La journée avait pourtant commencé comme une autre.
Barbara avait enfilé son tailleur noir comme on enfile une carapace. Talons modérés - parce qu’elle n’avait plus l’énergie de souffrir pour l’esthétique. Elle était arrivée au cabinet avec douze minutes d’avance, un café dans une main et une volonté féroce de ne penser à rien. Erwane n’était plus qu’un souffle dans sa mémoire, disait-elle à Mélanie, mentait-elle à elle-même. Mais il y a des jours où le passé ne se contente pas de rester assis bien sagement dans le rétroviseur. Parfois, il vous double par la droite et vous fait un doigt d’honneur au feu rouge. Tout commence avec un dossier. Une affaire de succession compliquée, un client hautain, des documents à analyser. Barbara s’enfonce dans le travail comme on plonge sous l’eau pour ne plus entendre le bruit du monde. Elle lit, surligne, annote. Et puis elle tombe sur un nom. Erwane Leclerc Elle cligne des yeux. Le dossier est épais. Elle vérifie. Encore. C’est bien lui. Même nom, même signature, même gribouillis penché à droite qu’il laisse sur les notes post-it quand il pense à quelque chose d’important - ou quand il oublie de la prévenir qu’il va disparaître. Sauf que là, il n’est pas un fantôme romantique. Il est bénéficiaire secondaire d’un testament. Et pas n’importe lequel. Celui d’une certaine Claire Moreau, 58 ans, décédée deux mois plus tôt d’un cancer fulgurant. Célibataire. Sans enfants. Et selon les documents : très proche d’Erwane. Trop proche pour que ça passe inaperçu. Barbara sent son estomac se contracter. Elle farfouille dans le dossier, le cœur battant. Une photo est jointe. Claire, blonde, élégante. Erwane à ses côtés, souriant. Bras autour de ses épaules. Le genre de photo qu’on garde dans un cadre. Le genre de photo qu’on prend quand on n’a rien à cacher. Ou quand on pense qu’on ne sera jamais découvert. Barbara fixe l’image comme si elle allait parler. Puis elle lit le passage souligné dans le testament : “Je lègue à Erwane Leclerc, que j’ai aimé comme un fils - ou peut-être autrement - la maison de Belle-Île, les carnets, et le piano.” Autrement. Elle relit le mot. Encore et encore. C’est flou, mais ça dit ce que ça dit. Barbara repose le document, se lève, titube un peu. Mélanie lève les yeux de son ordi, voit sa tête. - T’as vu un fantôme ou t’as recouché avec lui ? - Les deux, peut-être. - Attends… c’est pas un dossier de la cliente décédée, là ? La pianiste ? - Si. Et devine qui est dans le testament ? Mélanie cligne des yeux. Devine. Puis murmure : - Tu plaisantes. - J’aimerais. Silence. Puis : - Tu penses qu’il couchait avec elle ? Barbara ne répond pas. Elle ne sait pas ce qu’elle pense. Elle sait juste que son cœur tape fort, trop fort, que son ventre se tord d’un mélange de colère, de dégoût, et d’un truc plus sournois : la jalousie. La jalousie pour une femme morte. Voilà où elle en est. - Peut-être c’était juste… affectif ? propose Mélanie. - Tu lègues une maison à quelqu’un “comme un fils” ? Avec des carnets secrets et un piano ? À 24 ans ? - Bon. Peut-être affectif avec bonus. Barbara serre les dents. Elle aurait pu comprendre qu’il ait eu une vie avant elle. Qu’il ait aimé. Qu’il ait été aimé. Mais ça, c’est autre chose. C’est une zone grise, floue, presque malsaine. Et surtout : c’est un mensonge. Un silence choisi. Elle repense à toutes les fois où il a dormi chez elle, où il s’est levé sans un mot, comme un homme sans attaches. Elle, qui pensait qu’il était paumé, instable. Alors qu’en réalité, il héritait de maisons et de secrets. Elle regarde l’adresse du notaire sur le dossier. Prend ses clés. - Tu vas où ? demande Mélanie. - Voir si les morts parlent plus que les vivants. L’étude notariale est discrète, chic, tapissée de bois foncé et de silence. Le notaire est un homme d’une cinquantaine d’années, affable, légèrement gêné par l’intrusion de Barbara. - Vous êtes avocate pour le cabinet R&P, je crois ? On collabore parfois, oui. Elle lui montre la page. Le passage. - Je ne suis pas censée poser ce genre de questions. Mais je dois savoir… La relation entre monsieur Leclerc et madame Moreau, c’était quoi, au juste ? Le notaire lève un sourcil, pèse ses mots. - C’est… délicat. Madame Moreau était une femme très indépendante, très secrète. Elle m’a seulement dit qu’Erwane l’avait “sauvée à un moment de sa vie”. Et qu’elle voulait que quelque chose de lui reste avec elle. Ou que quelque chose d’elle reste avec lui. J’ai supposé… une relation intergénérationnelle forte. - Pas sexuelle ? demande Barbara, trop directe. Le notaire toussote. - Je ne me permettrais pas de tirer de telles conclusions. Mais… leur complicité était indéniable. Et madame Moreau a modifié son testament pour y inclure monsieur Leclerc quelques semaines seulement avant sa mort. Barbara se lève. Elle a entendu assez. Trop. Elle rentre chez elle à pied. Lentement. Les images tournent en boucle. La photo. La phrase. Le piano. Et puis ce doute, viscéral, qui ne la quitte plus : qui est vraiment Erwane ? Quand elle pousse la porte de son appart, l’odeur de son café du matin est encore là. Et sur la table, un détail lui saute aux yeux : un carnet qu’elle ne se rappelle pas avoir posé là. Petit. Usé. Elle l’ouvre. L’écriture d’Erwane. “Pour quand je ne serai plus là. Pour quand tu voudras comprendre.” Barbara s’assoit, haletante. Elle tourne les pages. Des notes. Des souvenirs. Des phrases comme des éclats de vérité. “Claire m’a appris à jouer du piano quand j’avais 17 ans. J’étais paumé. Elle m’a donné une maison, un lit, une histoire. On n’a jamais couché ensemble. Mais j’ai aimé Claire plus que je n’ai jamais aimé ma mère.” “Elle savait pour Barbara. Elle me disait que j’étais lâche. Elle avait raison.” “Je veux être meilleur pour elle. Mais j’ai peur de ne pas savoir comment. J’ai peur qu’elle voie ce que je cache. Que je ne suis qu’un gosse adopté par des femmes fatiguées.” “Si tu lis ça, Barb, c’est que j’ai encore fui. Ou que j’ai merdé. Je suis désolé.” Ses mains tremblent. Elle continue à lire. Des dizaines de pages. De la douleur, des rêves brisés, des aveux. Un homme qu’elle ne connaissait pas. Ou qu’elle ne voulait pas voir. Quand elle referme le carnet, elle pleure. Pas de rage. Pas de colère. Juste un deuil. Celui d’une illusion. Le soir, elle écrit dans son propre carnet. En silence. “Chapitre clos, peut-être pas. Mais chapitre éclairé.” “Il m’a menti par omission. Il m’a aimée à moitié. Mais il m’a laissé un carnet, au lieu de rien.” “Je ne sais pas si ça excuse. Mais ça explique.” Elle pose le stylo. Regarde son reflet dans la fenêtre. La ville scintille. Un jour, elle le recroisera. Elle le sait. Mais ce jour-là, elle saura qui elle regarde. Pas un amant. Pas un mystère. Un survivant. Comme elle.La journée avait pourtant commencé comme une autre.Barbara avait enfilé son tailleur noir comme on enfile une carapace. Talons modérés - parce qu’elle n’avait plus l’énergie de souffrir pour l’esthétique. Elle était arrivée au cabinet avec douze minutes d’avance, un café dans une main et une volonté féroce de ne penser à rien.Erwane n’était plus qu’un souffle dans sa mémoire, disait-elle à Mélanie, mentait-elle à elle-même.Mais il y a des jours où le passé ne se contente pas de rester assis bien sagement dans le rétroviseur. Parfois, il vous double par la droite et vous fait un doigt d’honneur au feu rouge.Tout commence avec un dossier.Une affaire de succession compliquée, un client hautain, des documents à analyser. Barbara s’enfonce dans le travail comme on plonge sous l’eau pour ne plus entendre le bruit du monde. Elle lit, surligne, annote.Et puis elle tombe sur un nom.Erwane LeclercElle cligne des yeux.Le dossier est épais. Elle vérifie. Encore. C’est bien lui. Même nom,
Il est 7h03 quand elle ouvre les yeux.La lumière filtre à travers les rideaux à moitié tirés. L’air est tiède. Trop calme. Elle tend la main.Vide.Barbara reste figée quelques secondes. Le drap est encore froissé à côté d’elle, mais froid. Pas depuis longtemps. Juste assez pour qu’elle sache qu’il est parti sans un mot. Encore.Elle aurait dû s’en douter. C’est leur danse. Il revient, s’invite, promet rien, repart. Et elle, elle fait semblant de ne pas saigner. Elle joue à l’amnésique du cœur. Elle espérait quoi, au juste ? Un petit-déj à deux ? Des excuses ? Une phrase avec un futur ?Elle se redresse dans le lit, fixe le plafond. Une part d’elle veut se rendormir. L’autre veut tout brûler. Elle soupire, attrape le t-shirt trop grand posé sur la chaise — celui d’Erwane, probablement. Ça lui donne envie de le jeter par la fenêtre. Elle l’enfile quand même. Faiblesse ou rituel, elle ne sait plus.Dans la cuisine, une tasse de café l’attend. Encore chaude. Il l’a préparée.Elle hésite
Il est 23h12 quand elle entend taper à sa porte. Pas frapper. Taper. Comme quelqu’un qui ne sait pas s’il veut qu’on lui ouvre ou s’il veut juste qu’on entende qu’il est là. Barbara lève les yeux de son écran, hésite une demi-seconde, puis se lève sans bruit. Elle connaît ce rythme. Trois coups rapides, un silence, puis un dernier. Erwane. Elle ouvre sans rien dire. Il est là, adossé au mur, les mains dans les poches, l’air de celui qui s’est perdu en chemin mais qui refuse de demander son chemin. - T’as encore oublié ton ego ici, ou c’est juste mon lit qui te manque ? Il esquisse un sourire. Celui qui la fait toujours vaciller. Celui qu’elle déteste aimer. - Je passais dans le coin. - Le coin, c’est ton ex qui vit à trois rues, ou la supérette ouverte jusqu’à minuit ? Il hausse les épaules. Elle le déteste un peu plus pour être si beau dans sa chemise froissée et ses excuses invisibles. - Je peux entrer ? Elle devrait dire non. Claquer la porte. Se faire une tisane, lire u
Elle se lève, nue sous un teeshirt trop grand pour elle. Pas à elle. Erwane. Ou peut-être l’autre d’avant. Elle ne fait même plus attention. Ce qu’elle sait, c’est que la machine à café lui fait la gueule, que son loyer est en retard de deux semaines, et qu’elle a oublié qu’elle bossait aujourd’hui. “Merde. MERDE.” Elle se rue dans la salle de bain, glisse sur une culotte jetée par terre, manque de s’étaler, se rattrape au lavabo comme une héroïne de sitcom qui aurait trop baisé et pas assez dormi. Dans le miroir, elle se regarde, tire la langue, et dit tout haut : “Barbara Dolce, vingt-quatre ans, cœur en morceaux, chatte affamée, crédibilité au fond des chiottes. Bravo, ma grande.” Elle se lave à la va-vite, coiffe ses boucles rebelles en un chignon approximatif, enfile un pantalon noir froissé et une chemise blanche tachée de rouge à peine visible — du vin ? Du rouge à lèvres ? Peu importe. Son téléphone vibre. Un message de Mélanie, sa collègue du cabinet juridique : « Le c
⁃ Tu vas rire, mais j’ai encore couché avec Erwane . Ouais. Erwane. Le même Erwane que j’ai ghosté pendant deux mois, qui n’a pas su me choisir lorsque je l’ai posé un ultimatum ( moi ou l’autre fille ), qui m’a traitée de ‘dépendante affective’ - j’adore ce terme - et qui revient toujours quand sa meuf le délaisse. Bref. Je sais ce que tu vas dire. Je suis faible. J’ai besoin de thérapie. Et de lubrifiant de qualité. Je sais.” La voix de Barbara résonne dans le silence de sa chambre, capturée par le dictaphone de son téléphone. Elle s’est mise à enregistrer des mémos vocaux au lieu d’écrire un journal. C’est plus rapide, plus vrai, plus… elle. En face d’elle, son reflet dans le miroir la juge. Soutien-gorge noir jeté au sol, cheveux encore en bataille : elle ressemble à une mauvaise idée en pleine gueule de bois émotionnelle. “C’est pas que le sexe était mauvais, hein. C’est même ça, le problème. Erwane, c’est comme une chanson qu’on a trop écoutée : on connaît tous les refrains