MasukLéo
Les jours suivants sont un brouillard de peur et de vigilance. Je vis les volets clos, sursautant au moindre craquement, au plus léger hurlement au loin. Le nom Elias tourne en boucle dans ma tête, une mélodie sombre et obsédante. Ses paroles me hantent. « Tu sens comme l’autre rive. » Qu’est-ce que cela veut dire ? Son regard doré, plein d’une faim qui n’était pas seulement pour la chaire, est gravé au fer rouge derrière mes paupières.
Mais une autre image, tout aussi puissante, persiste : celle de l’être sylvestre, de ses bois d’ébène et de son regard de mousse tranquille. Ce rêve était plus réel que n’importe lequel de mes souvenirs. C’était un souvenir, lui aussi, mais d’un endroit où je n’avais jamais mis les pieds.
La peur finit par céder la place à une curiosité brûlante, plus forte que tout. Je ne peux pas rester enfermé ici à pourrir, à attendre que le loup-garou décide de franchir la porte. Je dois comprendre. Je dois retrouver cette clairière.
Armé d’un vieux couteau rouillé trouvé dans un tiroir de la cuisine, et d’un courage largement factice, je m’enfonce dans la forêt en ce cinquième jour. Le soleil perce à peine la canopée, dessinant des rais de lumière poussiéreuse. Je marche au hasard, guidé par une intuition sourde, une pulsion qui me tire vers le nord-est. L’air est différent ici, plus chargé, plus vivant. Les oiseaux chantent, mais leur chant semble être une mélodie ancienne, porteuse de messages que je ne déchiffre pas.
Après des heures d’errance, les pieds douloureux et le moral en berne, je suis sur le point de rebrousser chemin quand je commence à l’entendre. Un son à peine perceptible, une mélodie de flute lointaine, ou peut-être le simple bruissement du vent dans les feuilles d’une essence d’arbre inconnue. C’est le chant de mon rêve.
Mon cœur fait un bond. Je me mets à courir, bousculant les branches basses, suivant la musique comme un fil d’Ariane. La végétation devient plus dense, plus verte, presque irréelle. Les fleurs semblent plus brillantes, l’air plus doux. Et soudain, je débouche dans la clairière.
C’est exactement comme dans mon rêve. L’herbe est plus verte, les fleurs plus vives, et un arbre colossal, un chêne au tronc large comme trois hommes, trône au centre. Et adossé à lui, il est là.
Kael.
Le nom me vient à l’esprit instinctivement, comme une évidence.
Il n’est pas un rêve. Il est plus réel, plus tangible que tout ce que j’ai jamais connu. La lumière joue sur les muscles de son torse, sur les motifs d’écorce qui dessinent des arabesques le long de ses flancs. Ses bois ne sont pas un accessoire ; ils font partie de son être, nobles et vivants. Ses yeux verts, d’une profondeur abyssale, se posent sur moi, et je vois en eux une curiosité bienveillante, une sagesse qui semble aussi ancienne que la forêt elle-même.
Je reste figé sur le bord de la clairière, incapable de bouger, de parler. La peur a disparu, remplacée par une sensation d’émerveillement si intense qu’elle en est presque douloureuse.
— Tu es revenu.
Sa voix n’est pas un son. C’est une vibration qui résonne directement dans mon crâne, chaude et enveloppante comme le soleil sur la pierre. Elle est calme, mélodieuse.
— Je… Je vous ai vu en rêve, parviens-je à bafouiller, ma propre voix semblant misérable et rauque en comparaison.
Un sourire effleure ses lèvres.
— Les rêves sont les portes les plus directes vers mon domaine. Tu as été appelé. Ton esprit est… réceptif. Plus que la plupart des tiens.
Il se redresse, et sa simple stature, pleine de grâce et de puissance, me coupe le souffle. Il s’approche, sans hâte. Je devrais avoir peur, je devrais fuir. Mais je ne bouge pas. Je suis ensorcelé. L’odeur qui émane de lui est celle de la terre après la pluie, de la mousse et de la sève fraîche.
Il s’arrête à quelques centimètres de moi. Sa chaleur irradie jusqu’à ma peau. Il lève une main et, d’un geste d’une infinie douceur, effleure ma joue. Un choc électrique parcourt tout mon corps, un mélange explosif de surprise, de désir et de reconnaissance. Sa peau est plus douce que je ne l’imaginais, et vivante, comme l’écorce lisse d’un jeune arbre.
— Tu sens l’inquiétude sur toi. La peur. Le loup t’a marqué.
— Elias, dis-je dans un souffle.
Le nom résonne dans la clairière comme une profanation. Une ombre passe dans les yeux verts de Kael.
— Le Solitaire. Son feu consume tout, même lui-même. Il te désire, car ton âme calme pourrait apaiser sa tempête. Mais il te briserait sans le vouloir.
Sa main glisse de ma joue jusqu’à mon cou, puis mon épaule. Son toucher est ferme, rassurant. C’est l’antithèse du désir sauvage et possessif d’Elias. C’est une invitation.
— Ici, tu es en sécurité. Ici, avec moi, tu n’as pas à avoir peur.
Je ferme les yeux, submergé par la sensation. Les résistances, les doutes, la peur accumulée depuis mon arrivée, tout semble se dissoudre sous ses doigts. Je me sens compris, protégé, désiré pour ce que je suis, pas pour une promesse de salut.
— Reste, Léo.
Il connaît mon nom. Bien sûr qu’il le connaît.
Quand j’ouvre les yeux, son visage est si proche. Je peux voir les nuances de vert et d’or dans ses prunelles, les minuscules feuilles de lierre qui semblent pousser à la racine de ses bois. Je me perds dans ce regard.
Et puis, ses lèvres se posent sur les miennes.
Ce n’est pas un baiser humain. C’est une transfusion de vie. Une énergie douce et puissante, verte et dorée, jaillit de lui et emplit tout mon être. Un gémissement m’échappe, un son que je ne me savais pas capable de produire, né d’un plaisir si profond qu’il touche à l’âme. Je sens la forêt autour de nous réagir : les fleurs à nos pieds s’ouvrent un peu plus, les feuilles des arbres frémissent en un doux murmure. Le sol lui-même semble vibrer d’une allégresse silencieuse.
Je m’accroche à ses épaules, mes doigts s’enfonçant dans sa peau ferme, sentant la vie qui palpite sous mes paumes. Le couteau que je tenais encore est tombé dans l’herbe, oublié. Je n’ai plus besoin d’armes. Je n’ai plus besoin de rien, sauf de ça. De lui.
Le baiser semble durer une éternité, une éternité de connexion pure, de magie partagée. Quand nos lèvres se séparent, je suis haletant, étourdi, transformé. Une lueur douce émane de ma propre peau, un écho de la bioluminescence qui danse maintenant sur les bras et la poitrine de Kael.
Il sourit, une expression de tendre possession.
— Vois-tu ? Ici, nous ne faisons qu’un. Toi, moi, la forêt.
Je hoche la tête, incapable de former des mots. Je le vois. Je le sens. Pour la première fois de ma vie, je me sens à ma place.
Soudain, son sourire s’efface. Il tourne la tête vers l’est, ses bois dressés comme s’il captait un son lointain. Ses yeux se font plus sombres.
— Les Dévoreurs. Ils sentent ta présence. Ta lumière neuve les attire. Ils rongent les frontières.
— Qu’est-ce que je dois faire ? demandé-je, ma voix tremblante non plus de peur, mais de détermination.
Il se tourne à nouveau vers moi, et son regard est sérieux.
— Reviens vers moi. Toujours. Chaque fois que le loup t’appelle, souviens-toi de ceci.
Il pose sa main sur ma poitrine, juste au-dessus de mon cœur. Une chaleur intense s’y diffuse, comme une braise bienfaisante.
— Ce lien est ton ancre. Il te protégera. Et ensemble…
Sa voix se fait plus ferme, ses doigts pressant légèrement.
— Ensemble, nous devons être plus forts que le feu du loup et l’ombre des Dévoreurs. Ta venue n’est pas un hasard, Léo. Tu es le chaînon manquant.
La gravité de ses mots s’abat sur moi, mais elle est tempérée par la sensation de sa main sur mon cœur et le goût de son baiser encore sur mes lèvres. Je ne suis plus Léo, le bibliothécaire solitaire. Je suis devenu quelque chose de plus. Je suis l’élu d’un esprit des bois, la convoitise d’un loup-garou, et l’espoir d’une forêt en péril.
Et alors que le soleil commence à décliner, je saisis que le vrai danger n’est peut-être pas de choisir entre Kael et Elias, mais de devoir les affronter tous les deux pour protéger ce nouveau monde auquel j’appartiens désormais.
LéoJe reviens à la maison au petit jour, un automate aux membres lourds. Mon corps n’est plus tout à fait le mien. Il porte l’empreinte de Kael, une marque bien plus profonde que la simple chaleur sur mon sternum. Chaque muscle, chaque nerf, chaque parcelle de ma peau semble imprégnée de son essence sylvestre. Je sens la sève couler dans mes veines à la place du sang, la patience des arbres remplacer mon agitation humaine. L’étreinte de la source sacrée m’a purifié, oui, mais elle m’a aussi… réassemblé. Reconstruit selon les termes de Kael.La maison est silencieuse, froide. Elle me semble étrangère, un décor fragile face à la réalité vivante et violente de la forêt. Je me tiors debout au milieu du salon, les pieds nus sur le plancher rugueux, et je respire. L’air est stagnant, mort. Il n’a pas l’odeur de la terre, de la mousse, de lui.Soudain, la porte d’entrée explose.Le bois se brise en une gerbe d’éclats. La serrure métallique cède avec un grincement atroce. Dans l’encadrement,
LéoLa nuit a été un cauchemar éveillé. Le goût de fer et de foudre laissé par le baison d'Elias imprègne encore ma bouche. La marque sur mon sternum, laissée par Kael, palpite douloureusement, comme une blessure. Je me sens souillé, déchiré. Le corps d'Elias contre le mien a éveillé une part de moi que je ne connaissais pas, une part sombre et réceptive à sa sauvagerie. Et cela me terrifie.Au petit matin, une nausée persistante me tenaille. Ce n'est pas la peur. C'est une sensation de corruption, comme si l'essence même d'Elias, brute et chaotique, essayait de ronger la lumière que Kael avait déposée en moi.Je ne peux pas rester ici. Je ne peux pas affronter à nouveau Elias, pas dans cet état. Il a raison sur une chose : je ne suis pas protégé. La marque de Kael est une promesse, pas un bouclier.Sans réfléchir, poussé par un instinct de survie primal, je sors de la maison et me précipite dans la forêt. Je ne marche pas, je cours. Les branches me fouettent le visage, les ronces acc
LéoLa marche de retour depuis la clairière de Kael est un voyage entre deux mondes. Mon corps est encore empreint de la chaleur du Silvanien, chaque cellule vibrante de l'énergie qu'il m'a transmise. Le goût de ses lèvres, mi-écorce mi-chair, est un philtre sur ma langue. Je porte sa marque, une braise de vie juste au-dessus de mon cœur, et ses mots résonnent en moi : « Tu es le chaînon manquant. »Mais la forêt, à mesure que je m'éloigne du sanctuaire, redevient hostile. L'ombre des sapins s'allonge, griffant le sol. L'air fraîchit, et avec le froid revient le souvenir des yeux dorés d'Elias. Les deux désirs se livrent une guerre en moi : la paix envoûtante de Kael, et l'appel sauvage, primitif du loup. Je les sens tous les deux sous ma peau, comme deux courants contraires.Je suis presque à la lisière, la maison en vue, quand la sensation me frappe. Une oppression dans la poitrine. Un silence anormal. Les crickets se sont tus. Le vent lui-même semble retenir son souffle.Il émerge
LéoLes jours suivants sont un brouillard de peur et de vigilance. Je vis les volets clos, sursautant au moindre craquement, au plus léger hurlement au loin. Le nom Elias tourne en boucle dans ma tête, une mélodie sombre et obsédante. Ses paroles me hantent. « Tu sens comme l’autre rive. » Qu’est-ce que cela veut dire ? Son regard doré, plein d’une faim qui n’était pas seulement pour la chaire, est gravé au fer rouge derrière mes paupières.Mais une autre image, tout aussi puissante, persiste : celle de l’être sylvestre, de ses bois d’ébène et de son regard de mousse tranquille. Ce rêve était plus réel que n’importe lequel de mes souvenirs. C’était un souvenir, lui aussi, mais d’un endroit où je n’avais jamais mis les pieds.La peur finit par céder la place à une curiosité brûlante, plus forte que tout. Je ne peux pas rester enfermé ici à pourrir, à attendre que le loup-garou décide de franchir la porte. Je dois comprendre. Je dois retrouver cette clairière.Armé d’un vieux couteau ro
LéoLe train grince et halète avant de s’immobiliser dans un dernier souffle de vapeur. La gare de Saint-Sylvain n’est qu’un quai de pierre morne, posé comme un après-pensée à la lisière d’une mer verte de sapins. Je descends, mon unique valise à la main, l’air frais du soir me saisissant à la gorge. Il sent la terre mouillée, la résine et quelque chose d’autre, de fauve, que je ne peux nommer.La maison de mon grand-oncle Alban est encore à deux kilomètres. Je commence à marcher sur le chemin de terre, les bras couverts de frissons. Le soleil se meurt derrière la crête des arbres, et les ombres s’allongent, devenant denses et hostiles.C’est alors que le premier hurlement déchire le silence.Un son à glacer le sang, primitif, qui semble vibrer dans mes os. Il est suivi par un chœur d’autres voix, plus lointaines. Une meute. Mon cœur se met à battre la chamade, un piétinement animal dans ma poitrine. Je presse le pas, mes yeux essayant de percer l’obscurité naissante entre les troncs.







