Le grain de sable devenu perle

« Mais c'est le fils d'un haut gradé ! Quelle occasion en or ! Si ta sœur n'était pas allée leur apporter ce repas ce jour-là, crois-tu vraiment que tu aurais pu décrocher ce mariage ?! »

« Et alors ? Son père est peut-être un chef, mais Cédric Blanc n'est qu'un simple soldat pour l'instant ! Moi, si je réussis l'examen d'entrée à l'université, j'aurai enfin un travail en ville. Ce jour-là, crois-tu que je n'aurai pas le choix entre les meilleurs maris ? »

Mes parents l'ont suppliée avec des mots pleins de douceur, mais ma sœur aînée, Aurore Lambert, restait de marbre.

Il y a bien des années, quand Cédric et sa mère sont arrivés dans notre ferme, ils étaient squelettiques, à moitié morts sous les coups et les humiliations.

Tout le monde les fuyait, sauf moi : en cachette, au beau milieu de la nuit, j'étais allée leur porter du pain sec et un manteau.

C'est grâce à cela, lorsque Cédric et sa mère sont rentrés en ville, la première chose qu'ils ont faite a été de demander ma main.

Mais, dans ma vie précédente, Aurore s'est attribué tout le mérite.

Comme il faisait nuit noire, la mère de Cédric n'avait pas vu mon visage ; elle avait seulement demandé de quelle famille je venais.

Et mes parents avaient juré que c'était Aurore qui avait apporté la nourriture — leur fille préférée.

J'ai vu de mes propres yeux Aurore devenir la belle-fille d'un chef militaire, et briller d'un prestige éclatant.

« Aller à l'université coûte de l'argent. La maison résonne de pauvreté, où veux-tu qu'on trouve de quoi payer tes études ?! »

Mon père, furieux, a abattu sa pipe sur la table ; la vieille table branlante a tremblé trois fois.

« Alors marions ma sœur à Cédric ! On demandera plus d'argent, et ça financera mes études à moi ! »

Aurore savait pertinemment qu'épouser Cédric signifiait partir avec l'armée dans un coin reculé, sans espoir de retour. Mais elle a quand même voulu me pousser dans le feu.

Elle s'est approchée de moi et m'a arraché le livre des mains d'un geste sec. Le bord rêche des pages m'a éraflé la paume.

« J'ai déjà parlé à ton professeur et j'ai annulé ton inscription. »

« Tes manuels et tes cahiers d'exercices sont à moi maintenant. Les études, ça ne te concerne plus. »

Alors ce n'était qu'une notification.

J'ai levé la tête, croisé son regard, et j'ai souri : « Très bien. »

Ma mère, voyant que Aurore avait pris sa décision, a poussé un long soupir : « Cette enfant ne sait pas apprécier sa chance… Un jour, tu le regretteras ! »

Puis elle s'est tournée vers moi : « Quelle aubaine pour toi, sale gamine ! Quand tu seras mariée chez les Blanc, pense à présenter des hommes à ta sœur. Cédric n'est qu'un petit soldat. Quand ta sœur aura réussi l'université, elle épousera forcément un commandant ! »

Mes parents étaient toujours comme ça : dès qu'il y avait une bonne chose, ils pensaient d'abord à ma sœur.

Et pour moi, il ne restait que deux mots : pas digne.

Parce qu'à ma naissance, ma mère avait souffert trois jours entiers et avait failli mourir en couches, mes parents m'ont traitée dès l'enfance de porte-malheur, de fléau.

Alors, chaque fois qu'Aurore me maltraitait, ils se persuadaient qu'elle lavait leur humiliation à eux.

Cette fois-ci, en me mariant, ils pouvaient en plus offrir à ma sœur l'argent de ses études.

Pour mes parents, ce n'était pas une mauvaise affaire. Ils se sont donc empressés de charger l'entremetteuse de répondre que l'argent devait être doublé et que le mariage serait conclu.

À ces mots, l'entremetteuse a hoché la tête tout en levant les yeux au ciel.

En partant, je l'ai entendue marmonner : « Pour un simple pain… quelle façon d'en rajouter et de jouer les grands seigneurs ! »