avait fait un signe à l’ombre derrière lui. Cain était apparu, traînant Leo avec lui. Mon frère avait un œil fermé, tuméfié, et sa lèvre était fendue. Il pleurait sans bruit, comme un enfant perdu.
— Refusez, et Cain commencera par lui briser les doigts, avait expliqué Damian avec la même placidité. Un par un. Puis les orteils. Nous verrons jusqu’où il faudra aller avant que vous acceptiez.
Le regard de Cain brillait d’une excitation malsaine. Il tenait une barre de fer.
Je les avais détestés à cet instant. Je les avais haïs plus que je n’avais jamais haï personne. Mais en regardant Leo, tremblant, brisé, je n’avais pas eu le choix. Il n’y avait jamais eu de choix.
— D’accord, avais-je chuchoté, les larmes coulant sur mes joues. Lâchez-le.
Damian avait eu un petit sourire, un mince trait de satisfaction sur son visage de marbre.
— Sage décision.
Cain avait lâché Leo, qui s’était effondré en sanglotant. On m’avait prise par le bras, escortée vers une voiture noire aux vitres teintées. Ma dernière image de mon ancienne vie fut celle de mon frère, recroquevillé sur le sol sale, qui ne me regardait même pas.
Je l’avais sauvé.
Et je m’étais perdue.
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Un bruit dans le couloir me fait sursauter, me ramenant brutalement dans la chambre froide du manoir. Un pas lourd, assuré. Ce n’est pas la démarche feutrée de Damian. C’est celle de Cain.
Mon corps se fige, puis se met à trembler de plus belle. La poignée de la porte tourne. La panique m’envahit, un goût de cuivre dans la bouche. Je me soulève sur un coude, les yeux rivés sur la porte qui s’ouvre, lentement, dans un grincement sinistre.
La silhouette massive de Cain se découpe dans l’encadrement, remplissant l’espace. Il ne dit rien. Il me regarde, allongée sur le lit, et son sourire est une promesse de violence.
La dette de Leo était payée.
Mais la mienne,elle, ne faisait que commencer.
LilithLe jour se lève, gris et indifférent. Je me lève, le corps lourd, l'esprit engourdi. La nuit avec Cain m'a laissée changée. Quelque chose s'est brisé à l'intérieur, et à la place, il ne reste qu'une froide acceptation. Je suis sa propriété. La chose de Cain. L'idée, autrefois insupportable, est devenue un fait, une vérité biologique aussi réelle que la cicatrice sur mon bras.Mme Arlette entre avec le petit-déjeuner. Son regard, habituellement vide, s'attarde une fraction de seconde sur moi. Y voit-elle la différence ? La marque invisible que Cain a laissée ? Je baisse les yeux, incapable de soutenir son regard, même le sien.Damian me convoque dans son bureau plus tôt que d'habitude. Il est debout devant la grande fenêtre, contemplant les jardins. Il se retourne à mon entrée. Ses yeux gris me scrutent, analysant, évaluant. Il voit tout. Il doit voir l'empreinte de Cain sur moi, l'ombre qui s'est étendue dans mon âme.— Vous avez l'air fatiguée, Lilith, observe-t-il, sa voix ne
LilithLa nuit est épaisse, sans lune. Le manoir semble retenir son souffle, chaque craquement amplifié par le silence oppressant. Je suis allongée dans l'obscurité, les yeux grands ouverts, sachant que ma déclaration à Damian lui a donné une permission tacite. Une invitation. L'attente est devenue une torture en soi, un compte à rebours vers une violation inévitable.La clé tourne dans la serrure. Le son est terriblement familier maintenant. Mon corps se tend, chaque muscle se préparant à l'assaut. La porte s'ouvre, et sa silhouette massive obstrue la lumière du couloir avant de refermer le monde derrière lui.Cain. Il ne sent pas le whisky ce soir. Il sent le propre, le savon, et une détermination froide qui est bien plus effrayante que sa fureur habituelle. Il se tient là un moment, laissant mes yeux s'habituer à sa présence dans la pénombre.— Tu m'attendais, hein ? sa voix est basse, un murmure rauque qui caresse l'air.Je ne réponds pas. Je ne peux pas. Ma gorge est nouée.Il s'
LilithLes jours qui suivent se fondent en une succession de moments étouffants, chacun pesant un peu plus lourd sur mes épaules. Je vis dans un état d'hypervigilance constant, chaque nerf à vif. La gouvernante, dont j'ai appris qu'elle se nomme Mme Arlette, est un spectre silencieux qui apporte mes repas, nettoie ma chambre et m'accompagne lorsque Damian l'exige. Elle est un prolongement du manoir, aussi froid et impersonnel que les murs de pierre.Damian me convoque dans son bureau, une pièce sombre tapissée de livres de droit et de comptabilité. Il m'observe travailler sur des dossiers, corriger des lettres, apprendre les rouages de son empire. C'est une torture raffinée. Utiliser mon esprit, ce qui me reste de plus personnel, pour servir celui qui me détruit. Il me parle peu, se contentant de donner des ordres brefs. Son regard, cependant, ne me quitte jamais. Il étudie mes réactions, mes silences, la façon dont mes doigts tremblent parfois sur le clavier. Il cartographie mon âme,
LilithLe contrat. Ses mots dansent devant mes yeux, gravés au fer rouge dans ma mémoire bien après que la gouvernante l'ait ramassé et soit sortie, me laissant seule avec Cain. Garantie. Intérêts. Douloureux. Chaque terme est un crochet enfoncé dans ma chair, me reliant à Leo, où qu'il soit. Une laisse invisible, mais dont la traction pourrait lui briser la nuque.Cain n'a pas bougé. Il est adossé au chambranle de la porte, les bras croisés, me dévisageant avec une intensité nouvelle. Ce n'est plus la colère brute de tout à l'heure. C'est quelque chose de plus calculé, de plus pervers. La révélation du contrat a changé la donne. Pour lui, pour moi. Pour tout.— Alors comme ça, petite oiseau, commence-t-il, sa voix un ronronnement rauque, ton frère est la clé de ta cage. Intéressant.Je ne réponds pas. Je reste à genoux, le regard fixé sur la place où le document était posé. Si je ne bouge pas, si je ne respire pas, peut-être que le sol va m'engloutir.— Tu sais, poursuit-il en se pou
LilithLa lumière de l'aube filtre à travers les barreaux de la fenêtre, dessinant des lignes pâles et tristes sur le sol. Je n'ai pas dormi. Mes yeux sont secs et brûlants, mes membres lourds comme du plomb. L'angoisse de la nuit, le souvenir des grattements et de cette respiration de l'autre côté de la porte, sont encore ancrés dans ma chair, plus tenaces que la douleur de ma blessure.Comme un automate, je me lève lorsque la gouvernante entre avec le plateau du petit-déjeuner. Son regard glisse vers mon bras, où la coupure de Cain a séché en une traînée rouge et noire, mais son expression ne change pas. Elle dépose le plateau.—Monsieur Damian vous attend dans la salle à manger dans trente minutes, annonce-t-elle de sa voix monocorde. Il exige que vous soyez présentable.Présentable. Le mot résonne amèrement dans mon esprit vide. Comment être présentable quand on vous a volé votre âme ?Je me lave rapidement, l'eau froide ravivant la douleur de ma blessure. Je n'ai rien d'autre à m
LilithLe sang a fini par coaguler, formant un lacis noirâtre et douloureux sur ma peau. Personne n'est venu panser la blessure. Personne n'a prononcé un mot de réconfort. La gouvernante m'a jeté un regard vide en apportant le dîner , une assiette de soupe froide et un morceau de pain , puis est repartie sans un bruit. La solitude dans cette chambre est pire que tout. C'est un silence qui pèse, qui étouffe, peuplé des échos de leurs voix et du souvenir de la lame sur ma chair.La nuit est tombée, drapant le manoir dans une obscurité épaisse. Les murs semblent se resserrer, les ombres s'animer. Je reste assise sur le lit, le dos contre la tête de lit en bois sculpté, les genoux remontés contre ma poitrine. Je serre mon bras blessé contre moi. Chaque pulsation douloureuse est un rappel : je ne suis plus humaine. Je suis une chose. Une propriété endommagée.Un bruit.Subtil. Presque imperceptible. Ce n'est pas le pas lourd de Cain, ni la démarche assurée de Damian. C'est un frottement. C







